Au nom de la loi : ne les laissez pas lire ! La Revue des livres pour enfants

Daniel Delbrassine

Marine Planche (dir.)
Au nom de la loi : ne les laissez pas lire !
Bibliothèque nationale de France-Centre national de la littérature pour la jeunesse
Hors-série n° 6, août 2021
ISBN 978-2-35494-104-8

« Fruit » de l’exposition présentée à la Bibliothèque nationale de France (BnF) à l’automne 2019, ce numéro hors-série de La Revue des livres pour enfants reprend l’ensemble des textes, citations et reproductions, présentés dans l’exposition, la transcription de certaines rencontres organisées autour, et quelques compléments. Dans son « Avant-propos », Marine Planche, conservatrice en chef du Centre national de la littérature pour la jeunesse (CNLJ), commissaire de l’exposition et coordinatrice de ce numéro, mentionne une autre publication en lien avec cet événement : le dossier de la Revue de la BnF (n° 60, mars 2020) coordonné par Jean-Yves Mollier et elle-même. Le hors-série se veut très différent puisqu’il ne se présente pas du tout comme un recueil d’articles. On peut sans doute parler d’un catalogue d’exposition, réalisé a posteriori, mais remarquablement conçu pour accompagner le lecteur.

Conséquence de la nature du projet, l’ouvrage se présente plus comme un recueil de documents rassemblés et expliqués que comme un ouvrage de fond. La structure, comme celle de l’exposition, est avant tout chronologique, avec quatre périodes suivies d’un prolongement intitulé « Pour aller plus loin » qui propose des interviews d’acteurs du domaine ainsi que des ouvertures sur la censure des jeux vidéo et sur la situation aux États-Unis. Cette approche historique recontextualise la question et permet de prendre de la distance : l’idée de mettre ainsi l’exposition à la portée de ceux qui n’ont pu la voir prend tout son sens aujourd’hui, alors que les polémiques continuent de faire rage.

Une iconographie très riche

Chaque période est divisée en plusieurs sujets, toujours ouverts par une petite introduction. Ces douze petits textes de cadrage orientent la découverte des documents qui suivent, même si leur approche fait apparaître le caractère très hexagonal de certaines polémiques. Ainsi, la situation des éditeurs belges est-elle envisagée à travers la seule question de leur accès au marché français. Les quatre dernières pages offrent cependant une ouverture sur la situation hors de France mais de manière anecdotique.

Le volume contient une masse de documents, parfois rares, et de citations choisies. Cette quantité et cette variété donnent une idée de l’ampleur et de la longévité du phénomène, ainsi que de la diversité des formes de reproches adressés à la littérature de jeunesse. L’iconographie très riche comporte quelques perles, des images bien sûr, mais aussi des reproductions de textes polémiques. On s’amuse, on s’étonne, et parfois on ne comprend pas l’objet du litige, mais un petit commentaire vient toujours éclairer le lecteur. Parfois cependant, le format de la revue pose un problème technique, quand il « écrase » certaines images de grande taille.

On notera hélas la datation erronée (1836) du Struwwelpeter (p. 37), créé comme cadeau pour Noël 1844, et publié pour la première fois en 1845. En page 56, on remarquera la présentation de la première version française de Fifi Brindacier, dont le commentaire, peu critique, minimise le travail de censure et d’aplatissement stylistique réalisé par la « traductrice ».

Tout au long des quatre périodes choisies, le corpus couvre les différents genres : à côté de la bande dessinée et des albums pour enfants, les documentaires et les romans ne sont pas oubliés. Pour ces derniers, on ne peut évidemment montrer que l’image de couverture alors que le texte, très brièvement résumé, n’apparaît pas, conséquence logique du format original, celui d’une exposition à voir.

Une cartographie des tabous dans la société française

La cinquième partie, intitulée « Pour aller plus loin », commence par l’interview de Laurence Marion, présidente de la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence de la loi de 1949 (CSCPJ), qui explique très concrètement le mode de fonctionnement de l’institution. Dans des encarts, on découvre aussi un fort intéressant tableau chiffré des actions et interventions de la CSCPJ entre 2009 et 2020 (P. 82), ainsi qu’un comparatif de l’évolution du texte de la loi dans son article 2 (p. 81).

Dans le cadre de l’exposition, un entretien avait réuni, le 26 novembre 2019, deux experts en matière de censure : Bernard Joubert, auteur du Dictionnaire des livres et journaux interdits et Thierry Magnier, éditeur pour la jeunesse. Louise Tourret propose ici une transcription de cette discussion qui visait à savoir si la loi de 1949 était toujours d’actualité, question à laquelle l’éditeur répond en conclusion : « Cette loi de 49 est une vieille dame et il faut la laisser comme elle est ».

Dans « Je serais vous, je fermerais ma gueule », Marie Lallouet raconte l’histoire glaçante de « Fantômette » (2014-2016) et elle interviewe cette directrice de médiathèque anonyme confrontée à une censure politique dictée par des élus. On précisera que la citation de Churchill donnée ici en conclusion est un faux, apparu dans un post Facebook en 2019 (voir en anglais sur politifact.com).

On lira ensuite les propos d’Agnès Rosenstiehl et Katy Couprie, deux auteures attaquées pour leurs ouvrages destinés à la jeunesse, interviewées le 15 novembre 2019 à la BnF par Marine Planche. Des années 1970 à aujourd’hui, les deux artistes dressent une cartographie des tabous du corps et du sexe dans la société française.

Claire Bongrand résume la situation en vigueur dans le secteur des jeux vidéo où une classification a été mise en place par les entreprises européennes (Interactive Software Federation of Europe). Le Pan European Game Information (PEGI) propose des catégories d’âge (3-7-12-16-18) et un guide daté de 2018. Une double interview des spécialistes de la BD, Christian Marmonnier et Jean-Paul Jennequin tente de comprendre pourquoi le 9e art a focalisé l’attention des censeurs. Enfin, Marine Planche clôt cette partie en présentant la Banned Books Week (Semaine des livres interdits) organisée par l’American Library Association (ALA), et en offrant trois pages de données sur la censure aux États-Unis.

À la fin du volume, on trouve une bibliographie sélective, organisée en fonction des quatre périodes chronologiques. Par la richesse de son contenu documentaire et par la qualité de l’accompagnement didactique dont il est pourvu, ce très beau numéro hors-série est indispensable à tout bibliophile intéressé aux questions de censure.