Publier la bande dessinée
Les éditeurs franco-belges et l’album, 1950-1990
Sylvain Lesage
ISBN 979-10-91281-90-4 : 29 €
La thèse de Sylvain Lesage consacrée au développement de l’album de bande dessinée avait suscitée beaucoup d’intérêt parmi les curieux d’histoire du médium, le plus souvent abordé par le spectre des œuvres. Voici que l’on s’intéresse au support et, par ce biais, à tout un pan d’histoire culturelle de l’édition, mais aussi de la presse et du commerce. Ce volume n’est pas directement une publication de la thèse, mais plutôt un focus sur une partie importante du travail réalisé, centrée sur la question des rapports des éditeurs à l’album de bande dessinée 1.
Si les choses sont un peu différentes depuis le fort développement de la bande dessinée alternative, du « roman graphique 2 » et du manga, la bande dessinée a souvent résonné comme un synonyme de l’album de 48 pages, cartonné et en couleur. Ce format normé, dit de « BD franco-belge », semble quasiment avoir toujours été et être universellement connu. Dans les faits, c’est plutôt une exception mondiale, et son développement est loin d’avoir été linéaire, il eut d’ailleurs d’autres formats de paginations, un peu plus épais, des formats brochés, etc. C’est toute cette histoire que retrace Sylvain Lesage à travers l’histoire croisée de nombreux éditeurs.
Si le millésime de titre fait débuter l’étude en 1950, l’ouvrage commence en réalité avec l’histoire des différents éditeurs présents à l’époque, remontant pour certains, c’est le cas de Casterman, à la fin du XVIIIe siècle. Cette plongée dans les essors industriels d’éditeurs, souvent imprimeurs, permet de comprendre tout un développement industriel et comment certains ont réussi le passage de la presse à l’album, ou à faire fructifier leur catalogue né d’un hasard, ou, au contraire, comment certains sont totalement passés à côté. L’exemple le plus marquant est celui de Hachette, la « pieuvre verte » à la force de frappe monumentale, qui ne saura jamais vraiment prendre sa place. Cela est d’autant plus marquant que l’éditeur contractualisera avec Disney puis Vaillant, deux entités qui possèdent un catalogue riche et des tirages en presse parmi les plus élevés de la place, sans que cela aboutisse sur un réel succès, faute de stratégie réellement pensée.
Après un long, mais nécessaire, portrait liminaire de la situation éditoriale après-guerre, S. Lesage livre un ouvrage savant, très dense, mais habilement construit. L’alternance de récits de vie de structures avec des analyses statistiques précises joue habilement de l’alliance entre anecdotes peu connues et découvertes historiques réelles. L’accès privilégié de l’auteur à plusieurs fonds d’archives, dont il a su exploiter amplement les données, offre un panorama inédit et très complet des jeux éditoriaux et des tensions entre différents projets commerciaux, artistiques ou idéologiques. À ce titre, la presse catholique, souvent oubliée, est ici bien étudiée.
Le regret principal est lié à un aléa bien indépendant de l’auteur, et connu de tous les historiens, celui de l’accès aux archives ou, à défaut, à de nombreuses ressources documentaires. On voit bien la richesse de l’analyse sur les fonds Casterman, Gallimard-Futuropolis, Fleurus ou Le Lombard, au contraire un éditeur majeur comme Vaillant ou une multitude de structures plus ou moins connues, mais produisant des albums tout en n’ayant rien conservé de leurs activités (parfois ce ne sont que des noms dans des catalogues), ne peuvent être étudiés en profondeur. Le même regret se porte sur la production, certes marginale, mais dont l’évocation rend curieux, des éditeurs suisses francophones. Notons cependant que grâce aux archives de certains éditeurs, nous avons accès à des données liées à d’autres, notamment grâce à des courriers divers portant sur les rachats ou projets de rachats/ventes, qui s’avèrent particulièrement porteurs d’informations, forcément chiffrées.
Par ailleurs, la part de mystère, voire de mythe, a aussi son intérêt puisqu’au-delà de la pure histoire d’un support technique, S. Lesage s’intéresse à ce que ce format raconte. Il s’appuie d’ailleurs énormément sur les publicités et catalogues promotionnels pour mettre en lumière la naissance de l’album et le processus de légitimation majeur qu’il implique dès sa création. Avant d’être une norme, c’est un écrin pour les héros les plus populaires, un cadeau inscrit sur l’almanach, une réalité toujours présente quand on regarde les ventes de bande dessinée aujourd’hui.
Si la construction est chronologique, elle est aussi thématique, ponctuée par des chapitres titrés de manière amusante en reprenant les titres de divers albums des catalogues étudiés. Ainsi, après avoir exploré le développement des très grands éditeurs, et décelé un axe en réalité plus « belgo-français » que « franco-belge », l’album permet d’explorer également la naissance d’une bédéphilie, la création de structure par des auteurs, des libraires fans, une redécouverte des patrimoines oubliés des grandes maisons – point initial de nombreuses autres maisons, de Futuropolis à Magic-Strip en passant par Glénat, éditeur curieusement assez peu étudié dans le livre 3.
L’affirmation d’un catalogue par l’album est aussi l’occasion d’illustrer sa prise de pouvoir sur la presse. Cette évolution de la presse vers le livre s’affirme tout au long de la période, mais bascule radicalement dans les années 1980, permettant une clôture logique de l’étude à l’orée des années 1990. Ce récit, c’est aussi celui d’une lutte économique radicale, sur un secteur pourtant relativement mineur de l’édition, mais qui a ses best-sellers, son impact, et peut conférer sa parcelle de pouvoir. À cet égard, la manière dont des éditeurs familiaux, ou des petites structures de passionnées, sont violemment stoppés et rachetés, parfois par un même groupe, était à écrire. On est ici loin des naïvetés dont on pare souvent la bande dessinée qui, si elle est une « grande famille », ne l’est sans doute que par la concentration de plus en plus massive de ses éditeurs. Les derniers chapitres de l’ouvrage décrivent la montée en puissance du groupe Média-Participation, qui réussit à faire tomber Dargaud et Le Lombard, paradoxalement adversaires et associés historiques, dans la même maison. Cette valse des rachats, qui ancre assurément l’étude dans celle de l’histoire industrielle autant que culturelle, résonne d’autant plus fortement que la concentration ne s’est pas arrêtée, le groupe sus-cité ayant avalé Dupuis en 2004, créant un véritable oligopole de l’album.