Médiatrice du livre, tisseuse de liens

Natacha Czornyj-Béhal

Myriam Boulahia
Médiatrice du livre, tisseuse de liens
Montreuil, Éditions Quart Monde, 2024
ISBN 978-2-493176-15-8

Publié aux Éditions Quart Monde en 2024, Médiatrice du livre, tisseuse de liens raconte le quotidien professionnel de son autrice depuis ses 18 ans. Synthétique et détaillé, témoignage humain sur la profession, à visée aussi réflexive que réparatrice, Myriam Boulahia partage dans cet ouvrage son cheminement, éprouvant, bousculé mais tenace, dans le milieu du livre et de ses médiations.

Dans les deux premiers chapitres, l’autrice évoque en ce sens la formation qui lui a été proposée par ATD Quart Monde en 1992, pour devenir médiatrice du livre en bibliothèques, qu’elle suivra avec quinze autres jeunes, et qui est un projet né d’une réflexion menée par le ministère de la Culture, la direction du Livre et de la Lecture et ATD Quart Monde 1

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« Terme inventé en 1969 par Joseph Wresinski, [qui] désigne la population la plus défavorisée, ne disposant pas des mêmes droits que les autres, et qui existe dans tous les pays, qu’ils soient riches ou pauvres », Myriam Boulahia, Médiatrice du livre, tisseuse de liens, Éditions Quart Monde, 2024, note de l’autrice, p. 17.

sur l’accès à la culture. Myriam Boulahia est alors déjà militante de ce mouvement international, fondé en 1957 par Joseph Wresinski, qui a vocation à l’éradication de la pauvreté et se positionne politiquement contre la charité en proposant des formations professionnelles aux populations précaires pour leur permettre de s’extraire de la précarité. Familière des Bibliothèques de rue et partant ainsi avec une vision ouverte de la bibliothèque, Myriam Boulahia déplace dans cet ouvrage d’emblée le regard, déjà car sa parole est précisément celle d’une personne précaire qui se sent alors éloignée des métiers de la culture.

Cette formation de deux ans, qui ne connaîtra qu’une seule promotion, et qui alternait des périodes d’apprentissage en bibliothèques et des cours théoriques, réunissait des jeunes de l’ensemble du territoire et laisse alors espérer à Myriam Boulahia une reconnaissance personnelle ainsi que la possibilité de tisser des liens entre les bibliothèques et les familles défavorisées. Si cette espérance finit par trouver sa conclusion heureuse, l’autrice raconte un chemin semé d’embûches. En effet, elle constate dans la ville où elle est alors en stage, dans une bibliothèque située dans le quartier nord de Rennes, que la ville développe une offre culturelle importante mais que « beaucoup de familles n’y ont pas accès ou ne se sentent pas assez légitimes pour en bénéficier. Elles pensent que ce n’est pas pour elles ». En cause d’après l’autrice, le prix de l’abonnement à la bibliothèque, mais aussi le fait que « les familles et les enfants ne savent pas forcément qu’ils peuvent s’y rendre gratuitement et regarder les livres sur place » 2

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Ibid., p. 21-22. Voir aussi la journée professionnelle « Vers des médiathèques interculturelles : les langues familiales, une chance pour la littérature jeunesse », qui évoquait aussi ce que les bibliothèques peuvent avoir d’intimidant pour ces publics, qui, en dépit d’offres culturelles nombreuses et gratuites, ne se sentent pas légitimes d’y entrer. Par ailleurs, cette journée du 17 octobre 2024 à la Bibliothèque nationale de France (BnF), organisée par le Centre national de la littérature pour la jeunesse (CNLJ) avec la commission Jeunesse de l’ABF [Association des bibliothécaires de France], avait justement le matin pour présidente de séance la responsable des services aux publics d’une autre bibliothèque de Rennes, Eleonora Le Bohec Lettieri, dont il sera question plus loin dans la recension : la bibliothèque des Champs Libres.

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La formation s’arrête en 1993 et n’offre alors, contre toute attente, pas de débouchés, et laisse donc l’autrice dans l’incompréhension 3

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Voir Aline Le Seven, « Un nouveau métier ? : médiateur du livre », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), no 3, 1998, p. 81-82 (en ligne : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1998-03-0081-006), qui fait le compte rendu d’une journée d’informations et de débats à Aix-en-Provence sur les médiateurs du livre. Cette journée dressait en particulier un bilan de cette formation proposée par ATD Quart Monde et des difficultés alors rencontrées dans la compréhension de la fonction et des missions du médiateur.

. Cependant, ce premier temps de son parcours éclaire déjà les fonctions de la médiatrice et du médiateur, dont la présence apparaît indispensable pour une rencontre des non-usagers du livre, intimidés mais désirants, avec le livre. Elle éclaire dans le même sens une des fonctions de la médiation, qui est de travailler à tisser une relation de confiance avec les familles, ainsi que la nécessaire subjectivité de tout acte de médiation 4
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En témoignent en particulier ces moments où l’autrice participe à l’accueil des classes et se rend dans les écoles, le fait qu’elle « choisi[t] [alors] des livres doux, permettant le rêve, l’évasion, des ouvrages qu[‘elle] ne connai[t] pas forcément mais dont la couverture, le contenu [l]’attirent », Myriam Boulahia, op. cit., p. 23.

. Cette dernière revêt en effet immédiatement un sens politique dans la mesure où elle porte une vision du monde et des utopies à concrétiser.

Les trois chapitres suivants décrivent les difficultés rencontrées au sortir de cette formation, exigeante et qui pourtant ne semble pas trouver le retour attendu en bibliothèque, à l’exception d’un contrat de deux ans au sein de la bibliothèque Crimée, à Paris, que Myriam Boulahia obtient après s’être vue proposer par ATD Quart Monde un contrat CES (contrat emploi-solidarité) de six mois. À cette étape de son parcours, en 1995, elle continue de travailler à tisser une relation de confiance avec les familles, aussi car elle arrive à Crimée dans un contexte tendu après un mois de fermeture, à la suite d’insultes et d’incivilités contre le personnel de la bibliothèque par des enfants et adolescents. En particulier, elle et ses collègues préparent des actions dans lesquelles les familles défavorisées peuvent s’impliquer, dans le projet d’aider à les « faire connaître autrement » 5

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Ibid., p. 34.

et ainsi à rétablir une dynamique de dialogue positive. C’est ensuite, en 1999, le retour à Rennes, pour y occuper un poste à la bibliothèque de la Borderie, où elle est affectée dans le service « Prêt aux collectivités », très éloigné de sa formation, pour devenir médiatrice du livre et dans lequel elle ne trouve pas sa place. Aussi, le recrutement de collègues en médiation du livre en emploi jeune pour cinq ans est mal vécu par l’autrice, qui perçoit dans ce recrutement une dissonance car le travail de ces collègues ne ressemble pas du tout, d’après elle, à ce à quoi elle a été formée, notamment dans la prise en compte des familles des quartiers. C’est l’ouverture du nouvel équipement culturel des Champs Libres qui lui redonnera espoir et redonnera du sens à sa formation.

Ses « Premiers pas aux Champs Libres » (titre du chapitre 6), dont la bibliothèque ouvre en 2006, et son parcours concluant et heureux dans cette bibliothèque, seront développés dans les chapitres 6 à 9. Malgré les passages de services en services et d’un vécu de harcèlement, l’espoir persiste envers et contre tout pour Myriam Boulahia, en particulier au département des Publics et du service Accessibilité, qui accueille les publics éloignés de la lecture et de la culture. C’est en effet au département des Publics qu’elle verra plusieurs années plus tard se dessiner des missions à sa mesure, associant médiation culturelle et médiation sociale. C’est en particulier à l’espace Vie du citoyen qu’elle trouvera sa place, dans lequel les usagers·es peuvent lire le journal mais aussi imprimer, photocopier, scanner des documents, s’informer sur leurs droits et contacter des travailleurs sociaux grâce à une plateforme téléphonique gratuite ; de fait, le premier pas vers l’accès à la culture reste celui de l’insertion sociale. Aussi de la création aux Champs Libres d’un lieu de rencontre autour de partage de connaissances, aujourd’hui appelé 4C (créativité, collaboration, connaissance et citoyenneté), et qui permet aux usagers·es de se retrouver autour d’intérêts communs et de se sentir légitimes de s’impliquer personnellement dans le partage de savoirs. C’est dans ces espaces où Myriam Boulahia vit un vrai de travail de proximité, qu’elle trouve enfin sa place.

Si l’ouvrage peut sembler quelquefois décousu, en particulier dans les récits des interactions avec les usagers·es, c’est aussi car Myriam Boulahia a consigné des observations sur ces moments eux-mêmes un peu éclatés. Par ailleurs, ce sont justement ces moments, qui peuvent apparaître comme des pointillés fulgurants et épars, qui forment une ligne directrice très claire et qu’il reste simplement à relier les uns aux autres pour percevoir la cohérence professionnelle et humaine de l’ensemble. En effet, tout forme ici constellation vers ce discours qui est que le livre et la culture ne peuvent être équitablement accessibles que si la médiation culturelle n’isole pas le projet d’insertion sociale de ses actions. C’est aussi le projet du mouvement ATD Quart Monde et de sa maison d’édition, qui fête en cette année 2025 son anniversaire : 60 ans d’existence, de lutte et d’espoirs par la formation.