Être une fille, un garçon dans la littérature pour la jeunesse
France 1945-2012
Christiane Connan-Pintado
Gilles Béhotéguy
Presses universitaires de Bordeaux, collection « Études sur le livre de jeunesse », 2014, 310 p.
ISBN 978-2-86781-900-1 : 21 €
On se souviendra d’une polémique inattendue en février 2014 1 autour de Tous à poil 2, ouvrage jeunesse qui aborde les thèmes de la nudité et de l’acceptation de la diversité des corps, et décrié justement parce qu’il représente des hommes et des femmes de tous les âges nus. Controverse politico-médiatique qui faisait suite à celle liée aux « ABCD de l’égalité » de l’Éducation nationale où l’expression erronée de « théorie du genre » a fait les gorges chaudes de quelques parents alarmés et hommes politiques patentés appelant au boycott de cours jugés comme portant atteinte à l’intégrité et à la pudeur de leur progéniture, surtout chez les plus jeunes enfants 3. La même année, c’est l’exposition « Zizi sexuel » de la Cité des sciences et de l’industrie à Paris qui est attaquée par des associations conservatrices (leur pétition recueillera 50 000 signatures) qui s’interrogent sur l’aspect « judicieux […] de faire appuyer (les enfants) sur une pédale permettant de dresser un “zizi piquet” ou leur enseigner la masturbation 4 ». Ces trois épisodes ont en commun de mettre en avant la notion de sexe et celle d’identité sexuelle, ainsi que de concerner les enfants. L’ouvrage de Christiane Connan-Pintado et Gilles Béhotéguy, Être une fille, un garçon dans la littérature pour la jeunesse. France 1945-2012, permet de tordre le cou à ces discussions stériles en posant un regard aiguisé sur la production éditoriale en matière de littérature de jeunesse, et plus spécifiquement sur les albums et ouvrages pour les enfants 5 publiés en France de l’après-guerre à nos jours et où l’identité genrée ou sexuée des personnages ne va pas sans soulever des questions : « en étudiant les constructions sociales du masculin et du féminin dans cette jeune littérature, nous ciblons un champ où, depuis l’origine, l’éditeur, l’auteur, le prescripteur, le médiateur, sont rarement dépourvus d’arrière-pensée éducative » (op. cit., p. 19).
La composition de ce livre témoigne d’un travail de qualité de la part des deux éditeurs scientifiques, avec notamment une introduction dynamique et limpide qui retrace l’historique de la notion de genre prise dans la littérature de jeunesse. Depuis les années 1960 jusqu’à nos jours, des activistes homosexuels américains aux militants féministes de mai 1968 en France, sans oublier les tenants des Queer Studies, la définition de genre a connu différentes approches et les deux auteurs rendent bien compte de la plasticité du terme en fonction des époques et des contextes sociaux ; de la même manière, « chercheurs en pédagogie, sociologie ou psychologie » (p. 12) ont été progressivement rejoints par les littéraires, les historiens et différentes approches en sciences humaines et sociales pour observer, analyser et questionner le genre dans les productions en littérature de jeunesse. Le ton de ces actes de deux rencontres scientifiques est donc bien donné d’entrée de jeu.
Le prologue que se partagent Michèle Piquard et Sylvie Cromer permet de poser les bases et l’ambition du projet éditorial : comprendre la production littéraire à destination de la jeunesse de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à nos jours en analysant le travail des éditeurs, des auteurs et des médiateurs du livre, le tout en portant le point de focale sur la notion de genre pour identifier comment féminin et masculin sont (re) présentés, identifiés et porteurs de valeurs, et comment à leur tour ils sont (re) travaillés par les lecteurs et les adultes qui s’y intéressent.
La première partie, « Les filles, les garçons et les autres » (cinq textes), propose des contributions variées où le travail d’un couple d’auteurs est étudié à l’aune de l’identité sexuelle de chacun des deux, où la notion d’« androgynie dans les romans contemporains pour adolescents » est questionnée et où plusieurs figures de héros littéraires sont analysées, soit dans « la tradition littéraire du Bildungsroman » (p. 27) 6, soit dans une approche de l’homosexualité et de l’art de se travestir (avec un article intéressant consacré à l’œuvre de David Dumortier).
La seconde partie, « Du côté des filles : collections et séries », offre trois textes revenant sur les phénomènes de séries littéraires à destination spécifiques des filles (on pourra s’étonner qu’une autre partie ne soit pas elle aussi dédiée aux productions sérielles pour les garçons, certes moins nombreuses, mais qui représentent un objet d’étude à part entière). Quelles que soient les héroïnes et leur date d’apparition dans des romans 7, on constate que si elles empruntent certaines caractéristiques « typiquement 8 » masculines (aventure, volonté d’en découdre, autonomie), elles ne peuvent se départir d’autres traits « présentés » comme féminins (empathie, care) : la « super-girl » (p. 159) ou l’héroïne active se doit de se la jouer comme un garçon, tout en restant conforme à son sexe ; et les avancées sociales comme le travail et le vote des femmes, la libération sexuelle ou la massification de la scolarisation et des études supérieures ne parviennent pas véritablement à briser cet inconscient collectif, présent chez les acteurs de la chaîne du livre, mais aussi dans les familles prescriptrices de lectures pour leur(s) enfant(s). La massification de la production éditoriale l’explique en partie, ainsi que sa standardisation, mais la frilosité de tous est à souligner.
La troisième partie, « Filles, garçons et livres d’images : de la production à la réception », permet d’enjamber les productions du Père Castor pour arriver aux mangas actuels et de questionner tant les attentes des éditeurs ou auteurs que d’entendre la parole des jeunes lecteurs de shonens et de shojos. L’engagement et la militance pédagogiques qui ont animé l’équipe fondatrice du Père Castor étaient assumés principalement par des femmes auteures et illustratrices, rejaillissant sur les contenus dans une « volonté d’infléchir certaines représentations de l’enfant et de son éducation » (p. 180). L’article dédié « au pays des bulles » montre bien que la bande dessinée, comme les albums ou les romans, est un genre spécifique en littérature de jeunesse et surtout comment, au nom de la censure de la loi de 1949, le public féminin a été tenu éloigné à dessein, jusqu’aux années 1960-1970 (voire plus) : « l’univers de la bande dessinée, vu de France, a longtemps été frappé d’une sexualisation très inégalitaire des supports, œuvres et personnages, voire d’une masculinité que l’on pourrait qualifier d’exacerbée » (p. 192). La mission éducatrice est manifeste dans les objectifs des éditeurs et du législateur : « Le sex-appeal des personnages féminins est dénoncé, comme l’ambiance “érotique” (!) accusée de perturber “l’évolution pubertaire” ! » (p. 199). Mais la lutte se porte aussi contre les comics américains qui seraient, pour faire simple, nourris « à la testostérone », et contre la tradition franco-belge en bande dessinée, où la mixité des héros et des personnages secondaires et l’anthropomorphisation animalière amoindriraient le dimorphisme sexuel.
L’épilogue intitulé « Sous le regard des sciences humaines », proposant un « éclairage de l’Histoire (1945-1970) » et un « éclairage de la sociologie (1970-2012) », offre une synthèse des différentes contributions (une vingtaine, inégales entre elles, non pas tant dans leur qualité ou approche scientifiques, mais au regard des attentes des lecteurs, intéressés par la production des œuvres ou leur réception) et permet une stimulante réflexion où s’impose aussi et surtout l’importance du contexte historique pour saisir les objectifs assignés aux aventures et aux héros, consciemment ou non du côté des auteurs, voire des éditeurs : des Trente Glorieuses aux baby-boomers, soit des générations de jeunes en lien avec l’imprimé, de la génération de l’écran des années 1970 à 1990 à la génération 9 des années 2000 intéressée par le transmédiatique, la production fictionnelle à l’adresse des enfants reflète toujours son époque, rarement l’anticipe, voire même joue la frilosité.
Soulignons enfin la présence d’un appareil critique ou scientifique de qualité, pertinent avec un index avec plus de 450 entrées (de Cabu à Maurice Carême, de Nelly Chabrol Gagne à Sylvie ou Isabelle Cromer, d’Émile Durkheim à Nathalie Heinich) et une bibliographie mentionnant presque 200 références, à la fois des classiques en recherche sur la littérature de jeunesse ou en sociologie de la lecture, mais laissant aussi une place à des travaux plus récents et novateurs, et à plusieurs titres anglo-saxons.
Parfois le découpage historique se fait un peu sentir, et ce de manière artificielle, ne facilitant pas forcément la vision d’ensemble ou ne permettant pas de saisir les ruptures et continuités. Mais l’ouvrage émane de contributions variées de deux manifestations elles aussi historiquement bornées, ce qui explique peut-être ce bémol. Reste aussi que du côté des héros, des « garfilles, expression […] pour désigner ceux et celles qu’“on ne sait pas où mettre” » (p. 64) ou les « personnages qui troublent le genre » (ibid.), tout comme des productions d’albums ou de textes antisexistes ou « contre-stéréotypés » (p. 238), ne sont pas légion dans la production éditoriale, hier comme aujourd’hui, et que collectivement nous serions peut-être bien en peine de les définir. C’est en ce sens que les contributions du présent ouvrage qui laissent entendre la parole des jeunes lecteurs peuvent permettre d’esquisser des pistes de réflexion : que voient les 2-5 ans ou les adolescents dans des aventures, des illustrations, des personnages qui leur sont destinés et comment se les approprient-ils ? Affiner notre perception et notre compréhension de la réception du public jeunesse, en matière de représentations sociales de l’identité sexuelle, permettrait peut-être de déplacer le curseur entre féminin et masculin ou d’en avoir une approche moins binaire.
Être une fille, un garçon dans la littérature pour la jeunesse. France 1945-2012 est un ouvrage dense, d’une richesse d’éclairages pluridisciplinaires indéniable qui peut parfois, justement, déstabiliser le lecteur devant le fourmillement d’informations et l’évocation de travaux très nombreux. Mais ne gâchons pas notre plaisir : les ouvrages faisant une large et vraie place à la pluridisciplinarité sont rares, les dialogues entre les sciences sociales ne sont pas toujours fructueux et là, en l’occurrence, le pari est gagné. On retiendra donc une introduction pertinente, des études de cas littéraires ou sur des auteurs ou des maisons d’édition qui permettront aux lecteurs de piocher selon leurs besoins et envies, ainsi qu’une solide bibliographie.