Une bibliothèque sur un archipel : le SCD de l’Université de la Polynésie française

Vayana Chand

Samuel Lespets

Comment parler d’une bibliothèque à Tahiti sans verser immédiatement dans les clichés associés aux îles tropicales ? C’est une tentation à laquelle il est difficile de ne pas céder.

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Figure 1. Vue de l’extension de la bibliothèque universitaire en phase finale des travaux, avec en fond l’île de Moorea

Photo : Samuel Lespets

Certes, le campus de l’Université de la Polynésie française, implanté à l’extrémité nord-ouest de l’île de Tahiti, en périphérie de Papeete, est largement arboré d’essences luxuriantes aux parfums aussi envoûtants que leurs noms (ylang-ylang, tiaré, tipanié, miri). Certes, la bibliothèque offre des vues magnifiques sur la nature, le lagon et l’île de Moorea. Certes, l’accueil polynésien, les sourires chaleureux, les musiques tour à tour touchantes et entraînantes se rencontrent quotidiennement aux détours d’une salle de cours, à la cafétéria, ou à la banque d’accueil. Mais pour commencer à parler de la bibliothèque universitaire de Tahiti, le mieux est sans doute de décrire les quelque 6 000 volumes du fonds polynésien, un fonds patrimonial créé au début des années 2000, lorsque l’université du Pacifique s’est scindée en deux : l’Université de Nouvelle-Calédonie et l’Université de la Polynésie française. Ce fonds remarquable a vocation à collecter et rassembler tous les ouvrages et documents paraissant localement et dans le « triangle polynésien » 1

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Les archéologues s’accordent aujourd’hui à penser que les migrations se sont faites par vagues successives depuis l’actuelle Taïwan jusqu’à une installation dans l’actuelle Polynésie française autour du IXe siècle après J-C, puis de là vers Rapa (Île de Pâques), vers Hawaï au XIIIe siècle et vers Aotearoa (Nouvelle-Zélande) au XIVe siècle. Ces trois extrémités forment le triangle polynésien.

. Et la première constatation est la proportion très importante des ouvrages, anciens et moins anciens, consacrés au puissant pouvoir de fascination qu’exerce Tahiti sur les écrivains. Héritiers de Bougainville, pourtant resté moins de dix jours sur cette île, lointains émules des Lumières qui crurent reconnaître dans la nouvelle Cythère les échos du mythe du bon sauvage, de nombreux auteurs alimentent la machine à rêves de la Polynésie. Et l’on égrène au fil des rayonnages les titres évocateurs : Nouvelles du ciel et des atolls, Une enfant de l’île aux fleurs, The Heritage of the Bounty, Island of Eden, An Ocean in Mind, Le Grand Océan, Legends of the South Sea 2
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Voir notamment sur ce sujet Patrick Deville, Fenua, Paris, Seuil, 2021.

Quelques-uns de ces ouvrages ont fait l’objet d’une numérisation et d’une diffusion sur la bibliothèque numérique scientifique de l’université, Ana’ite 3

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Ana’ite – « grotte du savoir » – fait référence aux pratiques ancestrales de conservation des trésors et dépouilles dans des grottes : https://anaite.upf.pf/

. Cette bibliothèque numérique a été créée en 2017, sous l’impulsion d’enseignants-chercheurs en linguistique qui réclamaient pour leurs travaux un accès au plus large corpus possible en langue tahitienne. Écrits relativement rares dans la mesure où l’écriture s’est implantée à Tahiti avec l’arrivée de la London Missionnary Society, et du pasteur Henry Nott, qui a mis au point le système de notation alphabétique permettant le passage à l’écrit à la fin du XVIIIe siècle. Les documents mis en ligne sur Ana’ite sont issus de numérisations de fonds de la bibliothèque, mais aussi de fichiers récupérés par conventions auprès du Service du patrimoine et des archives audiovisuelles, d’associations culturelles – parutions du mouvement Ia mana te nunaa, bulletins de la Société des études océaniennes, la plus ancienne société savante locale – ou même cultuelles, avec les parutions de l’Église protestante maohie. Car aujourd’hui comme hier, c’est dans les rangs de cette Église que se comptent les meilleurs locuteurs du tahitien et des langues autochtones de chaque archipel (Reo mangareva – Gambier, paumotu – Tuamotu, reo Enata et Enana – Marquises nord et sud, reo Tuhaa pae – Australes).

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Figure 2. Capture d’écran du Vea Porotetani, journal de l’Église protestante maohie, janvier 1930, disponible sur Ana’ite

On y trouve aussi quelques manuscrits conservés à la bibliothèque, comme ce Puke tupuna 4

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Collectif, E ta’i ‘a puke tupuna, MS conservé à la bibliothèque universitaire de l’Université de Polynésie française (BUPF) : https://anaite.upf.pf/s/anaite/item/52728

en langue mangarévienne, cahier de notes familiales entamé au XIXe siècle, ponctué de commentaires de la Bible et de récits autochtones de première main, et sur lequel un doctorant fait sa thèse. Ce dernier document a fait l’objet d’une longue restauration pour permettre sa numérisation avant que le temps ne se charge de le réduire en miettes.

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Figure 3. Capture d’écran de l’incipit du MS E ta’i ‘a puke tupuna, XIXe siècle, conservé à la BUPF et disponible sur Ana’ite

C’est donc une bibliothèque numérique fortement utilisée par les enseignants-chercheurs dont dispose l’université. Elle peine cependant à trouver une audience large auprès du grand public, mais une récente bascule sur Omeka S et une refonte de l’accessibilité devraient permettre de davantage médiatiser les contenus proposés, dans l’esprit de ce que propose par exemple la bibliothèque numérique Manioc de l’Université des Antilles. Depuis 2019, le projet Concordances connecte le dictionnaire de l’Académie du tahitien à notre bibliothèque numérique, permettant de rebondir depuis la définition des mots tahitiens vers des occurrences tirées des textes de Ana’ite.

Parlons maintenant de l’université elle-même et commençons par rappeler, pour la situer, que la Polynésie française compte environ 280 000 habitants répartis sur cinq archipels composés de 118 îles, sur une surface équivalente à celle de l’Europe. Elle constitue depuis le premier statut d’autonomie de 1984 un « territoire d’outre-mer doté de l’autonomie interne dans le cadre de la République », plusieurs fois renforcé depuis, notamment avec la loi organique de 2004. À ce titre, elle est dotée d’un gouvernement (président et ministres), d’une assemblée territoriale et d’un conseil économique, social, environnemental et culturel. L’État français y est représenté par un haut-commissaire de la République chargé des intérêts nationaux, du respect des lois et de l’ordre public. C’est l’État qui est compétent en matière d’enseignement supérieur et de recherche, même si le pays peut organiser ses propres filières de formation et ses propres services de recherche.

L’université accueille environ 3 000 étudiants, chiffre en baisse régulière en raison de la démographie mais aussi du nombre de bacheliers qui choisissent de poursuivre leurs études en France ou dans les pays proches dans le Pacifique, en particulier Hawaï et Nouvelle-Zélande qui font partie du triangle polynésien 5

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Voir note 1.

et partagent une même culture et des langues proches. Un autre élément de contexte indispensable pour la compréhension de la situation particulière du service commun de la documentation (SCD) est la situation de la lecture en Polynésie française qui, selon le rapport sur la situation de la lecture publique dans les Outre-mer 6 fin 2024, « en 2023 reste identique, à peu de chose près, à celle qui prévalait en 2004, date de la dernière mission sur place de l’inspection générale, qui constatait que rien ou presque n’avait changé depuis 1986 et le déplacement sur place du responsable des bibliothèques publiques du ministère de la culture, et l’engagement consécutif d’un plan de développement resté largement inachevé ».

Si la lecture publique est peu développée, le SCD compte deux bibliothèques implantées sur le campus d’Outumaoro : la petite bibliothèque de l’INSPÉ 7

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Institut national supérieur du professorat et de l’éducation.

de la Polynésie française, intégré à l’université en 2011 (environ 15 000 titres, 20 000 exemplaires), et la bibliothèque universitaire (environ 66 000 titres, 80 000 exemplaires). Le livre est rare et cher en Polynésie, en raison des coûts d’acheminement dus au contexte d’isolement géographique, des taxes douanières largement appliquées, de l’absence de loi sur le prix unique du livre, et enfin de la rareté des points de vente. C’est sans doute l’ensemble de ces facteurs qui expliquent une appétence particulière pour l’imprimé, se traduisant par un nombre d’emprunts particulièrement élevé par rapport aux bibliothèques universitaires (BU) de métropole. Le taux de rotation est de 0,5 en moyenne, 0,48 pour la BU et 0,57 pour la BUINSPÉ, qui compte un nombre important de documents jeunesse très appréciés des familles. Environ 500 lecteurs extérieurs s’inscrivent chaque année à la BU. La bibliothèque est très fréquentée (170 000 entrées par an) et la salle de lecture régulièrement saturée.

C’est dans ce contexte qu’une importante extension ouvre ses portes début décembre 2025. Alors que l’actuelle bibliothèque est une salle de lecture d’un seul volume, fort lumineuse et agréable au demeurant, d’environ 1 200 m2, l’extension portera la surface utile à 2 750 m2 avec une zone dédiée aux collections détente et jeunesse, au niveau de l’accueil, 13 salles de travail en groupe vitrées, pouvant accueillir de 4 à 10 personnes, une grande salle de cours et de conférences, connectée avec un grand espace de travail collaboratif permettant aussi d’accueillir des expositions, une salle informatisée pour les formations documentaires (accessible le reste du temps au public) et une salle de consultation du fonds polynésien. Cette extension sur deux niveaux est connectée à la salle de lecture actuelle, qui restera dédiée aux collections académiques et au travail en silence. Le tout étant organisé autour d’un patio apportant de la lumière dans l’ensemble du bâtiment. Du point de vue documentaire, outre le mouvement des collections jeunesse de la BUINSPÉ vers la zone d’accueil de l’extension, ce déménagement est l’occasion de regrouper les collections de pédagogie et de manuels à la BUINSPÉ. L’ensemble des collections académiques de la salle de lecture va être réorganisé pour offrir un accès plus lisible selon la classification Dewey (et remis dans le bon sens puisqu’on entrera dans cette salle à l’opposé de l’entrée actuelle). Le fonds polynésien va être déplacé dans un nouveau magasin construit à l’arrière de la future banque d’accueil et en connexion avec la salle de consultation dédiée à ce fonds. Une solution de cartographie des collections pour en faciliter l’accès est en cours de paramétrage. Autant de services repensés pour améliorer l’accueil et la réponse aux besoins des usagers.

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Figure 4. Vue intérieure de l’extension de la BUPF, le patio autour duquel s’articulent la salle de lecture actuelle et l’extension

Photo : Samuel Lespets

Ce tour d’horizon serait incomplet sans évoquer la petite équipe de 12 agents extrêmement polyvalents, auxquels s’ajoutent 10 moniteurs étudiants pleins d’enthousiasme, qui permettent au service d’assurer ses missions d’appui à la formation et à la recherche avec une amplitude horaire honorable (65,5 heures hebdomadaires, du lundi au samedi). Des missions en développement qui ont permis de faire voter en commission de la recherche, début 2024, une feuille de route Science ouverte, et de mettre en place un pôle éditorial en 2025. De la préservation de la mémoire des peuples et langues de Polynésie, à la diffusion des connaissances, en passant par une participation active à la vie scientifique et culturelle locale, le SCD de Polynésie française propose une offre digne des grands établissements français, tout en se forgeant, à travers ses choix documentaires, ses services et son ouverture à la culture océanienne, une identité singulière.