Des bibliothèques premières de cordée : accompagner le changement climatique dans les Alpes du Nord

Hélène Manillier

Isabelle Vidal

Existe-t-il une spécificité propre aux bibliothèques situées en montagne ? Telle était la question à laquelle nous tentions de répondre dans un mémoire de fin d’études soutenu à l’Enssib [École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques] en 2021 1

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Hélène Manillier, Lecture publique en zone de montagne : au-delà des contrastes et des contraintes, les bibliothèques alpines au service de la recomposition des territoires, mémoire d’études sous la direction d’Isabelle Vidal, Villeurbanne, Enssib, 2021. En ligne : https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/notices/70167-lecture-publique-en-zone-de-montagne-au-dela-des-contrastes-et-des-contraintes-les-bibliotheques-alpines-au-service-de-la-recomposition-des-territoires

, et dont a découlé une journée d’étude proposée par Savoie et Haute-Savoie Biblio en 2023 2
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Journée d’étude « Lecture publique en zone de montagne », replay du jeudi 16 novembre 2023 : https://www.biblio7374.fr/ressources-professionnelles.aspx?_lg=fr-FR

. Au terme de celle-ci, Olivier Cogne, directeur du Musée dauphinois et directeur éditorial de la revue L’Alpe, nous mettait sur la piste en observant que « la montagne est un formidable et terrible observatoire des conséquences du changement du climat avec un impact plus visible et plus fort qu’ailleurs ». Car oui, si les bibliothèques de montagne peuvent partager nombre de leurs caractéristiques avec des lieux de lecture situés dans des contextes géographiques différents, leur emplacement sur des territoires interagissant sans cesse avec un environnement fortement exposé au réchauffement du climat interroge sur l’évolution de nos offres de services, de nos compétences, ou encore sur ce qui contribue à l’attractivité durable d’un territoire.

Des bibliothèques en zone de montagne : quelles particularités ?

Alors que les territoires montagnards n’avaient pas encore fait l’objet de travaux au titre de la lecture publique, l’étude menée en 2021 a permis de mettre en évidence combien les zones de montagne cumulent contrastes et contraintes de tous ordres (géographique, économique, démographique…). Du village rural isolé à la ville structurante, en passant par les bassins industriels et les stations touristiques, les zones de montagne ont cela de particulier qu’elles concentrent sur des espaces étendus mais contraints la diversité des réalités de la lecture publique nationale, intensifiées au contact permanent et indissociable de l’environnement. La responsable de la bibliothèque de Val-d’Isère soulignait d’ailleurs très justement dans l’étude qu’il est impossible d’oublier la montagne : contrairement à la mer, on ne peut pas lui tourner le dos, même quelques minutes, pour oublier sa présence !

En montagne, comme ailleurs, la bibliothèque occupe le rôle de principal service culturel accessible en proximité pour les habitants, mais aussi celui d’un lieu favorisant le lien social et un sentiment de communauté à l’échelle d’un espace souvent réduit. Au vu de l’actualité qui touche ces territoires depuis plusieurs années, il est apparu que les bibliothèques pouvaient aussi avoir, et peut-être davantage ici qu’ailleurs, un rôle à jouer dans l’accompagnement des populations au changement de leur écosystème. En effet, qu’elle soit encore en réflexion ou déjà à l’œuvre, la nécessaire transformation des territoires montagnards s’impose, poussée par une vulnérabilité précoce et accrue face au changement climatique – alors que les différents modèles économiques des vallées reposent encore largement sur leurs atouts géographiques, qu’il s’agisse de la neige et de l’eau, des pentes, du bois ou des terres agricoles.

Le réchauffement climatique, on en parle ?

Bien que la nécessité de cette transformation se fasse sentir depuis de nombreuses années, l’un des points d’étonnement du mémoire résidait en ce qu’aucun des professionnels interrogés n’avait abordé spontanément, dans les entretiens libres, le sujet des mutations à venir en montagne. En 2025, il nous semble que les choses seraient peut-être différentes.

En effet, en seulement quatre ans, on constate une accélération de la vulnérabilité climatique des terrains montagnards, où les incidents se font de plus en plus proches des habitats et impactent durablement le quotidien des populations locales et touristiques. Ce fut le cas avec les récents éboulements d’une falaise en Maurienne (2023), interrompant pendant un an et demi les lignes ferroviaires reliant la France à l’Italie, ou en Tarentaise (2025), coupant une route nationale extrêmement fréquentée au cœur de la saison touristique hivernale. Deux événements, à première vue anecdotiques, qui s’expliquent par l’accélération des mutations géologiques sous l’effet du réchauffement, et qui révèlent la fragilité des espaces de montagne tout en questionnant leur habitabilité future.

On note en parallèle l’élargissement d’un consensus chez le grand public quant à la fragilité des territoires montagnards, qui rejoint davantage aujourd’hui qu’il y a quatre ans les alertes de la société civile militante. L’adhésion à des projets présentant des risques pour l’environnement apparaît désormais plus difficilement acquise, comme l’ont montré les accueils mitigés, voire défavorables à de récents projets de retenues collinaires 3

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Exemple du projet de retenue collinaire à La Clusaz (Haute-Savoie) qui a suscité la mobilisation des habitants : https://www.lemessager.fr/649315457/article/2024-04-10/morzine-avoriaz-mobilisation-contre-un-projet-de-retenue-collinaire-de-92000-m3 ; et a finalement été suspendu par la justice : https://reporterre.net/La-retenue-collinaire-de-La-Clusaz-interdite-par-le-tribunal

mais aussi à l’organisation des Jeux olympiques d’hiver en 2030 dans les Alpes 4
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Exemple des recours auprès de l’ONU et de la Justice administrative menés par des collectifs citoyens contre les JO 2030 : https://www.lemonde.fr/planete/article/2025/05/23/jo-2030-double-recours-des-opposants-aux-jeux-d-hiver-dans-les-alpes-pour-obtenir-un-debat-public_6608000_3244.html

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L’inflexion se fait aussi sentir dans les discours officiels : si les acteurs locaux ne remettent pas encore pleinement en question les modèles actuels (peu ont passé ce cap, et parmi eux, surtout dans des territoires de basse à moyenne montagne), ils intègrent davantage dans leurs stratégies et objectifs l’adaptation à un contexte de réchauffement. En témoigne l’organisation en 2025 du festival « Agir pour les glaciers » par la ville de Bourg-Saint-Maurice, première édition d’un événement de sensibilisation sur la fonte des glaces dans une commune par ailleurs très liée au dynamisme de la toute proche station touristique des Arcs. De même, les JO 2030 se donnent pour objectif de contenir leurs effets négatifs sur l’environnement afin de proposer des Jeux « responsables et durables ». Que le défi soit relevé ou non, ces discours nouveaux en disent long sur la place qu’occupe désormais la préservation de l’environnement et de la montagne dans les préoccupations du grand public, dans les Alpes et au-delà.

Penser la montagne de demain avec les bibliothèques

Dans ce contexte, il est légitime de s’interroger sur la place qu’occupent – ou occuperont – les bibliothèques dans les réflexions et dynamiques en cours : les pouvoirs publics intègrent-ils la lecture publique dans l’évolution de leurs modèles ?

Depuis quatre ans, et du point de vue d’une bibliothèque départementale accompagnant communes et groupements de communes dans le développement de leur offre de lecture publique, il semble que les élus de terrain reconnaissent de plus en plus les bibliothèques comme des outils à leur portée pour valoriser leur territoire. On peut observer ici une meilleure prise en compte du fait que la bibliothèque constitue, au même titre que bien d’autres, un véritable service public d’intérêt local. Cela s’inscrit dans un contexte sans doute favorable, celui de la loi de 2021 5

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La loi du 21 décembre 2021 relative aux bibliothèques et au développement de la lecture publique a fait l’objet de nombreux articles, y compris à l’attention des élus locaux : https://www.maire-info.com/lecture-publique/la-loi-determinant-les-missions-des-bibliotheques-territoriales-promulguee-article-25957

qui garantit désormais le rôle des bibliothèques et leur donne une assise non discutable. L’adoption de cette loi a été l’occasion de renouveler les actions de plaidoyer quant à la vocation des bibliothèques auprès de leurs tutelles, et ce partout en France. Ce discours a une portée d’autant plus marquée en zone rurale et de montagne, où la lecture publique est de longue date largement prise en charge par des bénévoles, bénéficiant d’une attention parfois limitée des élus locaux. Désormais, nul ne peut ignorer la loi et le statut de service public des bibliothèques, même les plus modestes d'entre elles.

Il serait intéressant de poursuivre les actions de plaidoyer aujourd’hui encore pour faire valoir le rôle des bibliothèques, non seulement en faveur de l’accès à la culture et du développement du lien social mais aussi dans l’accompagnement de l’évolution des territoires de montagne. Notre rôle, en tant que professionnels de la lecture publique, est aussi de donner à voir aux tutelles l’évolution des missions des bibliothèques, en lien avec celle des besoins et contextes locaux. C’est l’occasion de montrer aux élus et décideurs que les bibliothèques peuvent constituer des lieux ressources pour parler transition économique, touristique et écologique. Il est possible de s’appuyer pour cela sur l’ancrage de ces lieux dans leur communauté, sur leurs collections documentaires, sur la richesse des expertises individuelles des équipes et des habitants, et sur leur plus grand atout – l’accès libre et gratuit pour toutes et tous – afin de créer des espaces d’échanges autour de l’évolution nécessaire de la façon de vivre en montagne. Des dispositifs dédiés peuvent également y être mobilisés, comme le dispositif transfrontalier « Évasion scientifique pour construire un avenir plus écologique » (ESCAPE) présenté en focus.

Au final, les enjeux liés au contexte climatique actuel peuvent représenter une opportunité, l’occasion pour les élus de montagne de mobiliser les services publics entre leurs mains, tels que les bibliothèques, pour agir dès aujourd’hui et garantir de bonnes conditions d’habitabilité pour demain. Et, ainsi, faire évoluer les modèles existants, en faisant reposer l’attractivité de leur territoire autant sur l’action publique que sur les acteurs privés (industries, tourisme…). Avec des bibliothèques aux avant-postes ? En montagne, on dirait « premières de cordée » !

Focus. Par-delà les frontières, des bibliothèques « actrices de la transition écologique » en montagne

À l’image de la campagne lancée en 2024 par l’Association des bibliothécaires de France (ABF) pour souligner tous les aspects de l’engagement des bibliothèques dans la transition écologique1, en particulier leur mission d’information, les bibliothèques en montagne jouent un rôle important auprès des habitants et des visiteurs de passage dans l’éducation et l’apprentissage sensible de la nature. Peut-être même davantage qu’ailleurs au vu de l’omniprésence de l’environnement et du réchauffement climatique accéléré sur place. Des initiatives en ce sens étaient déjà exposées dans le mémoire en 2021.

Pour autant, le réchauffement climatique ne connaît pas les frontières, et le mémoire soulignait la rareté, voire l’absence de coopération transfrontalière bibliothéconomique dans l’arc alpin. Là aussi, les prises de conscience font avancer les choses et l’on peut se réjouir du nouveau dispositif ESCAPE2 qui va se déployer prochainement en France et en Italie. ESCAPE a été lancé à l’initiative du programme ALCOTRA (Alpes Latines coopération transfrontalière), programme de coopération transfrontalière européen qui couvre le territoire alpin entre la France et l’Italie, avec le soutien financier du FEDER (Fonds européens de développement régional). Les porteurs du projet sont pluriels tant géographiquement que par leurs domaines spécifiques d’intervention : il s’agit de la métropole de Turin, la province du Piémont, la ville de Chambéry et le Conseil Savoie Mont Blanc pour les départements de la Savoie et de la Haute-Savoie. ESCAPE générera des projets locaux et mettra en lien et en action les habitants et acteurs sur le terrain, parmi lesquels les bibliothèques pourront jouer un rôle significatif.

De quoi s’agit-il précisément ? ESCAPE est l’acronyme pour « Évasion scientifique pour construire un avenir plus écologique », ce qui annonce l’objectif de ce dispositif : sensibiliser les jeunes générations pour préparer l’adaptation de la montagne aux enjeux de demain. ESCAPE est aussi un mot qui évoque les escape games, ce qui annonce la forme : ESCAPE est composé d’une exposition interactive, d’Escape Room et d’Escape Box, autant de dispositifs itinérants, ludiques et interactifs, où les publics sont acteurs de la réflexion et de la recherche de solutions.

Les thématiques déclinées sont les suivantes :

• Pratiquer la montagne : l’hiver ou l’été ?

• Consommer moins ou autrement ?

• S’adapter ou déménager ?

• Déchets ou ressources ?

• Neige ou pas neige ?

• Comment vit-on la montagne ?

• Une catastrophe évitable ?

Il s’agit de proposer une expérience immersive et pédagogique visant à sensibiliser aux transitions en montagne. Ce dispositif s’adresse à tous les publics avec une attention toute particulière aux jeunes de 11 à 15 ans, c’est-à-dire les citoyens et décideurs de demain, des deux côtés de la frontière.

En France, ce sont plus précisément la Galerie Eurêka (centre de culture scientifique, technique et industrielle – CCSTI, à Chambéry) et Savoie et Haute-Savoie Biblio qui assurent ensemble la mise en œuvre de ce nouveau dispositif. À ce titre, Savoie et Haute-Savoie Biblio organise la formation des personnels des structures qui accueilleront ces dispositifs (bibliothèques, musées, établissements de vulgarisation scientifique, collèges, etc.). La formation porte à la fois sur l’utilisation et l’animation des outils et sur la médiation scientifique et l’approche systémique du développement durable, des compétences relativement nouvelles à acquérir pour les bibliothécaires en particulier.

De plus, Savoie et Haute-Savoie Biblio assure la diffusion du dispositif auprès des bibliothèques du territoire savoyard et haut-savoyard, en particulier les Escape Box, module le plus léger et donc le plus adaptable. Il est en effet nécessaire de pouvoir proposer cette action dans toutes tailles de bibliothèques et dans des territoires éloignés, afin de toucher en proximité les populations concernées. Ainsi, pour une bibliothèque bidépartementale de montagne, pouvoir « embarquer » les bibliothèques du territoire dans ce type d’action est essentiel et permet à toutes les structures de participer à cette initiative significative pour elles et les populations qu’elles desservent en proximité.

1. https://abf.asso.fr/4/210/1092/ABF/-plaidoyer-bibliotheques-actrices-de-la-transition-ecologique

2. https://www.biblio7374.fr/escape-mission-transition.aspx