Les (r)évolutions de la lecture. Des pratiques et des supports en pleine mutation
Revue Bibliodiversité
Coédition Double ponctuation et Alliance des éditeurs indépendants, 2025
ISBN 978-2-490855-67-4
Les jeunes lisent de moins en moins. Vraiment ? Ce numéro de la revue Bibliodiversité sur les (r)évolutions de la lecture invite à remettre en perspective l’acte de la lecture pris dans l’évolution de nos sociétés actuelles, principalement à travers le prisme des adolescents et des jeunes adultes.
Le numéro s’articule en trois volets : analyses, témoignages et politiques publiques de la lecture, permettant de donner la parole à un large spectre de professionnels et d’aborder la question sous divers angles d’approches. En prime, il ne se cantonne pas au cas de la France mais sonde aussi la situation dans des espaces francophones plus ou moins proches : Maroc, Suisse, Belgique. Pour élargir encore plus le débat, les articles intègrent des QR code donnant accès à des ressources complémentaires, citées en référence. Trois aspects majeurs se dégagent de ce dossier : l’importance de la lecture, le rapport entre le support et la façon de lire, et le rôle de la médiation dans l’accès à la lecture.
De l’importance de la lecture
La première grande question qui se pose est de savoir où en est la lecture aujourd’hui. Si les enquêtes sont alarmistes sur l’état de la lecture dans le monde francophone, l’article de Cécile Barth-Rabot démontre que le périmètre pris en compte est restrictif et, par conséquent, fausse les données. En effet, les enquêtes ne prennent souvent en compte que le livre papier, sacralisé par les politiques publiques et plus facilement quantifiable, et encore, pas n’importe lequel : sont exclus les mangas et les bandes dessinées par exemple. La fiabilité des enquêtes est donc à modérer. D’autant plus qu’elles reposent aussi sur une mémoire parfois vacillante des interrogés. Sauriez-vous dire combien de livre vous avez lu dans l’année ? En ne comptant que les livres lus pour votre plaisir ?
Malgré cela, le recul de la lecture face aux nouvelles technologies – des jeunes témoignent préférer jouer aux jeux vidéo plutôt que lire (voir l’article de Florie Boy et Coline Renaudin) – reste un sujet à ne pas prendre à la légère. En effet, la lecture demeure une action phare dans la construction de notre identité et de notre société. Tous les contributeurs s’accordent sur ses effets bienfaisants, parmi lesquels : développement de l’empathie et de l’humain, développement intellectuel, capacité à analyser et à construire sa pensée, développement de l’imaginaire, hospitalité, accès à la différence, bien-être, insertion culturelle, sociale et professionnelle, contribution à la démocratie, et la liste pourrait ainsi s’allonger encore.
Seulement, pour que ces bienfaits soient effectifs, il faut que la lecture soit « profonde » (Maryanne Wolf), « intensive » et « linéaire » (Raja Fenniche). Or les évolutions technologiques semblent compromettre ce mode de lecture, et c’est peut-être là le véritable nœud du « problème ». Actuellement, la lecture semble prendre un autre tournant, remettant en cause ses pratiques telles qu’elles sont ancrées dans nos habitudes, telles qu’elles sont encore inculquées dans le système éducatif et valorisées par les politiques publiques et la société.
Nouveaux supports, nouvelles pratiques ?
Avec l’arrivée d’Internet et du numérique, la lecture passe par de nouveaux supports, engendrant des nouvelles pratiques qu’il convient encore d’analyser. Tout d’abord, le numérique impacte la façon de lire. La lecture linéaire d’un livre, matérialisant en un objet clos un début et une fin, s’estompe face à une lecture fragmentée, interactive, construite par le lecteur lui-même qui active les liens selon sa volonté. Si une certaine liberté semble découler de cette pratique, elle n’en a pas moins des conséquences à prendre en compte. Sur un plan cognitif, les lectures numériques contribuent à une baisse de la concentration. La dématérialisation de la lecture a également tendance à rendre les frontières entre auteur et lecteur plus minces, mettant en péril la notion de droit d’auteur. Elle tend également à abolir les distinctions entre les différentes typologies de texte et les différents genres comme en témoigne l’article sur la jeunesse marocaine de Mohamed-Sghir Janjar. Par ailleurs, l’offre numérique, extrêmement fournie, entraîne le lecteur dans un sentiment de frustration, dû au fait qu’il ne parvient pas à tout lire et encore moins à tout assimiler.
Alors, pour se retrouver dans ce flot de lectures possibles, il y a les réseaux sociaux. Ceux-ci font de la lecture un acte qui se partage au sein d’une communauté identifiée. Ce qui n’est pas sans rappeler les débuts de l’histoire de la lecture où celle-ci se faisait à haute voix, partagée avec un auditoire. La lecture ne s’est individualisée qu’avec l’apparition de la séparation des mots (Francisco Albarello). Elle rappelle également le principe de l’arpentage, pratique de lecture ouvrière consistant à déchirer un livre pour le partager entre plusieurs personnes et à en faire une restitution commune (Leï). Une lecture partagée en communauté est donc un retour aux sources. Révolution, non. Évolution, oui, car cette communauté est, le plus souvent, virtuelle et peut prendre plusieurs formes : regroupement des personnes fans d’un univers littéraire, comme dans le cadre des fanfictions (Éliante Gouny), ou prescription de lectures avec les influenceurs. Ces derniers contribuent alors de manière significative au commerce du livre papier, réconciliant ainsi usages numériques et lecture papier.
Si le numérique offre la possibilité, non négligeable, de rendre accessible la lecture à un plus grand nombre de personnes, parmi lesquelles les personnes en situation de handicap, il n’en reste pas moins un outil présentant des dangers auxquels il convient de préparer les jeunes : les dérives des algorithmes et de l’IA, les fake news circulant sur les réseaux sociaux consultés de plus en plus au détriment des autres médias plus traditionnels.
Outre le numérique, d’autres pratiques de lectures ont été développées ou remises au goût du jour, et plus particulièrement le livre audio, qui connaît un certain essor ces dernières années dû au fait qu’il répond à un rythme de vie croissant – accélération du temps, multitasking, slow life (Cécile Palusinki) – et ramène lui aussi à des pratiques plus anciennes liées à l’oralité.
Le numérique et le livre audio ont en commun de ramener la lecture à sa double caractéristique d’acte à la fois solitaire et communautaire par l’importance de l’oralité, du partage et de l’appréhension de l’autre. Néanmoins, le numérique présente des caractéristiques ambivalentes qu’il convient encore d’intégrer dans nos pratiques et surtout d’accompagner par la formation et l’information.
Du rôle de la médiation dans l’accès à la lecture
Contrairement aux idées reçues, lire n’est pas inné et la lecture ne peut donc pas s’acquérir seul, à l’instar du langage (Maryanne Wolf). Pour maintenir la lecture au centre de nos sociétés, différents médiateurs mettent en place des programmes destinés à amener les livres au cœur des familles afin que les nouvelles générations y soient confrontées le plus tôt possible et maintiennent ce lien. En effet, les études le démontrent, le goût de la lecture se construit dès la petite enfance, le plus souvent grâce à l’entourage proche. Ainsi, en Suisse, la fondation Bibliomedia et l’Institut suisse Jeunesse et Médias ont mis en place l’opération « Né pour lire » qui offre un coffret de deux ouvrages aux parents (Céline Cerny). En Belgique, c’est le Plan Lecture destiné aux 0-18 ans qui a été développé autour de quatre axes : information, formation, sensibilisation et consolidation (Laurent Moosen). En France, le Pass Culture rencontre un certain succès comme en témoignent l’article de la libraire Christelle Rogues et l’enquête menée auprès des jeunes lecteurs par Florie Boy et Coline Renaudin. Les politiques publiques s’emparent donc de la question mais ne semblent pas encore avoir intégré l’aspect numérique dans les programmes mis en place.
Autre secteur impacté par ces évolutions de la lecture : l’édition. Si l’on a vu précédemment que les influenceurs ont un rôle réel sur la notoriété de certains ouvrages, les éditeurs ont dû prendre en compte cette nouvelle dimension liée au numérique. Plusieurs pratiques se sont ainsi développées : établir des partenariats avec des influenceurs ou encore s’inspirer des posts Instagram pour la maquette des couvertures, notamment celles des romans Young Adult (Marine Siguier). En revanche, on reprochera aux éditeurs une surproduction antagonique au temps de plus en plus restreint dont disposent les potentiels lecteurs, et une certaine frilosité à l’investissement dans le livre augmenté et novateur, se confortant ainsi dans un format reproduisant le livre papier et occultant les possibilités offertes par le numérique qui peut inclure des expériences sonores, visuelles ou tactiles sur le modèle de certains albums jeunesse (Maureen Hosay).
L’arrivée sur le marché du travail des métiers du livre d’une nouvelle génération plus ancrée dans les pratiques numériques pourrait contribuer à intégrer de manière plus réfléchie et plus accompagnée les nouvelles pratiques de lectures qui se développent. Néanmoins, l’article d’Olivier Bessard-Banquy met en garde sur les limites de ces nouvelles générations qui ont délaissé les lectures généralistes au profit d’un type spécifique de littérature. Cloisonnées dans leurs lectures par les réseaux sociaux, elles seraient peu habiles à conseiller sur un vaste panel de littérature/lecture. L’importance de la formation reste au cœur de la problématique.
Il ressort de ce numéro sur les (r)évolutions de la lecture un double discours à la fois inquiet sur les dégradations cognitives et sociétales liées aux évolutions de la lecture, qui tendent à délaisser le format papier au profit du format numérique, et rassurant. Car, oui, même si elle évolue, la lecture existe encore. Il importe surtout de ne pas dévaloriser les nouveaux formats de lecture, de les prendre pleinement en considération pour mieux accompagner les jeunes lecteurs les plus en prise avec ces évolutions et ainsi parer aux dérives potentielles. La richesse des actions individuelles ou collectives pour amener les publics les plus éloignés à la lecture est également enthousiasmante et source d’inspiration pour tous les professionnels du livre. On ressort donc ragaillardi de la lecture de ce numéro car, comme le souligne Raja Fenniche dans son article, « […] quelle que soit la forme que prendra la lecture, continuons à lire, car il n’y a rien de mieux pour nourrir notre imagination et notre intelligence et nous ouvrir sur “d’autres possibles” ».