L’Histoire en mutation
L’École nationale des chartes aujourd’hui et demain
Sous la direction de Jean-Michel Leniaud et Michel Zink
Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2016, 120 p., ill.
ISBN 978-2-87754-338-5 : 20 €
Nous fêterons dans quelques années le bicentenaire de l’École des chartes, fondée en 1821 par une monarchie fraîchement restaurée dont le projet politique recherchait, dans un rigoureux travail sur l’histoire, un surcroît de légitimité. De là, sans doute, vient une image rétrograde et pittoresque dont se divertissent volontiers les intéressés, dont l’écho n’a pas tellement faibli dans les différents corps de conservation du patrimoine, mais que l’École d’aujourd’hui ne cesse de battre en brèche pour s’affirmer comme un acteur avancé de la recherche historique. Ce colloque à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, tenu l’an dernier le 13 novembre (un jour devenu par malheur hautement symbolique, mais pour d’autres motifs), tire un bilan significatif de quelques apports de l’École des chartes, et lui dessine des perspectives d’avenir.
Si l’éventail des spécialités convoquées à cette fin n’offre guère de surprises – l’ecdotique, l’iconologie, l’histoire du livre, la philologie par exemple –, chacune des contributions recèle son lot de révélations et de références, qui montrent bien qu’à de multiples reprises des chartistes ont suggéré, sinon même créé de toutes pièces (Henri-Jean Martin et l’histoire du livre, notamment) des axes novateurs de recherche et d’interprétation des sources. Qu’il s’agisse en effet du plaidoyer initial de Werner Paravicini pour la défense et l’illustration des sciences fondamentales (Grundwissenschaften, ce qu’on jugera plus digne et mieux adapté que l’ancien épithète « auxiliaires » qui paraissait traduire une illusoire subordination), du riche exposé de Jean Wirth sur l’examen critique de l’image ou de l’intéressante généalogie de l’histoire des médias qu’esquisse Pascal Ory, la preuve semble faite qu’au lieu de s’enfermer dans un conservatisme dépassé l’École a su reprendre à son compte, et notamment dans l’évolution de son enseignement, les avancées qu’on devait aux chartistes.
C’est l’occasion pour le profane d’apercevoir le fonctionnement d’un mécanisme fondateur de la famille chartiste : l’École forme des professionnels dont les initiatives nourrissent en retour son projet pédagogique, et dont bientôt l’investissement personnel dans les fonctions professorales garantit aux prochaines générations l’excellence d’une forme spécifique de changement dans la continuité, si l’on ose le qualifier ainsi. Tout au long de ce petit volume, il est remarquable qu’on souligne moins les performances de l’École que celles des chartistes, et c’est bien l’indice d’une tradition dynamique et vivante, à l’image de cette implicite solidarité qu’on éprouve entre confrères, sitôt qu’on s’est reconnus comme tels.
Ce mouvement semble pourtant moins décisif au regard des sciences sociales, comme le reconnaît avec franchise l’ancienne directrice Anita Guerreau-Jalabert : formés davantage aux travaux d’érudition, les anciens élèves de l’École sont rares qui ont développé de surcroît l’aptitude à la réflexion sociologique. Ce point suscite une attention particulière, car il conduit à s’interroger avec une acuité redoublée par l’essor des technologies numériques sur cette vieille et discutable opposition de la synthèse et de l’événement, pour ainsi dire de la substance et de l’accident, que l’École et ses élèves pourraient se donner mission de réconcilier.
La conclusion bienvenue de Michel Pastoureau nous rappelle toutefois que la tradition chartiste, à base de philologie, de paléographie, d’héraldique et de langues anciennes fait de l’École une institution presque unique en Europe, et qu’elle doit précieusement veiller sur cette particularité : c’est dans un équilibre subtil entre gardiens du temple et défricheurs de la modernité, les uns comme les autres porteurs de son rayonnement, que l’École des chartes saura prospérer tout au long de son troisième siècle d’existence.