Réinventer la bibliothèque hors les murs : accessibilité, droits culturels
Réinventer la bibliothèque hors les murs : accessibilité, droits culturels
Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2025
Collection « La Boîte à outils », no 56
ISBN 978-2-37546-190-7
Ce n’est pas un hasard si le premier ouvrage consacré aux droits culturels en bibliothèque examine la question du hors les murs. Depuis une dizaine d’années que ces droits ont intégré la loi française, les bibliothèques n’ont pas toujours mis en avant le fait qu’elles représentaient des lieux privilégiés pour la mise en pratique des droits culturels. Ce livre comble cet oubli en montrant comment la capacité des bibliothèques à élargir leurs horizons, que ce soit l’espace physique et numérique de leur déploiement ou l’éventail de leurs missions, les positionne en actrices de l’émancipation et de l’affirmation culturelle de leurs usager·es.
Ce livre s’appuie sur le constat que l’objectif d’un maillage territorial complet des bibliothèques est aujourd’hui à peu près atteint, mais qu’au-delà du slogan les désignant comme le premier équipement culturel de France, elles doivent offrir à tous les citoyens les moyens d’exprimer leur culture. Jean-Rémi François et Eleonora Le Bohec Lettieri, directeur·et directrice de l’ouvrage, interrogent donc les limites d’une approche par le seul maillage bâtimentaire du territoire en démontrant qu’au-delà d’une certaine proportion de la population, les publics n’augmentent pas dans les bibliothèques.
Écartant les querelles sémantiques sur les noms à attribuer à ces publics éloignés, qu’on a parfois qualifiés de publics empêchés ou de non-publics, ce livre suggère de renverser la perspective et de considérer que « ce ne sont pas les publics qui sont éloignés mais les services ». Ainsi, les auteur·ices de ce livre étudient toutes les manières de placer les services des bibliothèques entre les mains des citoyen·nes, de les impliquer dans la définition de ces services pour mieux les rendre accessibles et utiles à tous·tes.
Toutefois, il ne s’agit pas ici de reconstruire entièrement l’offre des bibliothèques mais plutôt de réactualiser la tradition de la bibliothèque itinérante et apte à tisser des liens. Dans la continuité des bibliobus et du partenariat historique avec l’éducation nationale, les bibliothèques contemporaines peuvent investir leurs territoires en occupant tous leurs espaces et en collaborant avec des structures publiques et associatives qui favorisent des croisements de publics fructueux et des interactions plus libres et variées avec les usager·es.
Le bibliobus reste ainsi une forme incontournable d’activité hors les murs des bibliothèques. Au-delà des bibliothèques départementales, ce sont aujourd’hui des bibliothèques municipales qui emploient cet outil. À Tremblay-en-France comme à Nancy, le bibliobus permet de parcourir la ville au gré des partenariats associatifs. L’installation de mobilier en extérieur encourage les lecteur·ices à s’installer et à venir dialoguer avec les bibliothécaires, comme lors de l’expérience du PARK(ing) DAY racontée par Charlotte Henard pour la médiathèque José-Cabanis, à Toulouse. En outre, rencontrer les personnes, étendre la bibliothèque hors de ses murs constitue une réponse à la baisse de fréquentation provoquée par les confinements, comme le propose la Bibliothèque métropolitaine de Séoul, qui se déploie en plein air sur de grandes places de la capitale pour attirer de nouveaux·elles usager·es. Une autre approche consiste à proposer des activités lors d’évènements festifs, comme l’ont réalisé les bibliothécaires de Cœur d’Essonne Agglomération avec leur Fablab mobile.
Les partenariats occupent ainsi le cœur de l’action des bibliothèques et leur donnent les moyens de former des réseaux au sein desquels des acteur·ices et des pratiques culturelles très variées peuvent s’épanouir. Trois chapitres abordent la présence des bibliothèques dans les établissements pénitentiaires, les hôpitaux, les centres d’hébergement d’urgence pour migrant·es et des structures liées à la petite enfance. Ces exemples, très différents, illustrent néanmoins la capacité des bibliothèques à aller au-devant de tous les publics, et à élaborer avec eux et pour eux une offre documentaire adaptée à leurs besoins et leurs désirs.
Cette capacité à agir avec de multiples acteurs nous autorise aussi à observer et à nous inspirer de ce que font d’autres professions qui partagent avec nous le contact avec le public. Ainsi, parmi les chapitres de ce livre figurent des réflexions émises par des artistes dont le travail avec le public s’apparente à de la recherche-action.
Tout d’abord, un article de l’écrivain Bernard Friot décrit son travail autour d’ateliers de lecture avec des enfants et des adolescents lors desquels il les amène à s’exprimer sur leur rapport à la culture pour mieux le conscientiser et le légitimer, hors des canons culturels dominants. Ensuite, dans une démarche de création artistique contemporaine, divers exemples, présentés dans l’article d’Anne Giffon-Selle, montrent la création artistique au sein d’un territoire, avec ses habitant·es, pour produire un discours sur ce territoire, qu’il prenne la forme d’un film, d’une œuvre plastique ou de dispositifs éphémères.
Stimuler chez les citoyen·nes les capacités d’expression et de création s’impose ainsi comme une des nouvelles missions des bibliothèques, qui bénéficient de nombreux outils pour promouvoir une culture du « Do it yourself », ce que le numérique peut aussi soutenir. Eleonora Le Bohec Lettieri a mené un entretien avec Corentin Fourmond et Julien Domenech, qui présentent les Fablabs itinérants de Cœur d’Essonne Agglomération. Ils soulignent la nécessité d’adopter « une posture professionnelle d’accompagnement », et de réduire le nombre de personnels présents pour laisser le plus d’autonomie possible aux usagers du Fablab. Guider les publics dans l’acquisition de nouvelles capacités s’inscrit pleinement dans cette dynamique des droits culturels.
C’est la même logique qui préside à la conception de dispositifs permettant aux personnes en situation de handicap d’exprimer leurs besoins avant de chercher à y répondre sans les connaître. L’exemple de la bibliothèque universitaire d’Angers est celui d’une bibliothèque qui associe les publics concernés à la construction de son service et favorise l’émergence des voix de personnes souvent invisibilisées. De plus, étendre l’action des bibliothèques hors de leurs murs apporte une réponse à la perte de mobilité de publics âgés, comme dans le village de Lumes, dans les Ardennes, où la bibliothécaire Nathalie Moglia assure un service de portage à domicile, créant ainsi un lien social entre la bibliothécaire et ses usager·es.
En conclusion, les bibliothécaires se révèlent, à travers ce livre, comme des médiateur·rices hors pair. Les bibliothécaires possèdent au cœur de leurs compétences cette capacité à établir du lien et à faire s’entrecroiser les personnes et les pratiques culturelles les plus variées. C’est ce qui permet à Charlotte Henard de dire que le « full-contact » est le « sport de combat [des] bibliothécaire[s] », capables et habitué·es à « échanger avec tous les types de publics ».