La bibliothèque, un territoire incertain

Yves Alix

André-Pierre Syren

De quel territoire la bibliothèque 1

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Dans ce texte, on utilisera indifféremment le mot « bibliothèque » pour désigner tout type de bibliothèque, médiathèque et autre…

est-elle un lieu ? La définition semble évidente tant on s’est attaché, depuis l’époque contemporaine, à qualifier les établissements par l’administration qui en a la charge, comme au Moyen Âge d’après les noms des abbayes. Nous connaissons donc désormais, sans égrener le détail de leur création, des bibliothèques municipales, intercommunales, départementales, nationales. Celles-là marquées par la conservation et la recherche, celles-ci davantage tournées vers la desserte d’une population donnée, les bibliothèques universitaires naviguant, en quelque sorte, entre les deux pôles. Les interactions entre institutions évoluent et les placent parfois jusque dans une logique de concurrence, entre elles ou au regard du monde numérique.

Quel lieu la bibliothèque veut-elle constituer en territoire ? Comment est-elle perçue ? Temple imposant, ruche bourdonnante, cocon protecteur, agora sociale ? De tout cela un peu, certes, et différemment dosé selon les établissements. L’évolution s’est faite en une génération ; la multiplication des intitulés, voire la recherche d’appellations nouvelles (grainothèque ou learning center…), illustre cette évolution accélérée. Mais dans quelle direction ? Celle d’un meilleur accompagnement des usagers, ou d’une professionnalisation de l’action publique ?

Évolutions administratives

Toute définition du territoire n’est possible que pour une époque donnée ; comme en physique des particules, il est difficile de mesurer simultanément la position et le mouvement. Dans la gradation des établissements évoquée ci-dessus, manque l’échelon régional, que l’on retrouve pourtant dans une appellation récente, celle des Bibliothèques municipales à vocation régionale (BMVR), programme d’investissement dont ont bénéficié douze bibliothèques municipales classées pour leur équipement central entre 1994 et 2006.

Dans les années 1980 et suivantes, il s’est agi de transformer des services aux collections de livres souvent peu diversifiées en médiathèques plus ouvertes et multimédias. La transformation fut également envisagée au niveau territorial : les « sectoristes », comme on a appelé le groupe de bibliothécaires animé par Michel Bouvy 2

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Association pour la médiathèque publique, Médiathèques publiques : lecture et bibliothèques (Michel Bouvy, dir. de publication), 1977-1988.

et Albert Ronsin, partisans d’un maillage raisonné du territoire national en « médiathèques de secteur » qui sembla mis en échec par le fort mouvement de constructions favorisé par la création du concours particulier du ministère de la Culture au profit des bibliothèques. La vision d’un maillage organisé est désormais considérée comme moderniste 3
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Gaëtan Barbier, Albert Ronsin et la bibliothèque de secteur : une vision moderniste de la lecture publique, 1950-1990, mémoire de master en sciences de l’information et des bibliothèques, sous la dir. de Dominique Varry, Villeurbanne, Enssib, 2017. https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/68703-albert-ronsin-et-la-bibliotheque-de-secteur-une-vision-moderniste-de-la-lecture-publique-1950-1990.pdf

et, mieux, elle revient par la fenêtre des préoccupations professionnelles : la fiche pratique 4
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Association des bibliothécaires de France, Boîte à outils sur les bibliothèques publiques en réseau. Fiche no 8, « Un maillage territorial à la mesure de la population », juin 2018 – dernière mise à jour en avril 2024. https://www.bibenreseau.abf.asso.fr/wp-content/uploads/2024/05/ABF-Bibenreseau-08-maillage.pdf

no 8 de l’Association des bibliothécaires de France (ABF), intitulée « Un maillage territorial à la mesure de la population », avance l’idée qu’il « est essentiel d’estimer ce maillage non en distance kilométrique mais en temps d’accès ».

À l’évidence pourtant, des inégalités subsistent dans la desserte territoriale, ce fut le thème du 63e Congrès 5

de l’ABF tenu en 2017, avec parution à l’appui d’un numéro double de la revue Bibliothèque(s) 6
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Numéro 88/89 de Bibliothèque(s) consultable à l’adresse : https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/index-des-revues?id_numero=68195&type_numero=PDF

. La mission publique de lecture, éducative et universitaire y compris, pour être communément jugée transversale, n’en ressortit pas moins de périmètres administratifs, et donc cadastraux. La Fédération nationale des collectivités pour la culture (FNCC) se réjouissait en octobre 2021 de l’adoption de la loi no 2021-1717 relative aux bibliothèques et au développement de la lecture publique, connue sous le nom de « loi Robert », en ces termes : « [Elle] fait entrer dans le droit le caractère fondamental des missions remplies par les bibliothèques territoriales et, ce faisant, officialise la reconnaissance du rôle des collectivités qui en ont assumé la charge dans le sillage de la décentralisation culturelle. » 7
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FNCC, « Lois bibliothèques et librairies, adoptions à l’unanimité » : https://www.fncc.fr/blog/lois-bibliotheques-et-librairies-adoptions-a-lunanimite/

Cela marque un déplacement entre la traditionnelle « mission des bibliothèques » et leur inscription dans des politiques publiques, celles-là étant plus rapidement susceptibles d’évolutions. Dans un article institutionnel publié par le BBF 8
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Institut national des études territoriales, « La formation des conservateurs territoriaux : les usagers, la lecture publique, les métiers en mouvement ! », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2017, no 13, p. 108-111. https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2017-13-0108-014

, également en 2017, l’Institut national des études territoriales (INET) définit ainsi la formation des conservateurs territoriaux : « Au cœur des transitions, les conservateurs territoriaux de bibliothèques participent à la gouvernance de la lecture publique sur le territoire, ils pilotent des établissements au service d’un projet porté par les élus, à la croisée avec les politiques de la Ville, le social, l’insertion, l’éducation ou encore le développement local… »

Le territoire détermine la collectivité qui elle-même pilote la bibliothèque, comme l’indique un intertitre du même article : « Une formation ancrée sur la réalité des territoires ». Il en résulte que la définition ex abrupto d’un réseau de lecture publique devient de plus en plus difficile. Certaines communes, ou leurs élus, préservent farouchement la gestion de leur bibliothèque, surtout quand c’est le seul équipement culturel dont ils aient ou conservent la gestion. À l’inverse, d’autres choisissent l’intercommunalité, sous des statuts divers : établissement public territorial (par exemple Plaine Commune), établissement public de coopération intercommunale à fiscalité propre 9

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Modèle généralisé par la loi MAPTAM (modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles) du 27 janvier 2014.

(Rennes, Toulouse…), collectivité à statut particulier (pour Paris, Lyon et Marseille). Le mot territoire recouvre des espaces à forte composante rurale ou, à l’inverse, très urbanisés, ainsi de deux réseaux qui se sont soudainement accrus de structures fort diverses : Épinal et Lyon, illustrant la logique privilégiée en France de modernisation de l’action territoriale par l’organisation métropolitaine.

Du trait de côte au point de côté

Quand on mesure le territoire, on sait que le trait de côte se démultiplie à des échelles progressivement réduites, de même les politiques de lecture, depuis des années soucieuses des publics en marge de leur fréquentation : empêchés, éloignés, volatils, en difficulté… Si l’accueil a longtemps été le mantra de la profession, il s’agit aussi d’aller au-devant des publics. Lancés en 2010, les « Contrats territoire-lecture » visent à élargir les publics, notamment en promouvant l’action culturelle comme correctif des inégalités 10

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Voir Claire Moniot, Le contrat territoire-lecture : construction, impact et perception d’un dispositif de contractualisation avec l’État, mémoire d’étude de conservateur des bibliothèques, sous la direction de David-Georges Picard, Villeurbanne, Enssib, 2017. L’autrice mentionnait que « le dispositif fonctionne bien, malgré la lourdeur des processus de mise en œuvre ». https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/67473-le-contrat-territoire-lecture-construction-impact-et-perception-d-un-dispositif-de-contractualisation.pdf

 : territoires ruraux, périurbains, quartiers de la politique de la ville (QPV) sont souvent ciblés. La publication aux Presses de l’Enssib, en septembre 2025, de Réinventer la bibliothèque hors les murs : accessibilité, droits culturels 11
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Jean-Rémi François et Eleonora Le Bohec Lettieri (dir.), Réinventer la bibliothèque hors les murs : accessibilité, droits culturels, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2025 (coll. La Boîte à outils, 56).

actualise une bibliographie entamée par Claudie Tabet en 1996.

Il n’est pas facile de changer l’organisation au fur et à mesure des reconfigurations territoriales. Beaucoup d’encadrants l’expérimentent : plus imposant est l’équipement et/ou vaste le réseau, plus la pyramide des responsabilités doit être structurée et plus la logique de la structure impose, consciemment ou non, une forme de centralité, de verticalité. Sur le plan professionnel, le collège « Bibliothèques, documentation, livre et lecture publique » de l’Inspection générale du sport, de l’éducation et de la recherche (IGÉSR, dans laquelle a été fondue l’ancienne Inspection générale des bibliothèques en 2019) a adopté la répartition des inspecteurs par grandes régions « académiques », pour traiter aussi bien les questions touchant l’enseignement supérieur que la lecture publique. Les conseillers livre et lecture des directions régionales des affaires culturelles (DRAC) se sont parfois réparti de même les circonscriptions en gardant l’ensemble des missions liées au livre, ou à l’inverse, chaque conseiller prenant en charge une mission sur l’ensemble du territoire élargi. Les agences de coopération et/ou centres régionaux du livre ont été fusionnés 12

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Voir la carte de la Fédération interrégionale du livre et de la lecture : « Les agences régionales du livre et de la lecture ». Celle-ci renseigne les agences affiliées… ou non telle Auvergne-Rhône-Alpes Livre et Lecture. https://fill-livrelecture.org/les-agences-regionales-du-livre-et-de-la-lecture/

, tant sur le plan de l’interprofession du livre que sur celui de la nouvelle organisation territoriale mise en place le 1er janvier 2016. Quelquefois, le nom originel a été conservé, tel Interbibly étendu de Champagne-Ardenne à Grand Est ; la plupart du temps, une nouvelle appellation a été trouvée correspondant au périmètre de la grande région, mais les implantations des anciennes structures régionales fusionnées ont été conservées, ainsi, par exemple, en Bourgogne-France-Comté, en Normandie, en Nouvelle Aquitaine… L’ABF a simplement conservé la structuration régionale élaborée dans les années 1970.

Les professionnels se retrouvent en tension entre la nécessité d’agir au plus près de leurs publics potentiels et celle de coopérer à des niveaux plus élevés. Depuis les années 2000, les bibliothèques départementales abandonnent le prêt direct au profit de l’organisation de réseaux reposant sur des bibliothèques d’appui. Le rapport de l’inspecteur général Jean-Luc Gautier-Gentès de 2013 13

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Les bibliothèques départementales de prêt : indispensables autrement, rapport à Madame la ministre de la Culture et de la Communication [Aurélie Filipetti] (rapport no 2013- 007), Inspection générale des bibliothèques, novembre 2013. https://www.culture.gouv.fr/thematiques/livre-et-lecture/documentation/publications/rapports-de-l-igb/Les-bibliotheques-departementales-de-pret-indispensables-autrement

souligne cette évolution et l’émergence de profils nouveaux : les référents de territoire. Deux élèves conservatrices de l’INET ont montré en 2020 que la logique des organigrammes départementaux et des découpages opérationnels des territoires influe sur les relations interservices 14
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Nadège Deriano et Flora Gousset, Les mutations des missions en bibliothèque départementale au service de la territorialisation, CNFPT, 2020. https://www.abd-asso.org/wp-content/uploads/2021/06/Synthese-benchmark-BD-Deriano-et-Gousset-INET.pdf

. Par ailleurs, les référents d’un territoire peuvent se trouver également responsables de missions transversales pour l’ensemble de la bibliothèque départementale. De tels montages ne finissent-ils pas par épuiser les énergies ?

Évolution culturelle

Les bibliothèques n’ont pas toujours été vertueuses dans le domaine de la diversité culturelle, tant s’en faut. Au contraire, elles traduisaient les archétypes du savoir officiel et souvent les stéréotypes sociaux ; les livres jadis mis « à l’enfer » sont désormais des sujets très instagrammables… Leurs collections attiraient les publics indépendamment de l’origine géographique des lecteurs et lectrices ; quand d’immenses contenus sont partout disponibles, faut-il s’étonner qu’elles s’intéressent davantage à leur potentiel public de proximité ?

Les fonds de conservation, dits patrimoniaux, n’ont pas été impactés par les réformes territoriales successives ; des études seraient bienvenues sur ce sujet (par exemple, la carte du dépôt légal imprimeur n’a pas changé). Les montages intercollectivités concernent pour l’essentiel le domaine de la lecture publique, laissant de côté les questions patrimoniales. Même si la définition de ces fonds s’élargit régulièrement 15

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Fabienne Henryot (dir.), La fabrique du patrimoine écrit : objets, acteurs, usages sociaux, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2020 (coll. Papiers).

, la gestion de ceux-ci se focalise sur la conservation 16
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Voir à ce sujet le dossier du BBF 2023-2 : « Sauvegarder et valoriser les collections patrimoniales » : https://bbf.enssib.fr/sommaire/2023/2

, la numérisation et la médiation 17
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Caroline Poulain (dir.), Renouveler les médiations du patrimoine en bibliothèque, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2024 (coll. La Boîte à outils, 53).

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Lors des journées Bibliopat de 2018, Guy Saez, ancien directeur de l’Observatoire des politiques culturelles de Grenoble, invitait 18

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Journées BiblioPat 2018, « Conférence introductive : Guy Saez », compte rendu : https://www.bibliopat.fr/sites/default/files/cr_conference_introductive_journees_bibliopat_2018.pdf

les bibliothécaires patrimoniaux à « s’intégrer dans [les] stratégies de politique culturelle, différentes dans les métropoles urbaines ». Les élus sont-ils sur la même longueur d’onde ? Le site de la FNCC aborde conservation et médiation dans la thématique « patrimoines » ; suit la « lecture publique », service essentiel car « la bibliothèque constitue le premier outil culturel des collectivités, celui au plus proche des habitants mais aussi celui qui porte au travers de la langue les conditions de l’approfondissement de notre démocratie » 19. Si le patrimoine et la lecture publique se croisent dans les bibliothèques, celui-ci n’est pas mobilisé pour l’avenir des territoires, ni pour l’éducation aux médias, nécessaire à la démocratie 20
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La médiation est parfois jugée tournée vers la « documentarisation » au détriment des publics non connaisseurs : Mylène Costes, « La valorisation du patrimoine ancien sur les sites de bibliothèques : réflexion sur les tendances en cours », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2017, no 12, p. 90-103. https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2017-12-0090-002

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Dans le domaine livresque, le stock des collections est souvent considéré comme l’horizon patrimonial de la collectivité, surtout concernant les pièces exceptionnelles ou remarquables, plutôt que comme le reliquat d’une histoire intellectuelle locale dont les artefacts peuvent être largement dispersés. La Lorraine a choisi la création d’une bibliothèque numérique partagée, Limédia 21

, qui autorise l’exploitation éditoriale par tous des ressources numériques collectivement rassemblées, à rebours de la diaspora documentaire. Le partage des informations peut également s’effectuer au niveau des choix de collections : la Bourgogne avait mis en place, au-delà d’une bibliographie régionale collective, une grille concernant les acquisitions documentaires relatives aux auteurs dits locaux 22
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André-Pierre Syren, « Cartographie des hommes illustres : vers une liste d’autorité des ‘personalia’ », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2000, n o 2, p. 87-91. https://bbf.enssib.fr/consulter/13-syren.pdf

, concept toujours discuté et parfois disputé. Chaque individu participe, on le sait depuis Norbert Elias, de différents cercles correspondant à des territoires mentaux, intellectuels, identitaires variés. L’enjeu des bibliothèques pourrait être l’articulation des collections à différentes échelles et aux différents modes de représentation, il devrait privilégier le feuilleté culturel au mille-feuille administratif.

La bibliothèque comme territoire

Au début de ce siècle encore, les réflexions professionnelles étaient centrées sur la politique documentaire et les meilleurs moyens de faire se rencontrer les publics et les collections. L’architecture, sans conteste, s’est imposée comme l’un de ces premiers moyens : davantage ouverte, décloisonnée, aux espaces intérieurs éventuellement modulables, à l’architecture intérieure soignée et volontiers colorée, aux mobiliers moins imposants et même mobiles. Mais le concept originel n’avait pas varié : une collection constituée, organisée et mise à disposition. L’accroissement du volume de ressources documentaires fut permis par celui, considérable, des surfaces de planchers qui permit aussi de rendre les collections mieux accessibles, notamment aux personnes manifestant un handicap, physique ou sensoriel. La médiathèque suivait une cure d’ergonomie mais restait principalement un lieu de culture, comme en témoigne le livre d’Élise Ledoux paru en 2006 : La bibliothèque, un lieu de travail 23

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La bibliothèque, un lieu de travail : guide pratique en ergonomie pour concevoir les espaces, préface de Lise Bissonnette, Montréal, ASTED, 2006.

. Le mémoire 24
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Les bibliothèques troisième lieu, mémoire d’étude de conservateur des bibliothèques, sous la direction d’Yves Desrichard, Villeurbanne, Enssib, 2009. https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/21206-les-bibliotheques-troisieme-lieu.pdf

de Mathilde Servet en 2009 marque une date importante en France. Elle contribue à diffuser la notion de « troisième lieu », intermédiaire entre espace public et espace privé. Progressivement, de façon plus ou moins affirmée, le concept gagne les nouveaux projets, à l’université comme dans les collectivités locales. La bibliothèque n’est plus seulement localisée dans le territoire, elle en devient un des outils de sociabilité, de sociabilisation même. En passant de cocon studieux à agora ouverte, elle forme elle-même territoire ; des consultations citoyennes sont organisées pour l’aménager. La notion de tiers lieu, au singulier, paraît désuète pour désigner les bibliothèques, le mot ayant été repris et transformé dans une acception start-uppeuse 25
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La bibliothèque de l’Enssib propose deux références bibliographiques consacrées au troisième lieu, contre neuf aux tiers lieux.

, mais la chose subsiste. Les projets qui se succèdent déclinent toutes sortes de variantes, dont témoigne le palmarès du « Grand prix des bibliothèques » organisé depuis quinze ans par Livres Hebdo. Peu à peu, la bibliothèque délaisse son identité de lieu d’ouverture à la culture pour devenir un lieu de consommation culturelle, voire de simple sociabilité.

Le numérique accentue le phénomène. Il y a quarante ans encore, l’accès à la Bibliothèque nationale supposait de justifier d’une licence et d’une recommandation du directeur de recherche. La gradation des différents établissements était parallèle à celle du cursus scolaire : apprentissage, lecture, étude, recherche. Désormais, tout un chacun peut fréquenter la Bibliothèque nationale de France et s’abonner à ses ressources numériques sous droits aussi facilement qu’à celles de sa circonscription territoriale – quand elles existent. Les bibliothèques ne sont plus des lieux de ressources, mais simplement des fournisseurs d’accès aux ordinateurs (qu’elles prêtent aussi parfois). Leur fonction documentaire primitive s’en trouve délocalisée ; l’évolution a été significativement marquée et rapide pour les bibliothèques universitaires, confrontées à l’accroissement continuel des coûts d’abonnements numériques, souvent au détriment des acquisitions papier. Les récents et spectaculaires développements de l’intelligence artificielle générative ne risquent pas d’inverser le processus. On peut à ce sujet s’interroger sur la multiplication des bibliothèques numériques par territoire quand des opérateurs mondialisés excellent à brasser des ressources dispersées dans l’espace et dans le temps. La captation par les écrans du temps d’attention disponible renforce néanmoins, et de façon non intuitive, la fonction des bibliothèques comme lieu essentiel pour la vie collective réelle, du campus ou du quartier.

Figures de l’appropriation

Le public

Les bibliothèques publiques ne sont fréquentées que par une part minoritaire de la population, même si celle-ci a, en un demi-siècle, très fortement augmenté. Pour autant, l’appropriation du lieu par ses utilisateurs semble dans bien des cas excéder le niveau du simple usage et, de plus en plus, se décorréler de ce qui reste considéré, dans l’esprit des professionnels, comme son objet propre, la mise à disposition de ressources. Ce phénomène peut se constater indépendamment de l’évolution statistique de la fréquentation, en termes d’inscriptions, de visites, d’emprunts, et son analyse appelle des enquêtes plus qualitatives que quantitatives. Le premier exemple qui vient à l’esprit est évidemment celui de la Bibliothèque publique d’information. Lieu d’éminente centralité dans Paris, la bibliothèque, contrainte par les travaux de rénovation du Centre Georges-Pompidou à s’exiler pour cinq ans dans l’excentré quartier du nouveau Bercy, ne devrait y perdre d’usagers qu’à la marge, tant l’appropriation du lieu par son public est forte. Depuis l’ouverture de l’établissement, les travaux du service Études et recherches 26

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Voir notamment : Christophe Evans, « Enquêtes de public à la Bpi 2003-2015 : grandes tendances », Enssib-Bpi, 8 mars 2016 : [fichier audio] https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/ecouter/66422-enquetes-de-public-a-la-bpi-2003-2015-grandes-tendances

permettent de suivre les évolutions de ce singulier rapport entre une bibliothèque à la fois emblématique et atypique et un public francilien qui en a fait, bon gré mal gré 27
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C’est-à-dire : que la bibliothèque, ses responsables et sa tutelle l’aient voulu ou non…

, LA bibliothèque centrale « tous publics » de Paris et de la région parisienne. La plus récente de ces enquêtes régulières 28
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« Baromètre de la Bpi 2024 : enquête sur les publics de la bibliothèque réalisée du 18 au 24 mars 2024 », Bibliothèque publique d’information - Centre Pompidou (professionnels) : https://pro.bpi.fr/dossier/publics-bpi-barometre-2024/

conforte une fois encore ce constat 29
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Appropriation (95 % des personnes interrogées s’y sentent en confiance, 35 % ne fréquentent que cette bibliothèque) et décorrélation de la fréquentation et de l’usage des ressources de l’établissement (cf. le graphique – p. 22 du document – représentant, de 2000 à 2024, la baisse de la consultation des livres de la collection, de 61 à 22 %, et la hausse du travail sur les documents personnels, de 34 à 74 %).

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Ce lien du public au territoire et à son appropriation, les architectes chargés de la rénovation du centre 30

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Agence Moreau Kusunoki, associé à Frida Escobedo Studio, designer.

l’ont si bien compris qu’ils fondent sur lui deux lignes directrices de leur projet : « porosités physiques et visuelles », « fluidité des parcours ». Et les professionnels des bibliothèques, habitués, au fil des rénovations, fermetures et travaux entrepris depuis l’ouverture en 1977, à ce que la Bpi, pourtant l’espace le plus fréquenté du Centre, apparaisse à peine dans l’énoncé des projets, apprécieront que, pour une fois, la bibliothèque soit pleinement intégrée à la réflexion, comme l’indique la note d’intention : « L’approche architecturale ludique de la bibliothèque cherche à inspirer une appropriation joyeuse et contemporaine des espaces pour des usagers aux profils multiples. » 31

Dans les bibliothèques universitaires, un phénomène analogue est à l’œuvre. La population étudiante s’approprie naturellement les espaces du campus, au premier rang desquels figure presque partout la bibliothèque, espace de travail privilégié. Si la crise sanitaire de 2020-2021 a sensiblement affecté la fréquentation, celle-ci est repartie à la hausse depuis. L’enquête statistique annuelle menée par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche titre ainsi, pour les données 2023 : « Espaces et services des structures documentaires de l’enseignement supérieur : un plébiscite qui se confirme » 32

. L’emploi de ce terme fort n’est pas inapproprié : le constat peut être fait tous les jours que les étudiantes et étudiants plébiscitent les salles de lecture où ils peuvent travailler individuellement ou en groupes, dans des espaces communs et non dans leur sphère familiale ou personnelle, pas nécessairement propice au travail. À titre d’exemple, on peut citer le KAP Learning Center de Clermont-Ferrand, inauguré en 2025 : « Les 3 500 entrées par jour envisagées ont été atteintes dès le mois de septembre, et l’affluence dépasse régulièrement 4 000 entrées par jour au niveau des portiques de la BU. » 33
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Fabrice Boyer, « Le KAP Learning Centre », Clermont-Ferrand (texte communiqué par l’auteur). Voir aussi : Marie-Aude Aumonier et Laura Le Coz, « Le KAP LC, lieu dédié à la réussite étudiante de l’université Clermont-Auvergne », Arabesques, no 116, 2025, p. 24-25. https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=4312

Poussons plus loin : ce territoire, ne peut-il être vu au sens animal, comme forme (ou conséquence) du réflexe d’appropriation ? Les occurrences récurrentes, dans les enquêtes, de la notion de bibliothèque comme lieu à soi, comme cocon, en témoignent. Pour filer la métaphore animale, toutes les bibliothèques sont aujourd’hui confrontées à ces fractionnements communautaires toujours plus éclatés, déjà évoqués, qui provoquent conflits d’espaces, de modalités (le silence, le bruit), de collections ou liés à la diversité des usages physiques des lieux.

Les bibliothécaires

Les pratiques du public, la pression qu’il exerce, ont profondément infléchi la définition même de l’espace de la bibliothèque et contraint les professionnels à faire évoluer sa conception et ses services, en particulier dans les bibliothèques territoriales. La géographie du savoir et de la culture qu’elles figurent, dans la construction/proposition opérée par les bibliothécaires, est subvertie par l’usage, dans une tension constante qui met en jeu la vision même que nous en proposons. Dans cette optique, les enquêtes menées depuis de nombreuses années par le sociologue Claude Poissenot 34

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Cf. par exemple : Être bibliothécaire, Éditions Lieux dits, 2014 (coll. Être).

le conduisent aujourd’hui, se voulant défenseur et non contempteur de ces institutions publiques, à souhaiter qu’elles soient détachées de la sphère culturelle : « Le lien social se fabrique aussi par elles [les bibliothèques] et à l’heure de la solitude et des fractures sociales, cela n’est pas inutile. Mais voilà, cela ne relève plus des ‘affaires culturelles’. » 35
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« Libérons les bibliothèques de la culture ! », La Gazette des communes.com, 3 mars 2025. https://www.lagazettedescommunes.com/966711/liberons-les-bibliotheques-de-la-culture/

De la géographie physique à la géographie symbolique et retour

La géographie physique de la bibliothèque s’exprime par son implantation dans l’espace, sa forme, les chemins et les parcours qui conduisent à elle, son organisation et ses circulations internes, enfin les mouvements même du public et son appropriation des espaces (cf. ci-dessus). Arrêtons-nous sur trois aspects : centralité, monumentalité, mobilités.

Le programme des BMVR, évoqué plus haut, a pu convoquer les trois. Analyser finement les relations entre ces trois aspects permettrait de dessiner une géographie urbaine symbolique des bibliothèques, mais la tâche est sans doute herculéenne et, de toute façon, excède notre propos. Néanmoins, quelques exemples permettront de mieux comprendre ces interactions et, si on peut l’exprimer ainsi, la place du symbolique dans le physique.

Centralité

Dans les villes, plus la bibliothèque centrale l’est vraiment, plus elle est visible et plus forte sa place dans l’imaginaire collectif. Mais, quelle que soit la taille de la ville, cette centralité réelle est rare, pour de multiples raisons. À Paris, les anciennes bibliothèques centrales d’arrondissement étaient autrefois dans les mairies ou proches d’elles. Les constructions commencées à partir de la fin des années soixante ont très souvent été, par contrainte foncière ou autre, éloignées du centre édilitaire de l’arrondissement. C’est encore le cas pour les établissements les plus récents, par exemple la médiathèque Françoise-Sagan, dans l’ancien hôpital Saint-Lazare, la médiathèque Marguerite-Duras, très éloignée de la place Gambetta où est la mairie, ou encore la médiathèque James-Baldwin.

Même dans des villes petites ou moyennes, la centralité pourtant recherchée n’a finalement pas été possible. Le handicap se compense alors par un travail sur la visibilité et l’accès. À titre d’exemple, en Auvergne : la médiathèque de Riom, en dehors du centre proprement dit mais aménagée dans un lieu visible et emblématique. En revanche, la médiathèque de Thiers 36

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https://md-mediations.puy-de-dome.fr/actualites/actualite/ouverture-de-la-mmap-thiers. La médiathèque porte le nom de Maurice Adevah-Poeuf, ancien maire de Thiers (1977-2001) et député du Puy-de-Dôme. Sur les noms donnés aux bibliothèques, voir dans la suite de l’article.

, réouverte en 2023 sur son ancien site, en plein centre d’une ville très particulière par sa topographie et à l’issue d’une gestation plus longue et plus coûteuse que prévu, donne un exemple fort de centralité complète, heureuse pourrait-on dire 37
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Pour ceux qui connaissent la ville : le paradis à un jet de pierre du Creux de l’Enfer…

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Monumentalité

Là encore, le cas des BMVR pourrait être cité en exemple. La monumentalité des bâtiments, dans les projets menés par les grandes villes (ou de plus petites mais jouissant d’un statut de capitale régionale, comme Châlons-en-Champagne alors), avait une portée symbolique forte. Cette monumentalité, déjà critiquée à l’époque pour le caractère intimidant de ces « cathédrales » culturelles, portait aussi en germe le risque de coûts de gestion et de fonctionnement particulièrement élevés, ce qui a été confirmé. Mais la fonction de ces grands édifices était aussi de servir de « catalyseur urbain », comme l’expliquaient par exemple les concepteurs de la bibliothèque Alexis-de-Tocqueville de Caen 38

, et la monumentalité reste présente dans beaucoup de projets d’envergure. Dans les réalisations urbaines plus récentes, économie et sobriété environnementale oblige, elle cède de plus en plus le pas à la sobriété architecturale et à l’insertion dans le tissu urbain préexistant 39
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Voir le projet de Clermont-Ferrand : « Ce projet d’envergure contribuera au développement culturel de la métropole clermontoise. Mêlant une construction architecturale forte et de grandes qualités fonctionnelles, ce nouvel écrin sera le berceau de nombreuses activités pour tous les habitants. Une bibliothèque du 21e siècle. » Peut-on exprimer plus clairement le caractère symbolique du geste à la fois politique, urbanistique et social de la collectivité portant le projet ? https://www.clermontmetropole.eu/grands-projets/grands-projets-equipements/la-bibliotheque-metropolitaine-de-lhotel-dieu/

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Mobilités

Les mobilités contemporaines permettent de parcourir le territoire physique et de l’investir. Mais territoire incertain tout de même, car ces mobilités obéissent rarement à la logique des aménageurs et, surtout, elles suivent de plus en plus des trajectoires fortement individualisées, toujours commandées par la nécessité et l’adaptation aux contraintes. Aujourd’hui, trottinettes et vélo dans les grandes agglomérations… et automobile dans les campagnes ! Dans le monde contemporain, traversé par la nécessité de l’adaptation au changement climatique, le paradoxe n’est qu’apparent : les territoires ruraux sont aussi ceux où la sobriété et la vertu énergétiques sont les plus difficiles à mettre en œuvre.

Et le volontarisme des collectivités reste, comme nous l’avons dit, soumis à une inconnue essentielle : la réalité des usages, des parcours. À titre d’exemple, déjà cité, Clermont-Ferrand : « La Métropole remodèle la ville, selon un schéma urbanistique caractérisé par la mise en place de nouvelles mobilités […] C’est donc à la circulation des publics, comme à celle des idées, que concourt le KAP Learning Centre. Circulations des publics et des idées, qui sont au cœur des préoccupations professionnelles des bibliothécaires. » 40

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Fabrice Boyer, « Le KAP Learning Center », op. cit.

La bibliothèque et le pouvoir : un lieu idéologique ?

On se demandait plus haut : de quel territoire la bibliothèque est-elle un lieu ? Est-ce un lieu idéologique ? C’est en tout cas un territoire identifié, rattaché à une tutelle, une institution ou une collectivité publique, donc politique. Le nommage du lieu est souvent l’occasion, pour la tutelle, collectivité ou institution, d’affirmer ainsi ses valeurs 41

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Sur ce sujet, on lira avec profit le mémoire d’Albane Lejeune, La dénomination des bibliothèques

territoriales : analyse et perspectives, mémoire d’étude de conservateur des bibliothèques, sous la direction d’Anne-Marie Bertrand, Villeurbanne, Enssib, 2013. https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/60369-la-denomination-des-bibliotheques-territoriales-analyse-et-perspectives.pdf

. Si le fait de nommer et de rendre hommage par ce geste n’est pas nouveau, il a pris ces dernières années une ampleur nouvelle et semble plus marqué qu’avant par le souci d’édifier qui l’accompagne. Le choix du nom peut être un simple hommage à une personnalité locale, un hommage politique mais en lien avec le territoire géographique (la médiathèque de Moulins-sur-Allier a été rebaptisée Médiathèque Samuel-Paty, pour honorer sa mémoire et manifester la solidarité de la collectivité et des habitants, mais aussi pour rappeler que le professeur assassiné était né dans la ville – où il a d’ailleurs été enterré) ou la manifestation de la volonté de la collectivité de poser un geste politique ou « culturel » fort. Les bibliothèques de la ville de Paris, qui portaient naguère soit le nom de leur arrondissement soit celui d’une rue, d’une place ou d’un quartier, sont aujourd’hui baptisées de noms d’écrivaines ou écrivains, d’artistes jugés exemplaires ou dignes de cet hommage. On peut seulement regretter que le lien avec le territoire, précisément, soit parfois ténu, voire inexistant. Mais il est vrai que le propos des responsables des collectivités, dans cette forme d’hommage, n’est pas de relier une personnalité à son territoire, mais, en quelque sorte, de placer le territoire sous le patronage artistique et politique de ladite personnalité. C’est ce qu’a fait récemment Grenoble, en rebaptisant les bibliothèques de son réseau, et ce que s'apprête à faire Rouen 42. Ainsi s’esquisse une sorte de géographie morale des bibliothèques.

Lieu d’accès au savoir et à la culture, lieu de sociabilité, la bibliothèque ne peut plus prétendre être un lieu neutre. D’ailleurs, l’a-t-elle jamais été ? Les bibliothèques publiques sont sous la tutelle de pouvoirs politiques et, comme telles, soumises aux inflexions de ces pouvoirs. Ce n’est pas nouveau. On n’a pas attendu l’administration Trump aux États-Unis pour voir des bibliothèques (mais aussi l’école et les autres institutions culturelles, comme les musées et les archives) subir les pressions d’une censure ouverte ou déguisée. Et, malheureusement, l’idée même de la bibliothèque, que nous concevons comme un lieu de liberté – et de libération, est compatible avec à peu près tout, y compris l’horreur 43

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Lire Jad Hatem, Schelling à Buchenwald : le mal absolu, Zeta Books, 2023.

. De l’indifférence (rarement bienveillante) à l’emprise absolue du politique, la bibliothèque reste un territoire menacé par l’emprise du politique, un espace de confrontation idéologique. La nouveauté est que cette emprise menace directement aujourd’hui les institutions des pays démocratiques et non plus seulement les régimes autoritaires et les tyrannies. Ce que voulaient faire les municipalités d’extrême droite en France naguère (avec une maladresse caricaturale), ce qui se fait bel et bien dans les bibliothèques et les écoles américaines, ce qui risque de se faire demain un peu partout, sous la pression de la vague anti-démocratique, révèle à nouveau l’extrême fragilité et vulnérabilité de ces territoires communs.

Conclusion : que dit le lieu de la bibliothèque ?

Territoire au sens géographique autant que symbolique, la bibliothèque, aujourd’hui beaucoup plus présente dans l’imaginaire collectif qu’elle ne l’était hier 44

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Et pas seulement dans l’imaginaire, mais dans la réalité cartographique : les plans de ville des guides Michelin, rouges ou verts, qui ignoraient presque toujours les bibliothèques, signalent soigneusement, depuis quelques années, les médiathèques. Cette visibilité dans l’espace topographique consacre leur présence aux yeux de tous, piétons, automobilistes, visiteurs, touristes…

, appelle des visions territoriales diverses, voire contradictoires et mêmes, pour certaines, ambiguës. Vision d’un espace « sacré » (temples de la culture, lieu du refuge et de l’asile spirituel comme l’église) ; gestes architecturaux exprimant avec force une politique publique – jusqu’à l’hubris des élus locaux – ; imaginaires parcourant le plus large spectre des signes symboliques, de la grotte baroque surchargée – qui connaît un regain d’intérêt touristique – à l’espace quasi vide (cf. la bibliothèque centrale de Stuttgart 45
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« La bibliothèque de Stuttgart : un monument de savoir et de design », Cahier de Seoul [en ligne] : https://cahierdeseoul.com/yi-architects-new-stuttgart-library-2/

) ; cadre de prestige, vide aussi, mais de sens : les magnifiques bibliothèques chinoises qui ne sont pas de magnifiques modèles de pluralisme…

La bibliothèque, territoire incertain ? En tension, assurément. Tension liée à la dépense publique, à la politique de l’État ou des collectivités, entre coût d’aménagement et coût d’entretien du lieu par rapport à son usage ; tensions propres aux conditions de l’accès (aux ressources, au savoir) : le tout-numérique ne rend-il pas caduc l’investissement dans l’espace physique, qui coûte si cher, et qui doit concilier aujourd’hui « robustesse », exemplarité de la consommation énergétique, résilience climatique ? Que dire, alors, de la tension liée à l’usage de l’espace physique par le public, entre acceptation plus ou moins sincère d’espaces collectifs (y compris communautaires) et désir d’asiles individuels ?

Cette incertitude, au fond, n’est-elle pas d’abord une instabilité ? On peut lire, comme sur une carte, dans le territoire démocratique si précieux et si fragile de la bibliothèque contemporaine, les lignes et les points de la crise de la citoyenneté que nous vivons. Sur un terrain instable, consolider ne fait que reculer les échéances. Pour remodeler le territoire et le rendre sûr, il importe de le refonder.