Sociologie de la lecture

par Bérénice Waty

Claude Poissenot

Armand Colin, collection « Cursus », 2019, 190 p.
ISBN 978-2-200-62151-3 : 17,90 €

Lors de la sortie de Sociologie de la lecture par Chantal Horellou-Lafarge et Monique Segré, en 2004, Christophe Evans avait trouvé plus que les mots justes : « La sociologie de la lecture est assez mal représentée dans l’édition française, du moins sous la forme d’ouvrages généralistes […] il faut dire que nous n’avions pas grand-chose de synthétique et de panoramique sur le sujet à nous mettre sous la dent  1. » Je reprends tel quel ce constat, en 2019, pour la parution du dernier ouvrage de Claude Poissenot, qui aiguise dès lors curiosité et appétence.

Sociologue, spécialiste du monde des bibliothèques et de ses nombreux types de public, et plus généralement de la lecture, enseignant-chercheur à l’IUT de Nancy-Charlemagne, Cl. Poissenot présente la sociologie de la lecture, ses approches, ses définitions, ses évolutions dans le temps, tant de ses objets que de ses travaux, à l’aune notamment des transformations générées par le monde numérique et les réseaux sociaux. Il n’est jamais aisé de se lancer dans une définition de la sociologie de la lecture, tant les travaux (sur des genres, sur des profils de lecteurs, par exemple) sont nombreux, et tant la lecture est « le plus ingénument polymorphe des actes culturels […] [et où] lire est une sorte de “carrefour de séries opératoires”  2 ». Dès lors, l’entreprise de Cl. Poissenot prend tout son sens en cherchant à apporter des connaissances fines, chiffrées, évolutives dans le temps et contextualisées, en puisant dans les apports d’un ensemble de disciplines scientifiques et d’éléments fournis par des éditeurs, l’État (l’école ou le ministère de la Culture) tout en suivant un fil rouge mobilisateur : savoir si « la crise de la lecture » ou un « discours inquiet » sur elle (p. 12) relève d’une réalité ou d’une vision fantasmée collectivement en France  3.

L’ouvrage, en trois parties quasi égales, comporte néanmoins un long chapitre dédié à la question de savoir si la lecture serait une « pratique féminine » (27 pages sur les 190) : plus jeunes lectrices, initiées plus tôt que les garçons dans leur enfance, plus lectrices que les hommes à l’âge adulte, plus grand nombre de livres lus déclarés dans l’année que pour les hommes, plus grandes acheteuses, emprunteuses en bibliothèques que les hommes, plus grandes sociabilités lectorales que celles des hommes, le genre féminin semble incarner les plus grandes variations du profil du lecteur à l’ère contemporaine. Dans la première partie, intitulée « Qu’est-ce que la lecture ? », Claude Poissenot « pose la question de la définition de la lecture et de l’évolution du statut de cette pratique dans notre société » (p. 12). « Il n’est pas possible de figer une définition de la lecture pour toujours […] il convient de se donner une définition large et provisoire », via un « détour historique [qui serait] l’occasion d’une déconstruction de l’évidence de la lecture telle que nous la concevons de nos jours » (p. 15). Pratiques de la lecture donc, mais aussi statut de cette dernière et représentations dans un pays comme la France sont donc convoqués dans ce chapitre qui part de l’enquête de François Furet et Mona Ozouf de 1977 sur l’alphabétisation de la population française, pour évoquer ensuite Jean-Michel Guy et les représentations de la culture en 2016 (où 37 % des enquêtés associent instinctivement la culture au livre, à la lecture et à la littérature), avant de se refermer sur des travaux liés à l’audiovisuel et au numérique.

La première partie se lit comme un roman… Il faut dire que c’est au pas de charge que sont relatés la fin de l’alphabétisation en France et l’avènement des mangas et des cultures numériques – le format court de l’ouvrage et sa vocation à être un outil pédagogique expliquent ce parti pris. Cl. Poissenot dresse un panorama vivant des principaux temps forts de la France, de ses lecteurs et de leurs pratiques, avec quatre périodes qu’il identifie pour donner un tempo et une couleur politique en lien avec la promotion et la pratique de la lecture. Les prémices des lois Monory et Lang s’annoncent au loin avec l’apparition du Livre de Poche et un monde de l’édition qui souhaite économiquement faire fructifier des marchés segmentés, faisant du livre un objet de consommation, « un produit comme les autres », ce que la nation littéraire ne pouvait admettre. On voit le rôle de l’État, via l’École et la Culture, mais aussi de la religion catholique, des « gens de lettres » et des élites, ainsi que des éditeurs qui ne suivent pas les mêmes objectifs, qui exercent leur influence propre dans une définition de la lecture et du livre dans les représentations nationales.

On soulignera les 7 pages consacrées à l’apparition du phénomène de l’illettrisme (troisième période retenue) qui permettent d’appréhender pleinement ce qui s’est joué avec cette identification et catégorisation qui ont valeur de stigmates dès les années 1980. Il en ira de même par la suite quand on modifiera les seuils de livres déclarés lus par an par les enquêtés dans les travaux sur Les pratiques culturelles des Français : oubliée la catégorie de « très grands lecteurs » avec 50 livres et plus déclarés comme lus par an, refondue dans celle des « grands lecteurs » avec 25 livres et plus en 1997 ; par la suite, cette dernière verra son cheptel de livres déclarés passer de 25 à 20 livres et plus afin d’exister encore dans les statistiques, en 2008.

Tout paraissait réuni pour faire de la lecture le synonyme de « pratiques constitutives de la définition normative de l’individu » (p. 36). Le quatrième et dernier temps distingué par Cl. Poissenot est marqué par l’affirmation d’un « désir de “faire vivre” le livre et la lecture » face à une « impression d’une baisse de la lecture » (p. 37). Les enquêtes sur Les pratiques culturelles des Français, depuis 1973, ont permis d’identifier que chaque génération lit en moyenne cinq livres de moins que celle la précédant. La lecture de livres connaît une érosion, elle « a perdu son statut prééminent dans la fabrication et la culture des élites » (p. 41). « À force de faire de la lecture d’imprimés un enjeu de société, la pratique perd le soutien des lecteurs qui s’y investissent subjectivement moins. […]. Il devient de plus en plus difficile de construire un sens personnel à la lecture » (p. 45). Et Cl. Poissenot de porter l’estocade : « la promotion de la lecture produit involontairement une force aboutissant au résultat contraire » (p. 47). Le sociologue convoque deux écueils récurrents dans les travaux en sociologie de la lecture pour questionner, voire amoindrir, cette baisse.

D’une part, à la suite de chercheurs, Cl. Poissenot pose comme constat que l’on « assisterait peut-être moins à une baisse de la lecture de livres qu’à une baisse de la surestimation des pratiques » (p. 51), le livre et la lecture ayant perdu de leur statut de distinction et de représentation élitistes, le livre étant devenu un objet quotidien dans les usages et pratiques culturelles des Français.

D’autre part, la remise en cause de l’approche de Pierre Bourdieu déclinée exclusivement autour de l’origine sociale permettrait de changer de focale afin d’opter pour celle de la dimension générationnelle et des rapports entre les âges : ringardiser les pratiques culturelles des générations précédentes serait une manière de se distinguer et pour les jeunes, « sur la base de ce “nous” générationnel, [construire] leur “je” personnel » (p. 53). Une relation distendue avec le roman, d’autres manières d’accéder à la fiction via les écrans et l’image ou encore un rapport différencié à l’écriture avec le phénomène de fanfiction sont autant d’illustrations employées pour asseoir cette approche. C’est donc avec l’avènement d’internet, des réseaux sociaux et d’une culture transmédiatique brouillant tous les codes d’un ancien monde culturel que se conclut cette partie dans une vision de « lecture renouvelée » (p. 65).

La deuxième partie de l’ouvrage se veut résolument sociologique, à l’image de son titre, « La différenciation sociale des pratiques de lectures » et entend « identifier les variations de pratiques selon les appartenances sociales » (p. 67). « Traditionnellement » – selon les termes de l’auteur – les appartenances d’âge, de genre ou de catégories sociales ont été étudiées en sociologie de la lecture pour faire état des pratiques et des représentations qui allaient de pair. On retrouve donc les jeunes, les femmes, puis les milieux sociaux abordés à travers une vision chronologique dans les découvertes des travaux scientifiques, avec des chiffres d’enquêtes et plusieurs exemples empruntés à ces travaux, le tout cumulé permettant une compréhension facilitée. Dans le chapitre dédié aux jeunes, l’identification d’acteurs et de processus s’avère opératoire : éducation des parents, politique scolaire, effet d’âge et de génération, rôle des pairs et des sociabilités, construction de soi sont ici déterminants pour ce public spécifique. Pour le chapitre consacré aux femmes, neuf points structurent l’observation et le questionnement de leurs rapports et pratiques à la lecture. En creux, on a aussi accès à des données concernant les hommes. L’âge d’entrée dans la lecture (sur invitation / imitation familiale), comme le « contenu même des pratiques donne[nt] lieu à différenciation sociale » (p. 107). La connotation féminine de la lecture joue dans l’éloignement ou la prise de distance à son endroit de la part des lecteurs masculins, plus encore chez les « garçons de milieux populaires » (p. 108). L’investissement dans la lecture est le fruit d’une hiérarchisation sociale, et en retour il fabrique à son tour des inégalités sociales (cas des lecteurs populaires, enfants de cadres).

Dans la troisième et dernière partie, les expériences de lecture sont présentées « dans la manière dont elle fait sens non seulement pour le lecteur lui-même mais aussi pour ceux qui l’entourent comme pour la collectivité dans son ensemble » (p. 13). L’individu socialisé et dans son autonomie personnelle est analysé ici et l’on apprend que « par les livres, les lecteurs trouvent à cultiver leur singularité et c’est ce qui les rassemble » (p. 130). Éclatement, dispersion ou éparpillement des pratiques, des goûts, des discours sur la lecture (et la culture en général) seraient l’apanage actuel. L’offre éditoriale, le rôle du média écran et les effets du numérique jouent pleinement dans le développement de cet « omnivorisme » (p. 110) dans les pratiques. Les jeunes et les mangas, le phénomène des best-sellers et des héros de fiction, ou encore la lecture dans le couple, sont convoqués pour illustrer ces constats. Avec les usages sociaux de la lecture (lecture de divertissement, d’identification, didactique, de salut), détaillés et illustrés, et la question de la réception, Cl. Poissenot réinterprète le « braconnage » de Michel de Certeau en affirmant que « les lecteurs ne sont pas des éponges » (p. 147).

Quelques bémols pourraient être pointés, en dépit de la qualité des informations rassemblées dans ce manuel amélioré : tout d’abord, certaines notions pourraient être un peu plus explicitées (transmédia, omnivorisme) ou bien détaillées dès la première fois qu’il en est fait mention : ainsi, p. 43, « la prégnance de la sociologie de Pierre Bourdieu » est lapidairement indiquée et il faut attendre une centaine de pages plus loin pour comprendre en quoi elle consistait et comment elle a été remise en question (p. 146 à 148, p. 153). Ensuite, on regrettera l’absence du corps du lecteur ou des développements sur l’image et le portrait du lecteur, dans les arts ou la publicité par exemple : là aussi se construisent des rapports et des représentations de cette pratique, à titre individuel et collectif (portraits officiels des présidents de la République française, utilisation du livre dans la mise en scène du monde du luxe et de l’habillement – défilé Chanel en 2018 avec des bouquinistes, boutique Sonia Rykiel à Saint-Germain transformée en bibliothèque –, le « jeu des bandeaux » déclinés par des libraires ou bien l’écrivain posant entouré de livres). Enfin, l’ouvrage est destiné aux étudiants, mais pas sûr que des licences s’approprient ce panorama fouillé. On serait tentée, pour la forme, d’indiquer quelques oublis pour mieux les combler dans le cas d’une éventuelle réédition : sur l’illettrisme, la thèse de Catherine Frier  4, sur les prix littéraires (de professionnels et d’amateurs) ceux de Sylvie Ducas, sur la notion de « classique » le texte d’Alain Viala et la somme de Pierre Nora sur Les lieux de mémoire 5 et, côté littérature, Lire aux cabinets de Henry Miller ou Bettybook de Frédéric Ciriez6.

En valeur ajoutée, on soulignera avec intérêt que plusieurs incises, dans chacune des parties, reviennent sur la presse, tant les quotidiens que les revues, et évoquent les évolutions de pratiques des Français. On a trop tendance à se concentrer sur la lecture de livres (comme le soulignait Françoise Gaudet, alors à la tête du service Études et recherche de la BPI : « Pour le sens commun, lire c’est lire un livre et le lire de manière suivie – la lecture par excellence étant la lecture romanesque cultivée, et le lecteur, celui qui lit des romans de A à Z, par pur plaisir esthétique ») pour ne pas remercier l’auteur de cette attention récurrente.

Claude Poissenot offre un ouvrage vivant, avec des alternances de chiffres, d’exemples ou de bonnes synthèses de travaux, fondateurs comme très récents. Il parvient à questionner le discours de déploration ou de crise de la lecture en proposant des éclairages variés et nuancés et en évoquant « l’impensé social » national autour de la lecture. Il nous invite aussi à multiplier les regards pluridisciplinaires pour aborder la réalité complexe de la lecture, à l’image de sa bibliographie et de sa conclusion : « Plus que jamais la lecture apparaît comme une notion complexe parce qu’elle se décline de multiples façons, sur des supports de plus en plus variés et remplit des fonctions extrêmement différentes. Lui donner du sens demande une ouverture théorique » (p. 173).

  1. (retour)↑  Voir la recension de Christophe Evans de Sociologie de la lecture dans Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2004, n° 3, p. 122. Disponible en ligne : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2004-03-0122-005
  2. (retour)↑  Jean-Claude Passeron, « Le plus ingénument polymorphe des actes culturels : la lecture », dans Bibliothèques publiques et illettrisme, Paris, ministère de la Culture, Direction du Livre et de la Lecture, 1986, p. 18.
  3. (retour)↑  Il propose une synthèse de plusieurs critiques portées contre ce lieu commun franco-français et rejoint là l’ambition d’Anne-Marie Chartier, par exemple, à savoir : « Déterminer dans quelle mesure les discours sur la catastrophe menaçant la lecture en France, la déshérence de l’écrit abandonné pour d’autres médias, la montée de l’inculture ne sont pas des topos classiques régulièrement réactivés dans certaines conjonctures plutôt que l’expression de changements dûment constatés dans la réalité. » « Discours sur la lecture 1880-1990. Présentation », dans Gérard Mauger et Louis Pinto (sous la dir.), Lire les sciences sociales, Belin, 1994. p. 52.
  4. (retour)↑  Catherine Frier, Illettrisme et communication. Approche sémiotique des problèmes d’acculturation à l’écrit, sous la direction de Michel Dabène, Université Stendhal (Grenoble), 1989. En ligne : http://www.theses.fr/1989GRE39018
  5. (retour)↑  Dans Les lieux de mémoire, plusieurs contributions abordent la représentation sociale de la lecture et des lecteurs, dans une France « nation littéraire » selon l’expression de Priscilla Parkhurst Ferguson : on citera, par exemple, « le Panthéon », « les funérailles de Victor Hugo », « le Collège de France », « les classiques scolaires » ou « À la recherche du temps perdu de Marcel Proust ».