La bibliothèque de Sciences Po Paris est engagée depuis une dizaine d’années dans un processus continu d’évaluation de la satisfaction et des usages de ses – environ – 12 000 lecteurs actifs. Deux bibliothèques principales à Paris (une bibliothèque de recherche de 85 places et une bibliothèque d’étude répartie sur neuf niveaux d’environ 800 places et deux bâtiments) permettent à l’établissement de disposer d’une place en bibliothèque pour 16 étudiants. Ce ratio doit être compris dans un contexte d’extrême variation de l’occupation des places selon les mois, les semaines et les heures du calendrier pédagogique. On assiste ainsi à des variations du taux d’occupation (calculé régulièrement par comptage des personnes installées en salles de lecture) allant de moins de 10% les matins de juillet, à plus de 100% à 13h aux mois de novembre ou avril, au moment des révisions qui précèdent les examens.
Trois enquêtes Libqual+ ont été menées en 2009, 2011 et 2014. Elles ont permis de mesurer l’impact de l’ouverture d’une nouvelle bibliothèque ultra-moderne de 400 places sur la satisfaction des usagers en 2010. Cependant, cinq ans après son inauguration, l’effet « nouveauté » s’est érodé. La satisfaction des usagers sur l’aspect « bibliothèque comme lieu » est en baisse, et principalement celle de la sous-population des masters dont le niveau d’attente sur ces questions est le plus élevé parmi celui des différentes sous-populations étudiées dans l’enquête. A défaut de pouvoir améliorer rapidement ce problème de pénurie de places qui nécessiterait des travaux très lourds, difficilement envisageables dans le contexte d’une bibliothèque implantée au cœur du 7ème arrondissement parisien, la bibliothèque s’est engagée dans une expérimentation d’élargissement des horaires d’ouverture jusqu’à proposer une ouverture de 8 heures à 23 heures, 16 semaines par an au cours de la présente année universitaire. Cette mesure a bénéficié d’un excellent écho et d’une fréquentation soutenue au point qu’elle sera sans doute pérennisée tout au long de la période pédagogique dans les années à venir.
Les trois enquêtes Libqual+ nous ont permis d’avoir une mesure assez fine (par sous-population d’usagers) de l’évolution de l’usage des ressources sur place et à distance de la bibliothèque. Les graphiques ci-dessous confirment le basculement de la priorité de l’accès distant. Les répondants du premier cycle étaient 91 % en 2009 à déclarer consulter sur place les ressources de la bibliothèque au moins une fois par semaine, ils ne sont plus que 74% en 2014. Pour les masters et doctorants on est passé de 83 à 75%. Dans le même temps, les répondants du collège universitaire étaient en 2009 80% à déclarer consulter via Internet les ressources de la bibliothèque au moins une fois par semaine, ils sont 84% en 2014. Pour les masters et doctorants, on est passé de 82 à 84%.
La consultation des ressources qui se faisaient d’abord sur place en 2009, se fait d’abord via internet en 2014.
La bibliothèque de Sciences Po bénéficie donc d’une fréquentation de plus en plus soutenue dans un contexte d’usage des collections imprimées en baisse (aussi bien pour le prêt que pour la consultation sur place mesurée au travers de semaines test de la consultation conduites régulièrement depuis 2007) mais d’un usage des ressources en ligne en croissance exponentielle.
Alors que le prêt de documents sur les sites parisiens suivait la courbe présentée ci-contre, le nombre de visites dénombrées à la bibliothèque passait de 630 000 en 2009 à 1,2 million en 2014.
C’est dans ce contexte qui peut paraître paradoxal que nous avons décidé en 2014 d’explorer plus avant comment les usagers des bibliothèques du 27 et 30 rue Saint-Guillaume (qu’on appellera 27 et 30RSG) s’appropriaient les espaces offerts. En janvier 2014, la bibliothèque de Sciences Po Paris a donc initié cette enquête auprès de 2 400 étudiants environ, d'abord par la réalisation d'une étude de faisabilité puis par la mise en œuvre effective de l'enquête dès la mi-février. L'enquête a été pilotée par la Mission Marketing de la bibliothèque, assistée en janvier d'une stagiaire de l'Enssib en formation initiale des bibliothécaires d’État, cosignataire de cet article.
« Sweeping the library » ou la bibliothèque au tamis
Dans ce contexte de diminution des prêts et de baisse de la consultation sur place, plusieurs bibliothèques, à l'instar de Sciences Po, ont constaté que leur fréquentation ne suivait pas cette pente descendante, mais, au contraire, avait tendance à croître. Elles ont souhaité savoir quels étaient les « nouveaux » usages des lieux, la difficulté étant, qu’à la différence du prêt et du retour des documents, ces nouveaux usages sont difficiles d’une part à identifier et d’autre part à quantifier.
L’objectif général de cette méthodologie d’enquête appelée « Sweeping the library » (littéralement « balayer la bibliothèque »), que l'on pourrait traduire par « la bibliothèque au tamis », est de cartographier l’organisation physique de la bibliothèque et l’utilisation des espaces au moyen d'une grille d'observation des profils, matériels et activités des usagers installés dans la bibliothèque. Cette approche ethnographique, initialement utilisée par les aménageurs étudiant par exemple l’appropriation des espaces commerciaux par les clients, a ensuite été appliquée aux bibliothèques.
Les résultats de ce type d’étude peuvent être employés comme aide à la décision pour l’aménagement à court et à long terme des espaces, pour une meilleure adéquation des services aux attentes des usagers de la bibliothèque, ou pour remodeler l'espace des interactions sociales au sein de la bibliothèque selon les comportements d'utilisation des différents types d’usagers.
Étude de faisabilité de l'enquête à Sciences Po
Benchmarking : les enquêtes « Sweeping the library » en France et dans le monde
La première phase du projet a consisté en l'étude comparée des enquêtes Sweeping déjà menées en France et à l'étranger par six bibliothèques municipales (ou réseaux) et dix bibliothèques universitaires, aux profils très hétérogènes. Les pays anglo-saxons (Canada, USA et Angleterre) et les pays scandinaves (Norvège et Finlande) ont expérimenté ce type d'enquêtes largement et dès 1999 pour les bibliothèques de Toronto et Vancouver. Dans les pays francophones, seule la Belgique et la France semblent s'y être essayées plus récemment mais de manière très marginale (une seule bibliothèque en Belgique, à Louvain, comme en France, à Toulouse Le Mirail). Cette recherche a été faite à partir de recherches menées sur le web et de l’étude des bibliographies et des références mentionnées dans les rapports trouvés et étudiés.
Bibliothèques étudiées
- Bibliothèques municipales de Toronto et Vancouver (Canada)
- Edmonton public library (Canada)
- Réseau des bibliothèques municipales de Nova Scotia (Canada)
- Bibliothèque municipale de Drammen (Norvège)
- Li Ka Shing Library (Singapour)
- Bibliothèque universitaire de Mount Royal (USA)
- James A. Gibson Library, Brock University (Canada)
- Bibliothèque de l'université catholique de Louvain (Belgique)
- Goddard Library de la Clark University (USA)
- Joyner Library de la East Carolina University (USA)
- Krupp Library, Bryant University (USA)
- Pilkington Library, Université de Loughborough (Angleterre)
- Oslo University College Learning Centre
- Bibliothèque universitaire de l'université de Tampere (Finlande)
- Bibliothèque universitaire de l'université Toulouse Le Mirail (France)
L’étude des travaux publiés a permis de dégager des tendances et d'établir les premières préconisations méthodologiques pour une application de l'étude à la bibliothèque de Sciences Po. Les points observés ont été la durée et la période de l'étude, l'organisation des rondes d'observation, le personnel participant à l'étude, le mode de collecte ou les outils techniques utilisés, le nombre de personnes observées et la population de référence, l'utilisation d'autres enquêtes complémentaires, la communication mise en œuvre autour de l'enquête. Les grilles d’observation utilisées par les bibliothèques ayant expérimenté la méthode « Sweeping the library » ont également été analysées afin d’élaborer une grille d’observation applicable au contexte de Sciences Po Paris . On a ainsi relevé entre 15 et 25 activités listées par grille. Les effets personnels et le profil de l’usager sont renseignés dans la majorité des études et, si on observe de légers changements dans la formulation ou le niveau de détail des activités listées, celles-ci sont globalement similaires (lecture, écriture, utilisation d’ordinateur, de téléphone…)
A l'issue de cette synthèse, une première grille d'observation applicable à Sciences Po a été construite selon les préconisations suivantes :
- Distinguer le lieu où se déroule l’activité (27 rue St-Guillaume, 1er étage, 30 rue St-Guillaume Rez-de-chaussée...) et le mobilier ou équipement où se trouve l'usager (table de travail avec ou sans ordinateur, fauteuil…) de l’activité elle-même (lire, écrire, consulter un ordinateur… : une liste de 20 à 25 activités a été établie).
On entend par mobilier les pièces d'ameublement (tables, chaises, etc.) et par équipement le matériel à disposition (photocopieurs, automates de prêt/retour, ordinateurs, etc.).
- Diviser la grille en cinq catégories : Profil, Lieu de l’observation, Mobilier & équipement, Effets personnels, Activités en cours de réalisation
Tests du questionnaire
Afin de vérifier sa pertinence et faire les modifications nécessaires, nous avons testé cette première grille d'observation avec un formulaire papier le jeudi 9 janvier 2014 au matin au cours duquel six personnes ont été observées. Un formulaire avec l'outil Modalisa (de la société Kynos) a ensuite été créé et de nouveaux tests ont été effectués sur le terrain, dans les deux bibliothèques, les 14 et 16 janvier 2014. Une tablette Ipad a été utilisée pour renseigner le formulaire en ligne. Ces deux phases de tests nous ont conduits à modifier et affiner la grille d'observation (elle le sera régulièrement jusqu'au début effectif de l'étude), par exemple en remplaçant le champ libre Age par deux options à cocher (18-25 ans et Autre). Nous avons également choisi de conduire les observations en binôme afin de diviser les tâches et de tendre vers une observation la plus exhaustive possible. Pendant qu'un des observateurs procède à l’observation uniquement, en circulant le plus discrètement possible près de la personne observée, sans tenir de tablette ni de formulaire papier susceptible d’attirer l’attention, le second observateur renseigne le formulaire dans l’Ipad, selon les informations transmises par le premier observateur, en se tenant un peu à l’écart de la personne observée. Avant de valider le formulaire, le second observateur fait une dernière observation rapide pour éventuellement compléter celle de son binôme.
Le benchmarking et les premiers tests d'observation sur le terrain ont confirmé la pertinence et la faisabilité d'une telle enquête à Sciences Po. La suite du projet s'est donc concentrée sur la définition de ses modalités pratiques et méthodologiques, à travers la cartographie des espaces et l'organisation des rondes d'observation.
Cartographie des deux sites de la bibliothèque
L'objet d'une enquête de type « Sweeping the library » est de déterminer les usages des publics en fonction des différents espaces de la bibliothèque afin de remodeler ces derniers pour une meilleure adéquation espaces / usages. Bien connaître les espaces, mobiliers et équipements des deux sites de la bibliothèque était donc un préalable indispensable.
Mise à jour des plans de la bibliothèque
En parallèle de l'élaboration de la grille d'observation et des premiers tests, un important travail de cartographie des espaces de la bibliothèque a donc été réalisé d’après les plans fournis par le département Support de la bibliothèque. Selon le site concerné, ces plans dataient de 2010 ou 2011 et n'avaient pas été modifiés en fonction des changements d'agencement, ajouts ou suppressions de matériels survenus depuis. Une comparaison entre les plans et les espaces réels a donc été effectuée sur le terrain afin de les mettre à jour. Un code couleur a été utilisé sur les plans papiers pour différencier les espaces avant une mise à jour des plans au format électronique qui ont ensuite été mis à la disposition du personnel de la bibliothèque sur le serveur des fichiers communs.
Inventaire des mobiliers et équipement
L’actualisation des plans s'est accompagnée d'un inventaire des différents équipements et mobiliers ainsi que du nombre de places assises dans la bibliothèque. 24 mobiliers et équipements différents ont été répertoriés.
Les deux sites de la bibliothèque disposaient selon ce comptage de 703[1] places dont 397 au 27SG et 306 au 30SG. Toutefois, il semble difficile de faire une estimation précise du nombre de places, celles-ci variant légèrement au gré des ajouts ou retrait de chaises, notamment les chaises pliantes (dites « flottantes »). Sans considérer ces chiffres comme absolus et officiels, ils donnent un ordre d'idée des places assises disponibles à la bibliothèque et de leur répartition au sein des différents espaces. C'est par exemple sur ce dernier point que les résultats de l'enquête peuvent influer afin de permettre un réajustement du type d'assise (fauteuils, chaises, canapés...) en fonction du type d'activité observé.
Zonage des espaces par étages
Après avoir cartographié les espaces et compté les places disponibles niveau par niveau, chaque niveau a été divisé en grandes zones permettant de circonscrire, outre le mobilier ou l’équipement utilisé par l’usager et l’étage où il se trouve, une zone plus précise au sein de l’étage. Selon les étages, trois à six zones ont été définies. L’objectif de ce zonage plus fin est de permettre de dégager des zones plus ou moins fréquentées ou favorisant un certain type d'activité, indépendamment du mobilier ou de l’équipement. En effet, certains mobiliers ou équipements pouvant se retrouver à différents endroits de l’étage observé (par exemple les tables de travail), ne renseigner que l’étage et le type de mobilier utilisé ne permet pas toujours de localiser exactement l’usager dans l’espace. En déterminant des zones pour chaque niveau, on peut ainsi, par exemple, déterminer si les tables de travail situées à droite de la banque d’accueil sont plus utilisées que celles situées à gauche.
Les zones déterminées comprennent les mobiliers et équipement mais également le sol qui se doit d’être cartographié comme un espace observable (notamment lorsque l’usager se tient debout ou assis sur le sol, sans utiliser d’équipement). On a toutefois choisi d’exclure les carrels (ou salles de travail en groupe) de l’étude car il y est impossible d’y faire des observations discrètes.
Organisation des rondes d'observation
Élaboration d'un circuit d'observation
A l'issue de ce zonage, un circuit d'observation décrivant l'itinéraire à emprunter par chaque binôme, niveau par niveau, a été établi. L'objectif d'un circuit précis à suivre est de s'assurer le plus d'objectivité possible dans l'observation. Tous les observateurs procèdent de la même manière selon une méthodologie précise, déterminée en amont. Suivre un circuit pré-déterminé permet également de s'assurer de balayer chaque zone et, dans chacune de ces zones, d’observer une personne sur chaque type de mobilier ou équipement. Quelques principes ont par ailleurs été définis :
- Ne pas porter de signes indiquant son appartenance aux membres du personnel (badge)
- En cas de faible affluence, observer au moins une personne dans chaque zone, voire une place occupée par des affaires si l’usager est absent.
- En cas de forte affluence, il n’est pas possible d’observer chaque individu. On observe alors systématiquement la 3ème personne entrant dans son champ de vision dans chaque zone afin de limiter la subjectivité dans le choix des individus à observer.
- A l’issue de chaque ronde d’observation, le binôme peut prendre des notes sur l’Ipad pour renseigner des observations générales sur le taux de fréquentation ou l’ambiance générale dans la bibliothèque. Par exemple, « ambiance particulièrement bruyante », « nombre important d’usagers assis par terre ».
- L’Ipad est rangé à un emplacement prévu à cet effet où chaque binôme vient prendre la tablette, la ranger et la recharger avant et à l’issue de chaque ronde.
Planning de mise en œuvre de l’étude
Des réunions spécifiques ont eu lieu lors de la semaine du 27 au 31 janvier avec des membres du groupe de travail impliqué dans la Mission Marketing, notamment la responsable de l'encadrement des vacataires, afin de déterminer les modalités calendaires de déroulement de l'enquête, l'objectif étant de couvrir les différentes périodes d'affluence à la bibliothèque et d'atteindre un nombre suffisant de personnes observées pour pouvoir être représentatif[2].
Les modalités de mise en œuvre de l'enquête qui ont été choisies sont les suivantes :
- Observations pendant le 2ème semestre, de février à septembre 2014, sur 9 semaines
- Collecte couvrant tous les jours d’ouverture de la semaine, soit du lundi au vendredi ou samedi selon les semaines
- Autant de rondes d’observation qu’il est nécessaire pour coller au mieux à la saisonnalité heures/jour/mois de la fréquentation de la bibliothèque soit 49 rondes au 30SG et 54 au 27SG pour un total de 103 rondes (une ronde pouvait durer de 30 minutes à 1H30)
- En moyenne, 24 personnes observées par ronde (en situation réelle), soit 28 personnes au 27SG et 20 au 30SG
- Base de 6 binômes d’observateurs, soit 12 observateurs
- 49 rondes d'observation qui se déroulent simultanément au 27SG et au 30SG pour permettre une comparaison des observations selon le site et 5 observations supplémentaires dans la bibliothèque du 27SG plus fréquentée.
Un binôme doublon est prévu par créneau en cas de désistement d’un ou des deux observateurs.
Semaines d’observation
Semaine 1 : 24 au 28 février (vacances)
Semaine 2 : 3 au 8 mars (retour de vacances)
Semaine 3 : 31 mars au 5 avril (cours)
Semaine 4 : 14 au 18 avril (cours)
Semaine 5 : 12 au 17 mai (examens)
Semaine 6 : 26 au 30 mai (oraux)
Semaine 7 : 16 au 20 juin (vacances)
Semaine 8 : 30 juin au 4 juillet (vacances)
Semaine 9 : 8 septembre au 13 septembre (rentrée)
Les semaines d'observation choisies couvrent l'ensemble des différentes périodes et permettent une représentation homogène de l'année universitaire.
A l'exception des deux premières semaines qui se suivent, on a choisi d'espacer les semaines de déroulement de l'étude afin de ne pas mobiliser les observateurs sur plusieurs semaines d'affilée et de permettre des pauses pendant l'enquête pour faciliter des phases d'analyse partielle des résultats en cours d'étude.
Recrutement et formation des observateurs
A l'issue de la validation de ce calendrier en comité de direction, des observateurs volontaires ont été sollicités auprès de l'ensemble du personnel de la bibliothèque. Les observateurs se sont inscrits dans les créneaux de leur choix entre le 31 janvier et le lancement de l'enquête le 24 février dans un fichier mis à disposition dans l'outil Google Drive.
Le lancement de l’étude a été précédé d'une formation à l’utilisation du formulaire sur Ipad et au parcours de circulation dans les différents espaces. On a veillé également à bien expliciter les termes du formulaire pour éviter toute ambiguïté et une collecte des données différente selon les observateurs. Des phases de tests ont été réalisées par les observateurs afin qu'ils se familiarisent sur le terrain avec le formulaire et le parcours. Un Guide de l'observateur, reprenant les éléments méthodologiques nécessaires à l'observation (principes généraux, circuit d'observation, zones, calendrier) a été élaboré à cette fin.
Les résultats des observations
Il convient de garder à l’esprit les limites induites par ce type d’observation. Un des biais est qu’il peut surreprésenter les activités qui se déroulent dans la durée (par exemple la rédaction) par rapport à des activités courtes (envoyer un sms). L’observation capture un cliché des activités auxquelles l’étudiant est occupé. L’observateur ne s’arrêtant que quelques secondes ou minutes devant chaque étudiant, il paraît évident que les activités les plus engageantes dans le temps seront celles qui seront le plus fréquemment observées.
Au cours des 8 mois de l’étude, on constate que la présence des étudiants est forte tout au long de la période pédagogique, mais surtout en mars (période de cours) et jusqu’aux examens de mai, puis à la rentrée ; la présence des plus âgés est proportionnellement plus importante en juin et juillet ; les places fantômes sont significativement importantes lors des examens du mois de mai (9% du total des observations). C’est donc au moment où la pression sur les places est la plus importante que les étudiants « gardent » leurs places en y laissant leurs affaires pour pouvoir la retrouver à leur retour.
A l’issue des six mois d’enquête nous disposions de 2407 observations collectées dans tous les espaces, à toutes les heures de tous les jours de la semaine. Ces données, collectées avec l’outil Modalisa, ont pu être traitées et analysées par cet outil qui permet à la fois de définir des sous-populations et de croiser toutes les (39) questions possibles. Le champ de l’analyse qui s’ouvrait à nous était donc … vertigineux ! La première investigation a porté sur le portrait de l’usager …
Une bibliothèque fréquentée par les étudiants…
« Les premières impressions, c’était plus : il faut y aller parce qu’il faut travailler et il faut être sérieux. Et avec les années et l’apprentissage de comment travailler, par exemple, en deuxième année, je travaillais beaucoup plus chez moi et je venais à la bibliothèque que quand j’avais besoin de certains livres. Maintenant, en Master, c’est l’endroit où je travaille ».
L’usager observé est plutôt une fille – à 52% - (57% de jeunes filles sur le campus de Paris); 89% avaient l’âge d’être étudiant[3] . Les 133 personnes observées qui n’avaient plus visiblement l’âge d’être étudiantes, étaient à 72% des hommes, 15% avaient des documents sur leur table de travail, ils fréquentaient plus souvent la bibliothèque du 30 rue Saint-Guillaume, ils ont été plus significativement observés en juillet que le reste de la population observée, plus souvent sans ordinateur (à 47%), plus souvent engagés dans une opération de prêt/retour.
A contrario, les plus jeunes (identifiées dans notre grille comme faisant partie de la catégorie 18-25 ans) – soit 2136 individus – se distinguaient de la catégorie précédente comme étant plus souvent une femme, consultaient plus souvent Facebook, est plus souvent installé pour travailler en groupe, utilisaient plus souvent un smartphone, étaient plus souvent installé dans la bibliothèque du 27 rue Saint-Guillaume.
Ces deux populations ayant été décrites dans leurs différences distinctives[4], retenons que les caractéristiques générales de nos usagers, telles que l’observation nous les a montrées, sont les suivantes :
- 84,5% sont installés pour travailler seuls
- 41% disposent d’un ordinateur personnel (dont 15% sont installés à des postes avec ordinateur de la bibliothèque)
- 35% ont un smartphone visible (ou en cours d’usage)
- 28% ont des livres ou périodiques disposés sur leur table
…Qui étudient …
Répartition de l’activité observée selon le type (2407 observations)
Ce qui est frappant dans les observations est la prépondérance des activités scolaires dans lesquelles sont investis les usagers étudiés. Au moins les trois-quarts d’entre eux se consacraient à une activité scolaire. Dans une étude similaire menée en 2011 dans deux universités du Long Island, portant sur l’observation de 730 utilisateurs de la bibliothèque (où 90% des utilisateurs observés avaient moins de 25 ans) Lawrence Paretta[5] et Amy Catalano ont mis en lumière que 60% des observations concernaient des activités liées aux études (lecture/rédaction). Cependant, bien que les étudiants étaient engagés dans des activités académiques, ils consultaient également Internet pour des activités non scolaires[6]. Dans notre enquête, les 375 étudiants engagés dans une activité considérée comme « privé-ludique » plus souvent que le reste de la population étudiée téléphonaient (42/375), dormaient (21/375), avaient un smartphone (45/375) étaient dans le sas d’entrée, dans les escaliers ou encore dans les fauteuils rouges situés à l’entrée de la bibliothèque du 27, consultaient Facebook (88/375) ou Youtube (14/375). Si on distingue les usages selon les espaces, on constate que les activités privés-ludiques ont constitué 29% des observations faites dans les escaliers, le jardin ou les entrées mais 14% des espaces de travail.
…dans les espaces réservés à cet usage …
La grille d’observation que nous avons construite permettait également de creuser les rapprochements entre type d’usage et type de mobilier ou espace. L’outil Modalisa nous permettait également, comme dans l’exemple du tableau suivant de souligner les liens PEM et « d'estimer la force de l'attraction entre deux modalités ». Ci-dessous, la variation du vert clair ou vert foncé souligne les PEM significatifs dans un classement croissant : on voit ainsi que la banque Prêt/Retour ou les rayonnages sont fortement corrélés à un usage académique ou scolaire. Les zones de transit (escalier, ascenseurs) ou de détente (canapés alcôve, fauteuils rouges) génèrent de façon significative des usages privés ou ludiques (ou simplement de repos ou de circulation). Certains types de mobilier, compte tenu de leur disposition, n’ont pas permis aux observateurs de spécifier l’activité de l’étudiant (par terre ou dans les canapés) : ils ont donc choisi la catégorie « Ne sait pas ».
SI ces résultats peuvent apparaître comme sans suprise, ils permettent de vérifier cependant que le choix de mobilier complémentaire, plus ou moins confortable, plus ou moins propice au travail a un réel effet sur l’appropriation qui en est fait par les étudiants et sur les usages de repos que s’autorisent ces étudiants soumis à la lourde pression du temps et du travail.
Les activités ont été jugées bruyantes dans 7,3% des cas. 50 des 176 cas qualifiés de « bruyants » se sont déroulés dans les escaliers, 82/176 dans des espaces de circulation ou d’interaction avec le personnel de la bibliothèque. Cependant la variation de cet indicateur tout au long des huit mois de l’observation varie peu (10% d’activités jugées bruyantes pendant les examens de mai ou 10,6% pendant la période de cours de mars ; et 4 ou 5% pendant les mois d’été).
Si l’on regarde l’espace ou le mobilier qu’occupent les usagers, on constate que plus la bibliothèque est saturée, plus les usagers occupent l’ensemble des espaces et du mobilier offert. Par défaut, et en premier choix, ils utilisent les places sur table collective et les tables individuelles. C’est également – bien entendu – ce mobilier qui est largement majoritaire dans la bibliothèque (en nombre offert : 324 places de travail individuelles sans ordinateur / 253 places de travail individuelles avec ordinateur).
Le mobilier plus confortable qui a été proposé dans l’idée de diversifier les usages n’est largement utilisé qu’au moment où la bibliothèque est fortement occupée, comme le montre le graphique suivant qui rapproche la courbe des entrées par mois et le nombre d’observations d’étudiants faites sur ces fauteuils. Hors des périodes d’affluence, l’usage des mobiliers confortables reste minoritaire et réservé aux activités de loisirs.
Certains espaces ne sont occupés que dans les périodes de saturation : il s’agit des bancs du sas d’entrée de la bibliothèque du 30RSG, le sol (les étudiants ont été vus installés à même le sol surtout en avril, mai et septembre), et, comme on vient de le décrire les sièges BLA[7], les canapés Alcôve, les fauteuils rouges et les fauteuils gris.
Selon la règle du cumul …
C’est donc un usage très convenu des espaces que font les étudiants observés, respectant, dans l’énorme majorité des cas, la norme du silence imposée par la pression des camarades installés pour travailler. Les auteurs américains cités précédemment se sont beaucoup intéressés à la place des réseaux sociaux dans le temps scolaire de ces étudiants de la génération Y que l’on dit hyper connectés[8]. Comme l’écrit également Sylvie Octobre[9] : « Le numérique a introduit une mutation du rapport au temps : les technologies permettent d’abolir la linéarité et la mono-occupation des temps culturels ». Notre époque est donc « marquée par une porosité croissante des temps privés, publics, scolaires ou professionnels, extra-scolaires ou extra-professionnels, et le brouillage des frontières. » C’est cette porosité « en régime de polyactivité et de sociabilité importante » qu’ont pu mesurer nos collègues américains dans les études précédemment citées. Il n’y a pas concurrence entre la consultation de Facebook et travail scolaire, les deux se font la plupart du temps en parallèle. Ce que nous avons constaté est que l’usage du téléphone pour envoyer des SMS, la consultation des réseaux sociaux constituent – éventuellement - des activités complémentaires au travail, rarement une activité exclusive. Ces résultats nous engagent à considérer ces activités comme non exclusives les unes des autres pour ces générations qui pratiquent le cumul systématique du temps privé et du temps scolaire. De là à penser les espaces des bibliothèques sur ce mode-là, c’est ce que font certains auteurs[10] qui décrivent le continuum d’activités privées et scolaires qui composent le temps de l’étudiant, à l’instar de R. Applegate[11] "an effective library is one that addresses the entire spectrum of student needs, [and] does so as part of the entire student space-use ecology on a campus" (p. 345).
Dernier angle d’observation : les activités. La grille nous autorisait 29 activités. Un étudiant pouvait, bien entendu, être investi dans plusieurs activités simultanées (c’est d’ailleurs le cas pour la majorité des observations) : ces 29 activités ont généré 322 combinatoires pour les 2407 observations. Les observateurs ont vu des usagers engagés dans les monoactivités suivantes :
- Lit ; 5,4% des observations
- Emprunte-rend un document : 1,2%
- Butine dans les rayonnages : 3%
- Interagit avec le personnel : 1,9%
- Utilise un ordinateur pour consulter les ressources hors Sciences Po : 6,2%
- Rédige une note/un document : 5,4%
- Utilise un ordinateur pour consulter les ressources de Sciences Po : 3,4%
- Téléphone : 1,7%
- Prend des notes : 1,4%
- Se déplace dans la bibliothèque : 0,9%
- Dort : 1%
- Range ses affaires : 0,4%
Au total 38% des 2407 observations ont concerné un usager investi dans une seule activité. Les 1540 autres usagers observés faisaient plus d’une chose à la fois (au moment où on les a observés).
La distribution des activités en part du total (en faisant abstraction de ces combinatoires trop difficiles à présenter) est la suivante - la lecture (d’imprimés ou de ressources en ligne) arrive en tête des activités observées avec 36% des usagers engagés dans une activité de lecture (en plus ou non d’autres activités) :
« Personnellement, je travaille à la bibliothèque presque tout le temps parce que, déjà, on n’a pas la place pour une table à la maison. Du coup, je fais ma vie à la bibliothèque. Mais je ne suis jamais à côté des collections qui m’intéressent. La plupart du temps, si j’ai besoin de quelque chose, je vais l’emprunter et ensuite, je vais travailler où je trouve de la place »
Au total, un minimum de 62% des activités observées individuellement l’une de l’autre peuvent être assimilées à des activités scolaires (en part du total). Cependant, ce pourcentage est sans doute supérieur si l’on totalise les pluriactivités.
L’observation des activités selon les mois du calendrier universitaire ne révèle pas de différence flagrante dans la hiérarchie des activités.
La lecture (d’imprimés ou d’écrans) demeure tout au long de l’année l’activité principale qui cède un peu le pas, au moment de la préparation des travaux à rendre, à la rédaction de documents qui est alors proportionnellement un peu plus souvent observée. La période estivale, période de plus forte présence des élèves qui préparent les concours, accueille plus d’usagers en situation de lecture.
Pour conclure
« Du coup, c’est moins les livres que l’espace de travail, le fait qu’autour, les gens travaillent, qui est important. C’est l’ambiance. Les livres, ça peut arriver quand j’en ai besoin. Mais je ne viens pas pour ça. Je viens vraiment pour trouver un endroit calme pour travailler. »
Jeffrey Gayton[12] d’une part, Francine May et Alice Swabey[13] d’autre part, évoquent ce qui selon eux est le plus utile et attractif pour les usagers des bibliothèques universitaires : des lieux qui encouragent l’étude et permettent une activité, certes solitaire et contemplative, mais en compagnie des autres étudiants plongés eux-mêmes dans cette activité studieuse.
A la lumière des premiers résultats de notre enquête menée auprès de 2407 étudiants et sous réserve de ce qu’ils pourront nous dire lors de prochains focus groups, il semble que nos étudiants cherchent d’abord un lieu pratique (non loin des salles de cours, de la cafétéria et du cœur du campus), où il pourront se plonger silencieusement dans une activité de lecture et/ou de révision et/ou de rédaction sans nécessairement consulter les ressources imprimées ou dématérialisées de la bibliothèque.
Ils cherchent le calme et la concentration, un lieu où l’on puisse imprimer, bénéficier du wifi, utiliser un ordinateur, jouir d’un espace lumineux, propice à l’étude, où il ne fait ni trop chaud, ni trop froid. Les tables de travail sont d’abord utilisées, avant les mobiliers confortables qui sont éventuellement réservés à des moments de pause, ou, quand la bibliothèque est saturée, jouent le rôle de place de travail comme une autre.
[1] Ont volontairement été retirés de ce comptage les 32 places disponibles dans les salles de travail en groupe, ainsi que les chaises disponibles dans le jardin.
[2] La bibliothèque de Mount Royal au Canada a observé 9 268 personnes pour une population de 41 000 étudiants ; celle de Louvain 2 692 personnes pour un effectif de 28 344 personnes …Le critère pour nous était de procéder à un nombre de rondes permettant de coller au mieux à la fréquentation annuelle de nos salles de lecture.
[3] On ne compte donc qu’une minorité d’enseignants dans nos murs, si cette conclusion peut être extrapolée des observations sur l’âge des usagers. Ils ne sont d’ailleurs que 35% à avoir déclaré lors de l’enquête Libqual+ fréquenter au moins une fois par semaine la bibliothèque.
[4] Modalisa permet de calculer le Pourcentage de l'Ecart Maximum (PEM) qui permet d'estimer la force de l'attraction entre deux modalités dans un tableau de contingence.
[5] Lawrence T. Paretta et Amy Catalano. What Students Really do in the Library: An Observational Study. The Reference Librarian. Volume 54, Issue 2, 2013 : “The authors observed 730 collegiate students in the library and recorded their study (or non-study) activities. Approximately 60% of behaviors were study related. The most commonly observed behavior was reading print material (18.8%). The second most common behavior was the use of social media (11.4%)”.
[6] Les observations de cette étude menée par L. T. Paretta et A. Catalano ont permis de mesurer les usages suivants : The most frequently recorded primary behavior (Behavior 1) was reading print materials–school related (18.8%, n = 137), followed by typing or working on a document (12.3%, n = 90), Facebook/social media (11.4%, n = 83) followed by perusing non-educational websites/games (9.3%, n = 68) viewing online library materials (5.9%, n = 43), working collaboratively (5.6%, n = 41) and visiting educational websites (4.9%, n = 36). Other behaviors included sleeping (.7%, n = 5), reading news–online (2.6%, n =19), reading news–print (n = 24), and visiting YouTube (2.1%, n = 15).
[7] Il s’agit de sièges pivotants avec tablette intégrée.
[8] Monique Dagnaud. Génération Y : les jeunes et les réseaux sociaux de la dérision à la subversion. Paris : Presses de Sciences Po, 2013
[9] Sylvie Octobre, « Les enfants du numérique : mutations culturelles et mutations sociales », Informations sociales 1/2014 (n° 181) , p. 50-60
URL : www.cairn.info/revue-informations-sociales-2014-1-page-50.htm. : « En dix ans, entre 1988 et 2008, la part des 15-29 ans qui utilisent l’ordinateur tous les jours a été multipliée par onze, passant de 5 % à 55 %, d’après les enquêtes Pratiques culturelles des Français. C’est dire l’ampleur du mouvement en cours, d’une rapidité sans précédent dans l’histoire des pratiques culturelles depuis la seconde moitié du XXe siècle ».
[10] CUNNINGHAM, Heather V.; TABUR, Susanne. Learning space attributes: reflections on academic library design and its use. Journal of Learning Spaces, [S.l.], v. 1, n. 2, jun. 2012. ISSN 21586195. Available at: <http://libjournal.uncg.edu/index.php/jls/article/view/392/283>. Date accessed: 11 Apr. 2015.
[11] Applegate, R. (2009). The library is for studying: Student preferences for study space. Journal of Academic Librarianship, 35(4), 341-346
[12] Jeffrey T. Gayton, "Academic Libraries: 'Social' Or 'Communal?' The Nature and Future of Academic Libraries," Journal of Academic Librarianship 34, no. 1 (2008): 60.
[13] May , Francine et Swabey, Alice : Using and Experiencing the Academic Library: A Multi-Site Observational Study of Space and Place. En ligne : http://crl.acrl.org/content/early/2014/11/26/crl14-683.full.pdf
Commentaires
melot - le 30 Juin 2015, 11h06 Permalien
tres interessant merci
tres interessant
merci
SUBTIL - le 14 Juillet 2015, 02h07 Permalien
Ce sont toutes les
Ce sont toutes les informations qui me manquaient pour avoir une vision d'ensemble sur la mission que j'ai menée durant mon stage à la médiathèque du Kremlin-Bicêtre.
Merci