Culture participative
Une conversation sur la jeunesse, l’éducation et l’action dans un monde connecté
Henry Jenkins
Mizuko Ito
danah boyd
ISBN 978-2-915825-73-2 : 24 €
À première vue ce livre peut décontenancer : écrit par trois sommités de la recherche, Henry Jenkins (professeur doyen de l’université de Californie du Sud), Mizuko Ito (professeur d’anthropologie à l’université de Californie, Irvine) et danah boyd 1 (sociologue, professeur associée de la New York University et fondatrice de l’institut de recherche Data & Society), avec pour sujet la culture participative, l’ouvrage pourrait s’annoncer complexe, voire rébarbatif. Cependant, à feuilleter le livre, on découvre un format dialogué et des petites icônes avec les visages des chercheurs pour marquer leur prise de parole accompagnée de leurs prénoms : le fameux Henry Jenkins nous devient donc familièrement Henry ; la non-capitalisation du prénom danah de même que les interventions de Mizuko Ito par son surnom Mimi ajoutent encore à ce sentiment de familiarité. On s’étonne un peu quand même des dessins kaléidoscopes des auteurs dans les pages de chapitres. Nous nous trouvons d’un côté avec un livre dont on attend un très haut niveau de conceptualisation, et de l’autre avec des petits dessins et autres éléments très rassurants, qui nous laissent entendre que tout est bien plus simple qu’il n’y paraît. Et c’est ce qui est remarquable dans cet ouvrage : le fait d’avoir su rendre à ce point familière, vivante et proche l’élaboration de concepts, et plus généralement la recherche. Tout tient au format choisi par les auteurs, à la fois pour élaborer leurs conceptions et pour les transmettre. Car il s’agit d’une conversation, comme l’explicite le sous-titre de l’ouvrage : Une conversation sur la jeunesse, l’éducation et l’action dans un monde connecté. Une ! Pas LA conversation, mais une conversation parmi tant d’autres, dont celles que nous pourrions avoir aussi, comme d’ailleurs les auteurs nous y exhortent en toute fin de l’ouvrage.
Le choix n’est pas anodin. Il ne s’agit pas d’un artifice visant à produire un livre dont la lecture serait facilitée ou qui engagerait d’autant moins les auteurs qu’ils n’ont pas le loisir de développer complètement leurs idées. Loin de là. Car cette conversation est une action collective, participative pourrions-nous dire. Autour du concept de culture participative, élaboré originairement par H. Jenkins, les trois chercheurs débattent, posent sur la table leurs références à la fois scientifiques et personnelles, admettent des accords et des désaccords, tournent autour du concept pour le dépouiller, le rejeter, le réaffirmer, le reconstruire. Ce qui se donne à voir ici c’est le caractère fondamentalement collectif de la recherche : à la fois parce qu’aucun chercheur ne pense de nulle part et que ces trois-là lient continuellement l’élaboration de leur pensée à la lecture d’articles et d’ouvrages qui les amènent à concevoir leurs idées de telle ou telle façon ; à la fois aussi parce que chaque chapitre est l’occasion d’interroger une difficulté et de chercher à la résoudre ensemble.
Ce format permet de percevoir combien la recherche s’inscrit dans le temps, et constitue un processus qui rend visible la phase d’élaboration plutôt que le résultat final. Chacun des trois auteurs retrace son parcours intellectuel, donne ses textes de référence, explique ses changements de cap conceptuels. Ainsi page 46, Mimi Ito explique qu’elle a d’abord utilisé l’expression « médias interactifs » avant de glisser vers l’idée de « culture participative », reconnaissant par là qu’elle a d’abord qualifié l’action par l’outil plutôt que par le résultat de l’interaction étudiée.
Cette inscription dans le temps amène les auteurs à toujours se situer et à décrire d’où ils viennent et d’où ils parlent. Leurs parcours, en tant qu’individus et en tant que chercheurs, éclairent leurs choix conceptuels, qui par conséquent sont clairement des engagements personnels. Lorsque Henry Jenkins fait le lien entre le travail artisanal de sa grand-mère et son étude des fandoms, lorsque danah boyd parle de son adolescente geek, c’est pour situer la recherche, éclaircir les préalables et certainement les préjugés de chacun d’entre eux sur leurs objets d’étude. L’honnêteté de la démarche s’associe à la revendication d’un engagement politique dans leur recherche.
Nous pouvons tirer quelques fils de cette conversation pour nos réflexions à venir.
Les auteurs insistent beaucoup sur le potentiel d’engagement citoyen que permet la pratique participative à travers les fandoms ou les forums de communautés de fans. Mizuki Ito dit ainsi : « Chaque jeune a une agentivité et des opinions à afficher, mais tout le monde n’a pas l’opportunité de connecter cette agentivité et ces opinions à une scène publique plus vaste et à des lieux de pouvoir. C’est là, je pense, que les cultures participatives et de réseau peuvent jouer un rôle dans la réduction de ces inégalités » (p. 64).
Deux notions sont en écho ici, d’une part celle d’empowerment (ou d’encapacitation pour utiliser un mot français), et d’autre part celle de reconnaissance. Mizuko Ito énonce ainsi que pouvoir et visibilité, l’un et l’autre étant moteurs de l’action des individus dans la société, se jouent dans les forums et dans les créations de fans. Reste à voir comment ce qui se joue en ligne peut se jouer dans le monde réel. Est-ce qu’on accorde le même potentiel à cette agentivité et ces opinions en ligne qu’à celles manifestées sur une scène qui serait physique et non virtuelle, et à destination d’un public qui n’est pas forcément celui d’une communauté d’intérêt ? Comment rendre visible à tous ce qui n’est visible que dans une communauté de spécialistes ? Étienne Tassin écrivait que l’action politique requiert une mise en visibilité, une accession à la scène publique 2. Est-ce que cela pourrait être le rôle d’une bibliothèque que de travailler à la reconnaissance dans l’espace public physique de ces agentivités produites dans l’espace public numérique ?
Le deuxième fil que nous souhaitons tirer est celui de l’instrumentalisation et de la résistance. Les auteurs interrogent la valeur de la participation et de la création participative, soit quand elle est soumise au dictat d’outils et de médias qui sont porteurs d’une certaine vision de la société (YouTube, Facebook, etc.), soit quand elle est proposée ou interpellée par des produits culturels mainstream désireux d’une publicité quasi gratuite. Les auteurs soulignent les actions de récupération de la participation au profit non pas d’une culture participative célébrant la liberté à la fois individuelle et collective de penser le monde, mais au profit d’une célébration du produit initial, avec une emphase sur le côté fan plutôt que sur la création elle-même. Ils soulignent tout autant les multiples façons dont ces communautés de jeunes dévient et résistent en un sens à ces récupérations. Pour les bibliothèques, cela amène à prêter une attention peut-être plus forte à ce qui se joue dans l’action participative qu’à l’usage qui sera fait du produit participatif. L’intention se porte alors sur l’expérience en tant qu’elle encapacite les individus, plutôt que sur la capacité des actions participatives à être la manifestation d’une démocratie directe 3.
Enfin, dernier fil à tirer, qui prolonge les deux autres et qui interroge la fonction démocratisante de ces forums et de ces pratiques participatives. Les auteurs mettent en garde tout au long de l’ouvrage contre la tentation de faire de ces pratiques la manifestation, d’une part d’une démocratie ouverte et directe, et d’autre part de valeurs dites de gauche. Il est ainsi rappelé que ces forums peuvent être l’apanage de groupes d’extrême droite. Dans leur conclusion, écrite à trois (six ?) mains, les auteurs précisent ainsi : « Aucune tendance idéologique (gauche, droite, centre) n’a le monopole des vertus qu’exige une culture plus participative. Des communautés et des individus de tout le spectre politique adoptent ses pratiques et ses valeurs » (p. 295).
Si les pratiques participatives sont très politiques, si elles engagent leurs défenseurs dans une défense de l’accès pour tous à l’information et à la production de l’information, elles ne sont pas pour autant portées que par des idéaux progressistes. Plus encore, elles ne garantissent en aucun cas l’absence de domination au sein de la communauté qui les pratique. Les auteurs rappellent ainsi que des autorités et des hiérarchies se créent au sein des communautés, en fonction du degré de connaissance et de savoir du produit culturel qui fait l’objet du fandom. Ces éléments nous amènent à deux considérations : la première sur le fait qu’un projet participatif doit afficher clairement les valeurs qu’il porte et non pas seulement sa technicité, sa modalité, son processus. La valeur prime la pratique. La seconde considération concerne la notion d’expertise et nous amène à penser qu’en faisant des pratiques participatives filées (non pas événementielles mais tirées sur plusieurs séances), il convient de s’interroger sur la reconnaissance des différents niveaux de savoirs, afin d’éviter les formes de hiérarchisation presque naturelles qui se mettraient en place pour au contraire favoriser la circulation des expertises.
Les bibliothécaires qui se lancent dans de tels projets ne doivent donc jamais perdre de vue qu’une pratique participative revient à créer une scène politique sur laquelle chacun peut entrer, jouer un rôle, s’y rendre visible et assumer une responsabilité citoyenne. Proposer des pratiques participatives est un engagement fort envers l’action politique, et ce livre nous le rappelle constamment à travers les idées portées à notre attention, tout comme à travers sa forme.