Qu’est-ce qu’un auteur mondial ? Le champ littéraire transnational
Qu’est-ce qu’un auteur mondial ? Le champ littéraire transnational
Paris, EHESS ; Gallimard ; Seuil, 2024
Collection « Hautes études »
ISBN 978-2-02-156855-4
Comment se crée et se façonne le statut d’auteur mondialement reconnu, reconnaissance attestée par des traductions dans de nombreuses langues et des prix internationaux, comme le prix Nobel ? L’ouvrage de Gisèle Sapiro vise à élucider les conditions sociologiques et les dynamiques historiques de cette consécration. Son originalité est de se centrer sur les agents de l’intermédiation transculturelle, traducteurs ou agents littéraires, moins étudiés dans le champ transnational. Le livre défend une thèse : contrairement à une vision idéale de la « littérature mondiale », déjà mise à mal par Pascale Casanova dans La République mondiale des Lettres (Point, 1999), le champ littéraire transnational est traversé d’inégalités : les auteurs n’ont pas un accès égal à la consécration littéraire internationale pour des raisons sociales, politiques ou économiques qui ne tiennent pas à leur qualité littéraire, mais à divers facteurs comme leur nationalité ou plus encore à celle de leur éditeur (les auteurs sud-américains ou sénégalais ayant intérêt à être publiés en Espagne ou en France) ou en fonction du capital symbolique et social des intermédiaires culturels (éditeurs, agences, etc.) qui les promeuvent (chapitre 2, qui aurait été mieux placé en début ou fin d’ouvrage).
L’ouvrage, construit en quatre parties et dix chapitres, suit globalement une progression historique, de l’internationalisation des littératures nationales aux effets de la globalisation dans le champ littéraire. Il part de l’émergence de l’autorat à partir du XVIIIe siècle avec la mise en place des droits d’auteur ou une structuration internationale croissante des métiers d’auteur, de traducteur ou d’éditeur (chapitre 1, partie 1). C’est au XIXe siècle que se sont constituées les littératures nationales, la traduction y ayant joué un rôle longtemps minoré, et, au tournant du XXe siècle, que se sont structurés les échanges littéraires internationaux, à l’époque des expositions universelles ou de l’instauration du prix Nobel. Plusieurs formes d’internationalisme se développent après la Première Guerre mondiale : celui pacifiste promu par la Société des nations (SDN) et représenté par le Penclub, mais aussi des internationalismes communistes ou fascistes, matérialisés dans de nouvelles revues littéraires. Avec une intensification des traductions, se forme un canon transnational des littératures modernes concurrençant les canons nationaux (chapitre 3, partie 2).
C’est la période de prédominance relative de la France dans le pouvoir de consécration littéraire mondial : les jurés du Nobel suivent alors les choix de l’Académie française ou des prix littéraires français. Mais la particularité de cette hégémonie française est son ouverture internationale : les grandes maisons d’édition rivalisent dans la création de prestigieuses collections de littérature étrangères et ont joué un rôle déterminant dans la reconnaissance française, mais aussi internationale, de la littérature américaine dans l’entre-deux-guerres. À partir des archives de Gallimard, on découvre les coulisses de sa politique d’auteur et le travail des médiateurs (traducteurs ou préfaciers) pour importer l’œuvre de Faulkner en France, contribuant ainsi à sa reconnaissance couronnée par le prix Nobel en 1949 (chapitre 4, partie 2). Ce pouvoir de consécration transculturel se poursuit après-guerre « inventant » Borges, révélant des écrivains israéliens ou offrant une notoriété nationale et internationale à des auteurs discrédités dans leur pays comme Miller ou les dissidents soviétiques (chapitre 5, partie 3).
Gallimard contribue ainsi au mouvement de transnationalisation de l’après 1945, à savoir d’échanges entre acteurs économiques et culturels (maisons d’édition, société d’auteurs) qui concurrencent le pouvoir des États (partie 3). Même le programme de l’Unesco pour constituer un canon universel et moins élitiste, en soutenant des traductions d’« Œuvres représentatives » des cultures nationales, s’est appuyé sur la création d’organisations non gouvernementales, sur des maisons d’édition ou sur un réseau de traducteurs de plus en plus professionnalisés. À l’heure où les institutions internationales sont l’objet de nombreuses attaques, cet ouvrage rappelle utilement le succès de ce programme de l’Unesco qui s’est traduit par des politiques publiques de ses États membres (création des ministères de la Culture ou de cinémathèques) et dans les bibliothèques familiales qui ont largement incorporé le « Club français du livre ». Ce succès se manifeste aussi par l’attribution du prix Nobel à plusieurs des auteurs ainsi traduits (chapitre 6).
Les chapitres 7 (partie 3) et 8 (partie 4) s’attachent à analyser les principes de choix des jurés Nobel, qui tentent de garder une autonomie de la littérature dans les tensions politiques, notamment celles de la guerre froide. Sont mis en évidence les biais cognitifs de ces jurés et de leurs réseaux de correspondants, androcentriques et européocentrés, qui contribuent à entretenir des inégalités d’accès à la consécration mondiale, inégalités culturelles, même dans la reconnaissance des littératures sud-américaines, asiatiques, arabes ou post-coloniales, inégalités de genre également avec une très timide féminisation.
Cette dynamique transnationale se transforme avec la globalisation de la fin des années 1970 marquée par la libéralisation des échanges, une délocalisation d’une partie du travail éditorial, des concentrations dans l’édition. La dénationalisation et la baisse du pouvoir étatique de contrôle sont contrebalancées par l’imposition des contraintes du marché (partie 4). La domination anglo-américaine, qui est celle de la littérature anglophone, permet l’émergence des minorités précédemment invisibilisées. Cette évolution se manifeste notamment dans les choix du prix Nobel, plus inclusifs, mais plus influencés par les éditeurs et intermédiaires états-uniens (chapitre 8). Dans ce contexte, les festivals internationaux de littérature deviennent de nouvelles instances de consécration, permettant une diversité relative du champ littéraire avec des festivals alternatifs (chapitre 9). C’est ce rôle des indépendants (petites maisons d’édition ou librairies), qui permet d’apporter une réponse nuancée à la question du déclin international de la littérature française, proclamé par les éditeurs américains. Au total, si l’hégémonie de la France était marquée par une volonté d’universalisation et de traduction des littératures étrangères, l’hégémonie anglo-américaine promeut une diversité culturelle et genrée, mais au détriment de la traduction, nourrissant le repli des États-Unis sur les productions anglophones (chapitre 10).
Cette vaste fresque de l’autorat mondial représente l’aboutissement de vingt ans de recherche et s’appuie sur une masse impressionnante de connaissances empiriques, produites par diverses méthodes : analyse quantitative et établissement de base de données, étude des archives, notamment de Gallimard ou du comité Nobel, entretiens avec des éditeurs et traducteurs, observations ethnographiques dans des festivals, etc. Ce solide ancrage empirique n’apporte guère de révélation sur les évolutions globales et conforte ce que l’on pouvait déjà savoir ou pressentir sur la prépondérance de Gallimard, sur le transfert du pouvoir de consécration littéraire de la France et de l’Europe aux États-Unis ou sur les effets de la globalisation. C’est plutôt dans la précision, la nuance et la mise au jour d’une micro-histoire des maisons d’édition, des intermédiaires et d’une division croissante de leur travail que se trouve l’intérêt du livre.
L’ouvrage manifeste également des qualités pédagogiques très appréciables avec une introduction présentant l’état de la recherche et la problématique d’ensemble. Ce souci pédagogique se traduit par des résumés réguliers et synthétiques en début des parties et en fin des chapitres, des définitions des concepts déployés (internationalisme, transnationalisme, globalisation, etc.) qui structurent les chapitres et l’analyse de ces différentes modes de dépassement du national. Ce souci de précision et de définition se retrouve dans la présentation des différentes théories philosophiques et juridiques de la propriété intellectuelle (chapitre 1).
Précisons toutefois que le livre, riche en noms et références, n’est guère accessible à qui ne connaît pas déjà les membres du comité éditorial de Gallimard ou les agents états-uniens, les portraits d’intermédiaires comme Caillois, Parain et Étiemble étant rares et un peu tardifs. Il est parfois aussi difficile d’en percevoir la portée sociologique : si Caillois et Étiemble avaient été parisiens plutôt que provinciaux d’origine, cela aurait-il affecté l’analyse ?
On regrettera également le manque d’originalité et d’innovation théorique de l’ouvrage qui pâtit d’une trop grande dépendance envers la sociologie de Bourdieu. La distinction entre pôle de production restreinte et pôle de grande production est-elle si déterminante qu’elle doive être si souvent mobilisée ? On peut ainsi s’interroger sur la transposition de la sociologie bourdieusienne des inégalités au champ littéraire transnational. Ces inégalités ne sont guère une révélation et il n’avait échappé à personne qu’il est plus facile d’être traduit et reconnu lorsque l’auteur et l’éditeur sont français ou américains plutôt qu’ouzbèques. L’on voit mal d’ailleurs quel est l’idéal d’égalité littéraire que cette démonstration viendrait mettre à mal, à moins de s’adresser principalement aux jurés du prix Nobel que l’auteure vise manifestement à déciller sur leurs biais de jugement (p. 356). Cet idéal d’égalité n’est d’ailleurs guère défini dans l’ouvrage qui reste flou sur le modèle de cosmopolitisme ou de République des Lettres visé et sur leur influence réelle. S’il existe des principes contraignants d’égalité dans la Constitution française ou le Code de l’éducation, la République des Lettres reste seulement un idéal, sans principe d’égalité reconnu dans une constitution, ni lois et ou codes contraignants en vigueur.