Entretiens

par Jean-Philippe Accart

Jacques Cordonier

Alain Jacquesson

Jean-Frédéric Jauslin

Hubert Villard

L’Esprit de la Lettre, collection Bibliothéchos, 2016, 116 p., ill.
ISBN 978-2-940587-03-2 (éd. imprimée)
ISBN 978-2-940587-04-9 (epub)
20 CHF

Cet ouvrage d’entretiens publié par les éditions L’Esprit de la Lettre à Genève  1 dans sa collection Bibliothéchos réunit quatre personnalités masculines suisses des sciences de l’information et des bibliothèques. Ils ont œuvré et œuvrent encore dans ce domaine ou dans un domaine adjacent, sont novateurs et porteurs chacun d’une vision propre, ô combien pleine d’enseignements. Sans eux, la bibliothéconomie suisse, les réseaux de bibliothèques ne seraient pas ce qu’ils sont devenus. Certains professionnels français et francophones les connaissent ou les découvriront pour certains pour leur plus grand bonheur. Les ayant personnellement côtoyés ou ayant travaillé avec eux, je puis aisément affirmer que ce fut une grande chance. Essayer d’extraire l’essence de leurs propos est un exercice à la fois facile et difficile, mais permet de les retrouver et de partager leurs visions.

Le premier entretien donne la parole à Jacques Cordonier, directeur du Service de la culture de l’État du Valais, un des vingt-six cantons suisses. Sa fonction actuelle est donc politique et montre qu’il y a des passerelles possibles, même s’il est peu fréquent qu’un bibliothécaire obtienne cette position. Cela est dû bien sûr à la personnalité chaleureuse et vivante de J. Cordonier, négociateur hors pair des dossiers qui lui tiennent à cœur (il se définit lui-même comme « la synthèse entre géomètre et saltimbanque » selon une formule empruntée à Jacques Rigaud), il est très impliqué dans le domaine des bibliothèques en Suisse : formateur puis codirecteur de l’École des bibliothécaires de Genève (EBG) dans les années 1980, il a ensuite participé activement au développement du réseau romand des bibliothèques de Suisse occidentale (RERO), et enfin à la mise en place de la Médiathèque Valais à Sion dans le magnifique site des Arsenaux qui met en synergie archives, bibliothèque et documentation avec le Service de la culture lui-même. Il définit les maîtres-mots qui président à sa réflexion : formation professionnelle, association, collaboration…tout en soulignant la difficulté – en Suisse – de lutter avec les grandes bibliothèques qui détiennent un certain pouvoir, alors que la Bibliothèque nationale n’a que peu de moyens pour accomplir sa mission de coordination. Il préfère cependant la logique des territoires à celle des institutions, et défend le rôle des bibliothèques en tant que lieu de culture accessible à tous.

Le deuxième entretien permet de mieux connaître Alain Jacquesson, qui fut directeur de la Bibliothèque de Genève entre 1993 et 2007 et que les bibliothécaires francophones connaissent comme un des auteurs prolifiques de la collection Bibliothèques aux Éditions du Cercle de la Librairie. Il a aussi publié deux autres ouvrages sur les bibliothèques genevoises et leur histoire aux éditions de l’Esprit de la Lettre. Sa formation et sa curiosité naturelle le portent vers l’informatique, la programmation, les réseaux, à une époque où les bibliothèques sont loin d’avoir saisi leur importance. En cela, sa démarche est très actuelle et un de ses derniers ouvrages publiés porte d’ailleurs sur le moteur de recherche Google 2. À l’instar de Jacques Cordonier, il met un pied dans la formation en dirigeant l’EBG et en créant des programmes de formation adaptés aux bibliothèques de l’époque, d’où la publication d’un autre ouvrage sous le titre de L’informatisation des bibliothèques 3. En 1981, il dirige le service de coordination des bibliothèques de l’université de Genève (soit 130 bibliothèques à informatiser), il participe à la création du réseau RERO, déjà évoqué, et devient en 1988 directeur des bibliothèques et discothèques de la Ville de Genève. En 1993, il prend les commandes de « la » bibliothèque patrimoniale de Genève, appelée maintenant Bibliothèque de Genève, avec un mandat de numérisation des collections. Avouant certaines erreurs dans le choix des solutions informatiques, l’expérience très large d’A. Jacquesson montre à l’évidence que les problématiques des années 1980 et 1990 ne sont pas très éloignées de celles que nous connaissons, notamment par rapport à la sécurité informatique et à la question des données personnelles. Sa position sur l’avenir des bibliothèques oscille entre optimisme et pessimisme avec les progrès de la numérisation, les préférences des jeunes générations pour les technologies. Les bibliothèques apparaissent alors comme des lieux obsolètes. Il préfère insister sur le rôle essentiel du bibliothécaire.

Le troisième entretien est mené avec Jean-Frédéric Jauslin, ambassadeur de Suisse auprès de l’Unesco et de la Francophonie depuis 2013. Il n’est pas de formation bibliothécaire, mais étudie les mathématiques et l’informatique, et obtient une licence de l’université de Neuchâtel. Après un doctorat en informatique à l’École polytechnique fédérale de Zurich (ETH), il travaille dans l’économie privée. En 1990, appelé par le Conseil fédéral (le Gouvernement suisse), il devient directeur de la Bibliothèque nationale suisse à Berne. Il opère une réorganisation fondamentale de cette institution et améliore également la coordination avec les autres bibliothèques au niveau national et international. En 2002, il devient président de la « Conference of European National Librarians – CENL » qui réunit les directrices et directeurs de plus de quarante bibliothèques nationales européennes. Entre 1995 et 2005 il préside l’association MEMORIAV, qui vise à la conservation des biens culturels audiovisuels de la Suisse. Il est nommé directeur de l’Office fédéral de la culture (OFC) en avril 2005. Cet office regroupe plus de 500 personnes et œuvre à la promotion et à la diffusion de la culture en Suisse ainsi qu’à la conservation du patrimoine culturel et des monuments historiques ; il gère la collection d’objets d’art de la Confédération, la Bibliothèque nationale suisse et le Musée national suisse, et veille à la défense des intérêts de la protection des sites, des monuments historiques et de l’archéologie. L’OFC soutient la création cinématographique, s’emploie à promouvoir les intérêts des diverses communautés culturelles et linguistiques. Sous la direction de M. Jauslin a été préparée la loi sur l’encouragement de la culture (LEC) de la Confédération, qui instaure pour la première fois une politique coordonnée de soutien de la Confédération en matière culturelle. Dans le domaine de la préservation du patrimoine, la Suisse a vécu sous sa direction quatre nouvelles inscriptions de sites au Patrimoine mondial de l’Unesco – la région du Lavaux et ses vignobles, les chemins de fer rhétiques, La Chaux-de-Fonds / Le Locle et les Palaffites –, une candidature transnationale sérielle menée par la Suisse en collaboration avec cinq pays alpins du centre de l’Europe.

L’expérience du monde politique et culturel de J.-F. Jauslin est donc impressionnante, il insiste beaucoup dans l’entretien sur les problèmes rencontrés à la Bibliothèque nationale, une institution un peu « étrange » dans un pays fédéral où chacun des 26 cantons édicte sa propre politique en matière de culture et de bibliothèques. On peut sans conteste mettre à son honneur l’entrée de la Bibliothèque nationale suisse dans l’ère actuelle, tout en respectant un passé récent.

Avec Hubert Villard, quatrième et dernier entretien, nous avons sous les yeux une autre expérience riche et passionnante, marquée par les avancées technologiques prises à leur bonne mesure : pour la troisième fois dans l’ouvrage, le nom de Jean-Pierre Clavel revient comme une personnalité motivante et tournée vers la modernité. Influencé par lui (J.-P. Clavel influença également Jacques Cordonier et Alain Jacquesson, et nombre d’autres professionnels, il introduisit notamment l’informatique et l’automatisation dans les bibliothèques suisses, suite à des voyages en Amérique du Nord ; il est alors directeur de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne – BCUL), H. Villard participe au projet SIBIL d’informatisation de la bibliothèque universitaire de Lausanne. SIBIL permit ensuite de développer le catalogue collectif RERO dans les cantons de Suisse romande, projet novateur qui unifie et simplifie les opérations bibliothéconomiques, permet l’échange d’informations, le prêt entre bibliothèques, la reconnaissance des cartes de lecteurs à partir d’un fichier commun (le système Bibliopass)… Devenu directeur de la BCUL en 1990 (et ce, jusqu’en 2005), H. Villard s’employa à suivre les traces inspirées de son prédécesseur et entame en 2006 une collaboration qui fit grand bruit en Suisse (et certainement en Europe), la numérisation par Google de livres du fonds ancien. La Bibliothèque nationale de France ne souhaitant pas travailler avec le moteur américain, celui-ci cherchait une bibliothèque encyclopédique et francophone. H. Villard déroule alors sous nos yeux le paysage relativement récent des bibliothèques universitaires en Suisse, leur collaboration ou insertion avec les bibliothèques publiques, les projets de coopération sur l’ensemble du territoire, les nombreux voyages et contacts étrangers à l’origine des développements considérables qui se manifestent actuellement par un réseau dense de bibliothèques.

Ces quatre entretiens sont passionnants à plus d’un titre, à la fois par l’évocation de l’histoire récente des bibliothèques en Suisse, et l’implémentation (souvent novatrice et visionnaire) des réseaux de bibliothèques et des catalogues collectifs. Comme le souligne très justement Alexis Rivier dans la postface, les usagers des bibliothèques ne sont guère conscients de toutes ces réalisations successives, mais finalement, doivent-ils l’être ? le principal étant qu’ils aient accès à l’information et aux ressources mises à disposition.

Les professionnels (jeunes et moins jeunes) seraient bien intentionnés de lire cet ouvrage pour comprendre ce qu’ils doivent à ces personnalités et s’en inspirer. Étant à l’origine de l’idée de cette collection d’entretiens chez l’éditrice genevoise L’Esprit de la Lettre, je ne peux bien sûr que souhaiter lire d’autres entretiens avec d’autres personnalités suisses, et il en existe un certain nombre à interviewer. Le seul bémol est la forme de l’entretien qui devrait être mieux respectée, avec de vraies questions posées et non pas des paragraphes avec des intertitres, ce qui rendrait le texte plus vivant. Une couverture plus attrayante, les photos des interviewés seraient bienvenues, mais ce sont des détails par rapport à la valeur du contenu exposé là, dense et riche.