S’émanciper par la lecture

Genre, classe et usages sociaux des livres

par Timothée Mucchiutti

Viviane Albenga

Préface de Christine Détrez
Presses universitaires de Rennes, collection « Le sens social », 2018, 175 p.
ISBN 978-2-7535-5250-0 : 18 €

Viviane Albenga est maîtresse de conférences en sociologie dans la spécialité « Métiers du livre » à l’IUT Bordeaux Montaigne. Le livre est tiré de sa thèse de sociologie, soutenue en 2009 à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales) 1.

« À écouter des lectrices et des lecteurs faire le récit de leur expérience de la lecture », toutes et tous parleraient de celle-ci comme d’un acte émancipatoire. Dès lors, « s’émancipe-t-on par la lecture des limitations imposées par son appartenance sociale et sexuée ? » (p. 16).

Pour répondre à cette problématique, Viviane Albenga a mené l’enquête pendant près de deux ans et demi auprès de trois cercles de lecture de la métropole lyonnaise : le premier était une association dont les membres organisaient des lectures à voix haute ; le deuxième correspondait aux « rencontres de lecteurs » organisées par une bibliothèque municipale ; enfin, le troisième cercle de lecture était une réunion d’adeptes du bookcrossing 2. L’auteure a observé ces groupes lors de leurs réunions et a conduit des entretiens avec certains de leurs membres. Le livre se divise en trois parties.

La première s’intéresse aux déterminants sociaux et sexués de la lecture. Les discours émancipatoires des enquêté.e.s sont marqués par un double désir d’autonomie et de « réaffiliation » à l’égard de leurs origines sociales.

La lecture permettrait, selon les lectrices et les lecteurs interrogés, de concrétiser une nouvelle « affiliation » sociale, ou du moins, de rompre partiellement avec les identités assignées. Mais ce souci de « réaffiliation » participerait également à un souhait d’entre-soi culturel des enquêté.e.s.

Évoquer ses lectures devant un auditoire exige des compétences littéraires et linguistiques dont l’indispensable possession est minimisée par les enquêté.e.s. En effet, l’ensemble tend à considérer naturel l’acte de lecture. La famille, et plus particulièrement les hommes (pères, oncles, etc.), jouerait un rôle fondamental dans la transmission du goût pour la lecture. La place de l’enquêté.e dans la fratrie déterminerait l’investissement dans la lecture. Selon Viviane Albenga, le genre ne serait pas le principal élément explicatif de l’investissement dans la lecture.

La deuxième partie analyse l’importance de la classe sociale et du genre sur les pratiques de lecture. Les discours des enquêté.e.s mobilisent, en effet, les catégories du féminin et du masculin pour décrire, hiérarchiser et évaluer leurs pratiques de lecture. Selon le capital symbolique de la lectrice, le genre féminin peut être considéré comme un capital culturel négatif ou neutre. La posture féministe, quant à elle, peut s’avérer être un capital symbolique mobilisable pour affirmer publiquement des idées, à condition que l’auteure mobilisée soit une femme qui ne parle pas que de sujets féminins.

Enquêtées et enquêtés se distinguent par la façon dont elles ou ils s’approprient leurs lectures. L’identification à un personnage est un mode partagé par les lectrices et les lecteurs. Si les identifications admiratives envers des héros masculins, voire virils, sont davantage le fait des lecteurs, les identifications empathiques et cathartiques sont, quant à elles, davantage le fait des lectrices au travers de récits qui ont trait à la sexualité et aux relations amoureuses, entre autres. Ces derniers types d’identifications nous informeraient alors sur les limites que se fixent les enquêtées dans leur transgression des normes.

La troisième et dernière partie présente les effets des pratiques de lecture sur les « trajectoires de genre ». Une « trajectoire de genre » est un « parcours d’adhésion ou de distanciation à l’égard des normes de genre en vigueur de manière transversale dans la société étudiée, ou dans la classe sociale d’origine » (p. 109).

Ainsi, les enquêté.e.s proches de 30 ans sont confronté.e.s à des injonctions sociales, notamment à des injonctions de genre. La lecture permet alors de légitimer des transgressions partielles à l’égard des normes de féminité que sont la conjugalité et la maternité (par exemple, assumer un statut de femme célibataire temporaire tout en s’identifiant à des personnages ou des auteures qui remettent en cause cette norme). La lecture ne ferait finalement que peu dévier les trajectoires des enquêté.e.s au regard des injonctions de genre.

Dans le même ordre d’idées, les femmes des classes moyennes participeraient au renforcement des frontières symboliques entre les classes populaires et les classes moyennes. En effet, les participantes aux cercles de lecture tentent davantage que leurs homologues masculins de gagner leur vie par la lecture en professionnalisant leurs pratiques de prescription littéraire. Or, les activités professionnelles qu’elles exercent sont souvent destinées à un public de femmes de classes populaires ou migrantes. « Les femmes de la petite bourgeoisie […] sont les victimes privilégiées de la domination symbolique, mais aussi les instruments tout désignés pour en relayer les effets en direction des catégories dominées » (P. Bourdieu, cité p. 125).

Alors, « s’émancipe-t-on des limitations sociales et de genre par la lecture ? » En partie, répond Viviane Albenga. La lecture ouvrirait la voie à des tactiques visant à résister à des injonctions sociales et de genre, ces dernières restant cependant particulièrement prégnantes.

Dans le cadre de cette recension, je n’ai ni développé le cadre théorique dans lequel s’inscrit cet ouvrage, ni rapporté les expériences particulièrement intéressantes des enquêté.e.s recueillies par l’auteure. À ce titre, j’invite évidemment toute personne intéressée par la problématique de l’émancipation par la lecture à se saisir de cet ouvrage, mais également à consulter différents documents complémentaires disponibles en ligne 3.