Post-Digital Print

La mutation de l’édition depuis 1894

par Benjamin Caraco

Alessandro Ludovico

Postface de Florian Cramer
Éditions B42, 2016, 208 p.
ISBN 978-2-917855-75-1 : 24 €

À l’aube de la décennie 2010 a fleuri toute une série d’essais sur les effets du numérique sur les pratiques de lecture, dans le prolongement du débat autour de la mort annoncée du livre imprimé. Citons entre autres L’emprise numérique de Cédric Biagini (L’Échappée, 2012) et Contre le colonialisme numérique de Roberto Casati (Albin Michel, 2013) qui adoptaient des points de vue assez tranchés sur la question  1.

Post-Digital Print d’Alessandro Ludovico a lui aussi été publié en 2012, mais en anglais, et n’a été traduit en français qu’en 2016. Ludovico se distingue d’abord par son profil : professeur associé à la Winchester School of Art de l’université de Southampton, il est également artiste et rédacteur en chef de la revue Neural depuis 1993. Il a été impliqué dans plusieurs projets artistiques autour du numérique (« The Hacking Monopolism Trilogy »). Son livre est issu d’un projet de recherche porté par la Hogeschool de Rotterdam, intitulé « Communiquer dans une ère numérique ». Post-Digital Print a eu une première vie en tant que livre imprimé « classique », puis comme livre imprimé à la demande et enfin comme e-book distribué par des réseaux d’édition underground et pirates. Les modalités plurielles de la circulation de ce livre illustrent ainsi sa thèse centrale : celle d’une cohabitation entre imprimé et numérique qui se prolonge au-delà de la disparition du premier au profit du second. Plus largement, Ludovico s’efforce de retracer comment la forme imprimée a été historiquement travaillée et reconfigurée par les multiples innovations technologiques qu’elle a déjà connues, et auxquelles elle a survécu en s’adaptant.

Les premiers chapitres du livre auraient pu s’appeler « Comment ceci n’a pas tué cela », puisqu’il revient sur une disparition qui n’a pas eu (encore) lieu et cela en dépit de prédictions désormais séculaires. Parmi les coupables pressentis, Ludovico convoque le télégraphe, l’enregistrement audio, le microfilm, la radio, l’ordinateur, sans oublier de mentionner quelques inventions qui n’auront pas la même fortune et que le papier enterrera bien vite. Cela ne veut pas dire pour autant que le progrès technologique n’a aucune incidence sur le monde de l’imprimé, bien au contraire. À ce titre, il considère l’hypertexte comme porteur de grandes potentialités, bien qu’il n’ait pas complètement déstabilisé le livre imprimé. À l’heure du numérique, les défauts de ce dernier se transforment bien souvent en qualités. Par exemple, la rigidité de son contenu constitue temporairement un moment de stabilisation de l’information par rapport à la reconfiguration rapide et continue de cette dernière en ligne. Dans un univers saturé d’écrans et hyperconnecté, le livre permet de reposer la vue, de se mettre à l’écart des flux de communication, alors que sa « tactilité » constitue « une expérience agréable et vibrante ». Par ailleurs, l’histoire de l’édition « alternative » atteste de la richesse des formes et des usages permis par l’imprimé, du fanzine au samizdat, et il n’est pas exclu qu’à l’heure de la surveillance de l’internet le papier retrouve un nouvel intérêt en tant que véhicule d’un contenu contestataire.

Il est pour autant difficile de nier le réel impact du numérique sur certains secteurs traditionnellement associés à l’imprimé, la presse en premier lieu. Ludovico propose d’ailleurs une carte du monde prédisant la date d’extinction des journaux imprimés par pays (2029 pour la France). Il évoque un « processus d’atomisation » de leurs contenus, du numéro à l’article, mais également d’automatisation de leur production. Des robots sont aujourd’hui capables d’écrire un compte rendu de rencontre sportive. L’impression à la demande et l’arrivée de l’Espresso Book Machine ouvrent néanmoins de nouvelles possibilités. Comme l’écrit Ludovico : « Ces dernières décennies, l’impression et le numérique sont passés du flirt à la relation suivie puis aux fiançailles. Les voilà aujourd’hui presque mariés – et c’est alors que les vrais problèmes commencent. » En effet, le remplaçant du livre imprimé doit encore être inventé, malgré les progrès enregistrés par les dispositifs de lecture sur écran – des premières liseuses jusqu’au Kindle d’Amazon et à l’iPad d’Apple – et la numérisation de masse et tous azimuts de contenus, mouvement dont les bibliothèques sont parties prenantes et qui ne va pas sans questionner la pérennité d’un archivage numérique. Le gain de place permis par l’e-book semble être à terme le meilleur argument en sa faveur, ce qui n’exclut pas que le livre s’impose comme le « vinyle » de l’écrit.

Revenant dans le dernier chapitre sur plusieurs initiatives collectives de publication (Mag.net, Documenta 12 Magazines), auquel il a lui-même participé, Ludovico souligne le rôle que peuvent jouer les réseaux dans le domaine de l’édition, sous-entendu « alternative ». Il conclut, plus généralement, qu’il « n’y a pas de voie à sens unique qui conduirait de l’analogique au numérique ; il faudrait plutôt parler de transitions qui s’effectuent de l’un à l’autre, dans les deux sens. Le numérique est le paradigme du contenu et de la quantité d’information ; l’analogique celui de la fonctionnalité et de l’interfaçage ». Contrairement à la vidéo ou la musique, où VHS, DVD, casquettes et autres CD ne sont que des « simple[s] vecteur[s] », puisque le contenu en lui-même finit toujours par être affiché sur un écran ou diffusé par une enceinte, l’impression « est un cas très différent, puisque le medium – la page imprimée – est plus qu’un simple vecteur de matériel destiné à être montré sur un système d’affichage distinct ; c’est aussi le système d’affichage lui-même. Le changer modifie par conséquent l’expérience qu’en fait le public, avec toutes les habitudes (physiques), rituels et usages culturels qui sont en jeu ». Et cette expérience est le fruit d’un enrichissement pluriséculaire ayant abouti à une « sophistication » qui n’aurait pas encore été atteinte par l’édition électronique. Avant de pouvoir franchir ces obstacles, l’édition numérique devra devenir plus ouverte – en termes de formats notamment – pour permettre une mise en réseau et des échanges équivalents à l’imprimé. Encore une fois, il n’est pas certain qu’une telle évolution du numérique abolisse la pertinence de l’imprimé.

Alessandro Ludovico livre une démonstration vivante – aidée en cela par un heureux sens de la formule – et nuancée – se démarquant d’oppositions parfois tranchées entre néo-luddites et technophiles au sujet de l’avenir de l’imprimé. Au contraire, il envisage l’acculturation de ce dernier au numérique et leur complémentarité. À l’aide d’analogies stimulantes, mais qui frisent parfois l’anachronisme (comme le concept d’« underground » appliqué à l’auteur anglais du XVIIIe siècle Thomas Paine), il rappelle l’inventivité qu’a permis historiquement le support imprimé, en particulier lorsque les avant-gardes artistiques et littéraires s’en sont emparées. En creux, Ludovico montre comment l’art nous révèle la structuration contemporaine de l’information. Certaines des histoires présentées ici seront déjà connues du lecteur et l’accumulation d’exemples d’œuvres d’art lassera peut-être. Toutefois, cela n’enlève rien à l’originalité et à l’intelligence du propos.

  1. (retour)↑  Nous avons proposé un compte rendu du premier ouvrage, croisé avec deux autres consacrés au numérique, dans « Le numérique n’est pas une évidence », Esprit, février 2014, n° 402, p. 139-143, et, pour le second, dans le BBF, 2014, n° 1, p. 187-189.