« Mondes en réduction » : les bibliothèques des îles bretonnes du Ponant

Enora Oulc’hen

Pour les géographes, l’île est un objet scientifique intéressant à plus d’un titre. L’île en tant que figure géographique – une terre entourée d’eau – se caractérise d’abord par sa discontinuité physique et constitue la seule entité géographique formant indéniablement un tout à elle seule. À ce titre, les îles fascinent. Elles ont longtemps été considérées comme des espaces à part, n’obéissant pas aux règles continentales : lieux de fixation de l’utopie et du mythe, « isolats » permettant une symbiose exceptionnelle entre l’espace et les hommes et offrant un terrain de laboratoire privilégié pour l’observation des faits de société. L’étude de l’île, considérée sous l’angle de sa singularité ou de ses similitudes de fonctionnement avec l’espace-monde, a donné naissance à la notion d’insularité, puis d’îléité, définie comme un « mode d’existence propre aux îles, ensemble de représentations et d’affects concourant à une forme d’identité insulaire » 1

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Roger Brunet, Robert Ferras et Hervé Théry, Les Mots de la géographie, dictionnaire critique, Montpellier, RECLUS ; Paris, La Documentation française, 1992 (coll. Dynamiques du territoire).

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« Mondes en réduction », comme les appelle la géographe Françoise Péron 2

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Françoise Péron, « Fonctions sociales et dimensions subjectives des espaces insulaires (à partir de l’exemple des îles du Ponant) », Annales de géographie, 2005, vol. 4, no 644, p. 422-436. https://doi.org/10.3917/ag.644.0422

, les îles sont traditionnellement caractérisées par un aménagement miniature, complexe et extrêmement soigneux car il doit à la fois tenir compte des différenciations naturelles (sol, exposition, proximité de la mer) et faire en sorte que chaque habitant dispose des ressources et des services pouvant répondre à ses besoins élémentaires.

Sur le plan administratif, la spécificité insulaire est reconnue par la loi française depuis 2022, qui implique « qu’il soit tenu compte de leurs différences de situations dans la mise en œuvre des politiques publiques locales et nationales » 3

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Loi no 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale, dite « loi 3DS ».

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Adaptation, différenciation sont autant de notions qui irriguent le projet politique, social, économique et culturel des îles et, par capillarité, celui des bibliothèques de lecture publique, dans leurs activités quotidiennes et dans leurs relations extraterritoriales.

Les bibliothèques insulaires doivent composer avec un certain nombre de contraintes géographiques : l’éloignement, l’isolement, l’enclavement, les aléas maritimes ou météorologiques, les ressources limitées. En quoi la topologie des îles influence-t-elle l’activité des bibliothèques ? Au-delà de cette singularité physique, existe-t-il une ou des manières spécifiques « d’habiter » la bibliothèque sur une île ? Autrement dit, les bibliothèques insulaires peuvent-elles être caractérisées par une forme « d’îléité » particulière ?

Nous fonderons cette étude de cas sur une approche d’un groupe d’îles géographiquement proches et administrativement reliées par leur appartenance à la région Bretagne : les îles bretonnes du Ponant.

Portrait des îles bretonnes du Ponant

Plus de 750 îles et îlots sont comptabilisés le long du littoral breton. Au sein de cet ensemble, 11 îles sont habitées à l’année et forment des entités administratives indépendantes (figure 1) : Bréhat, Batz, Ouessant, Molène, Sein, Groix, Belle-Île-en-Mer, Houat, Hoëdic, Île-aux-Moines, Île d’Arz. Dix d’entre elles sont des communes à part entière et la onzième, Belle-Île-en-Mer, est une intercommunalité constituée de quatre communes (Bangor, Sauzon, Le Palais et Locmaria). Ces 11 îles forment un ensemble très hétérogène en termes de superficie et de population. La taille d’une île varie de 8 563 hectares pour Belle-Île-en-Mer à 60 hectares pour l’île de Sein.

IllustrationUne image contenant texte, carte, diagramme, atlas Le contenu généré par l’IA peut être incorrect.
Figure 1. Les 11 îles bretonnes habitées

Source : Muriel Cazenave et Jean-Marc Lardoux, Insee Analyses Bretagne, no 128, 2024. https://www.insee.fr/fr/statistiques/8237644#figure1

Les îles sont à des distances différentes du continent, de 0,5 km (Île-aux-Moines) à 25 km (Ouessant), ce qui correspond respectivement à des durées de traversée de 10 minutes à 3 heures. Les déplacements sont soumis à la fréquence des liaisons, variables d’une saison et d’une île à l’autre. À partir de critères de taille et d’éloignement du continent, Louis Brigand 4

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Louis Brigand, Les îles bretonnes : aspects géographiques de l’insularité, thèse de 3e cycle en géographie, Brest, Université de Bretagne Occidentale, 1983.

propose une typologie entre les « petites îles éloignées » (Houat, Hoëdic, Sein, Molène), les « grandes îles éloignées » (Belle-Île, Ouessant, Groix) et les « petites îles proches » (Arz, Île-aux-Moines, Batz et Bréhat). Les traversées sont soumises aux aléas météorologiques et climatiques, et les îliens se voient parfois obligés de décaler leurs déplacements lorsque celles-ci sont annulées ou reportées. L’accessibilité et la distance à parcourir pour rejoindre la première agglomération, une fois sur le continent, sont autant d’éléments conditionnant le degré d’isolement insulaire.

Si les îles du Ponant ont perdu beaucoup d’habitants dans la majeure partie du XXe siècle, leur population est aujourd’hui stabilisée autour de 11 200 habitants permanents (Insee, 2021). Les habitants des îles bretonnes sont plus âgés que dans l’ensemble de la région. Ainsi, 36 % des îliens ont 65 ans ou plus, contre 23 % de la population bretonne. À l’inverse, la part des îliens de moins de 18 ans est bien plus faible que dans l’ensemble de la Bretagne (14 % contre 21 %). L’âge moyen de la population îlienne est de 52 ans. Les statistiques démographiques doivent cependant être observées avec un certain recul. En effet, la distinction « îliens permanents » / « îliens occasionnels » est artificielle et ne reflète pas la réalité sociologique qui est bien plus complexe. Nombreux sont les habitants à être partagés entre leur île et le continent, notamment avec le développement du télétravail. Le phénomène des résidences secondaires et ses évolutions sont également importants à prendre en compte.

Ces îles accueillent une population estivale d’un poids inégal, en lien avec des capacités d’accueil très différentes. À titre d’exemple, le flux touristique annuel est de 15 000 personnes à Molène, alors qu’il peut atteindre 400 000 personnes à Belle-Île.

Focus • La scolarité sur les îles du Ponant

L’enseignement élémentaire est assuré sur l’ensemble des îles. De même pour le collège, excepté pour les îles les plus proches du continent (Arz, Bréhat et l’Île-aux-Moines), où les élèves utilisent les transports maritimes quotidiennement pour rejoindre le continent et suivre leur cursus. Les jeunes îliens étaient autrefois scolarisés sur le continent à l’issue du cycle élémentaire. Ils arrivaient ainsi à l’âge de 11 ans dans des collèges où ils étaient souvent les seuls internes. Un Noël, la tempête obligea les collégiens à passer leurs vacances sur le continent, ce qui a catalysé la demande d’un collège. Le collège des Îles du Ponant est né en 1975. Il permet d’assurer le cycle secondaire sans que les élèves aient à se rendre sur le continent et ainsi d’enrayer l’exode des familles : ce sont les enseignants qui se déplacent d’île en île. L’administration du collège des îles du Ponant est située à Brest, les cours sont dispensés sur six sites : Batz, Ouessant, Molène, Sein, Groix, Houat-Hoëdic.


Bien que très diversifiés sur le plan topologique et sociologique, ces territoires sont confrontés à plusieurs enjeux communs et cruciaux liés à leur condition insulaire : fragilisation de leur équilibre démographique avec une montée en puissance de l’habitat secondaire qui, corrélée à la rareté du foncier, rend difficile l’accès au logement à l’année, nécessité impérative, sur ces territoires finis, de préserver les ressources et de soutenir les transitions écologique et énergétique, développement d’une économie et d’un tourisme durable tout en palliant les risques liés à l’insularité hydrique et énergétique. Autant de phénomènes qu’on retrouve ailleurs sur le littoral breton, mais qui s’expriment avec acuité dans des territoires souvent peu peuplés et économiquement fragiles. Le maintien des services de proximité – accès aux soins, petite enfance, jeunesse, culture, sports et éducation – revêt une importance capitale pour répondre aux besoins des habitants et maintenir une population permanente sur les îles.

Les bibliothèques des îles bretonnes du Ponant : un service de proximité essentiel

Sur les 11 îles habitées de Bretagne, 10 îles comptent au moins une bibliothèque municipale (Belle-Île-en-Mer en compte trois, implantées dans les communes de Bangor, Le Palais et Sauzon). Ce maillage particulièrement dense est en soi assez intéressant puisque l’insularité, dans sa dimension finie, implique : 1/ que l’on doit trouver sur l’île les services de première nécessité, ceux auxquels les habitants doivent pouvoir accéder sans être contraints par les rotations de bateaux ; 2/ que, compte tenu des contraintes du foncier et des ressources (humaines, budgétaires…), il est nécessaire de choisir les services prioritaires à offrir aux habitants. Le fait que les îles les plus éloignées disposent d’une bibliothèque dit déjà que ce service est considéré comme essentiel à la vie des habitants, au même titre que l’école ou l’épicerie. Les bibliothèques des îles sont souvent, pour les habitants permanents, le seul équipement culturel ouvert toute l’année. Elles concourent aussi à l’attractivité touristique de ces territoires – le tourisme représentant le premier secteur économique sur les îles.

Le parc immobilier des bibliothèques insulaires est hétérogène. De la construction à l’exploitation, les bâtiments sont soumis à des contraintes bien spécifiques. Du fait des contraintes climatiques (vent, humidité, salinité), les matériaux, la ventilation, l’étanchéité sont des préoccupations particulières. Sur les îles les plus exposées (Ouessant, Molène, Sein), les bâtiments publics doivent être résistants aux intempéries, avec des plans de secours pour les coupures d’électricité ou de communication.

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Figure 2. Surface des bibliothèques insulaire en m2/100 hab., comparée aux moyennes nationales

Source : Synthèse des données d’activité des bibliothèques municipales et intercommunales, Paris, Observatoire de la lecture publique, 2021. Réalisation : Enora Oulc’hen. NB : les données ne sont pas disponibles pour les bibliothèques de Sein et Bréhat.

Bien que généralement petits, les locaux des bibliothèques insulaires excèdent souvent les moyennes nationales (figure 2), de manière particulièrement marquée à Batz (40 m2 pour 100 habitants) ou Hoëdic (103 m2 pour 100 habitants !). Ces chiffres ont bien évidemment peu de sens si l’on ne considère que la population à l’année. En effet, la population des îles connaît de fortes variations saisonnières, qui obligent les collectivités à surdimensionner leurs infrastructures. Contrairement au continent, où les petites communes peuvent mutualiser leurs équipements, les îles doivent souvent investir individuellement.

Pour faire évoluer les territoires insulaires dans leur qualité d’île, sans les transformer en conservatoire marin figé ou « banlieue bleue résidentielle », Françoise Péron (2005) propose un aménagement du territoire adapté à l’espace insulaire, caractérisé par l’exceptionnalité (ou la rareté) et la variété : un aménagement miniaturisé et pensé astucieusement pour ne pas gaspiller l’espace mais au contraire pour l’enrichir et le complexifier. Ainsi, les locaux des bibliothèques peuvent être partagés avec d’autres services de la collectivité : la poste pour Molène, la salle des associations pour Bréhat. À Ouessant, la bibliothèque partage le bâtiment de l’antenne locale du collège des îles du Ponant, fréquenté par une vingtaine d’élèves de la 6e à la 3e. De fait, la bibliothèque fait aussi office de centre de documentation et d’information (CDI). Yuna Rolland, bibliothécaire à Ouessant, témoigne : « La bibliothèque est accessible aux élèves sur les heures d’ouverture du collège. Les collégiens y viennent pour faire leurs devoirs, ou bien à la récréation lorsque le temps est mauvais. »

Deux projets bâtimentaires ont été menés sur des îles de Bretagne depuis le début des années 2020, signant une forme de renouveau pour les bibliothèques insulaires : l’un à Belle-Île, plus grande île de Bretagne, l’autre à Hoëdic, l’une des plus petites.

À Belle-Île, dans la commune de Palais, la « Bibliothèque du Génie » a ouvert ses portes en 2023. Elle est le fruit d’un long travail de préparation reposant sur un équilibre complexe : choix d’un site dans un contexte foncier tendu, conception d’un projet architectural en accord avec l’identité de l’île, anticipation accrue de la gestion énergétique. Un chantier de cette envergure, sur une île, concentre et amplifie les aléas que l’on peut rencontrer dans tout projet de construction. D’abord, Belle-Île est couverte par de multiples protections et servitudes liées à la loi Littoral 5

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Loi no 86-2 du 3 janvier 1986 relative à l’aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral. https://www.ecologie.gouv.fr/politiques-publiques/loi-relative-lamenagement-protection-mise-valeur-du-littoral

, à la défense ou à la protection des paysages, des patrimoines et de la biodiversité. Ensuite, la rupture géographique des îles entraîne des délais supplémentaires et des surcoûts importants qui sont notamment liés à l’acheminement des matériaux, aux aléas climatiques, à la gestion de l’énergie, des déchets ou de l’eau 6
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Un surcoût moyen de 38 % par rapport au continent est observé, principalement dû aux frais de transport maritime pour les marchandises. Association des îles du Ponant, Synthèse de l’étude des surcoûts insulaires, 2015.

. Frappées de plein fouet par le dérèglement climatique et ses effets sur l’érosion de la biodiversité, sur le recul du trait de côte, sur l’épuisement des ressources, les îles du Ponant sont souvent considérées comme des « laboratoires vivants » sur ces questions, selon la formule d’Olivier Carre, président de l’Association Les Îles du Ponant : « elles expérimentent, innovent et s’adaptent en permanence », et sont conduites à avancer plus vite qu’ailleurs.

Sur la petite d’île d’Hoëdic, habitée par à peine 100 îliens permanents mais pouvant accueillir jusqu’à 3 000 personnes par jour en été, une bibliothèque exiguë existait depuis vingt ans, animée bénévolement par une élue. En 2020, la commune a décidé de transférer la bibliothèque dans le sémaphore de l’île (figure 3), inutilisé et en cours de dégradation, avec un double objectif :

  • culturel, afin d’offrir aux habitants permanents et saisonniers un lieu d’animation culturelle à la mesure des variations de population ;
  • patrimonial, afin de restaurer le sémaphore abandonné, édifié sur un point culminant de l’île, et de lui redonner une partie de sa vocation d’origine de bâtiment repère offrant un large panorama sur l’île et son environnement maritime.
Témoignage de Jean-Luc Chiffoleau, maire d’Hoëdic

« Nous avions fait le constat que les loisirs et activités proposées sur l’île étaient exclusivement orientés vers les espaces naturels, la mer, la promenade ou le nautisme. L’hiver, il ne se passait rien et les habitants n’avaient pas de lieu où se retrouver. La bibliothèque était le seul pôle d’animation culturelle mais elle était trop petite pour permettre une réelle programmation. Nous souhaitions offrir à nos habitants, toute l’année, une offre culturelle que l’on peut trouver sur le continent. Le chantier a connu son lot de péripéties (Covid, hausse du coût des matériaux, défaillances d’entreprises), mais nous y sommes habitués. Sur une île, on a l’habitude de s’adapter. Lors des tempêtes, les bateaux sont parfois décalés. Le plus important, c’est de se donner le temps. Il est difficile de trouver des logements pour les ouvriers et artisans qui viennent travailler sur l’île le temps du chantier, c’est un équilibre fragile pour tous les secteurs. La vie sur l’île n’est pas toujours idyllique, nous savons faire preuve de bienveillance envers les entreprises qui viennent travailler sur l’île, qui sont éloignées de leur famille pendant toute la semaine et souffrent parfois de la solitude, du mauvais temps. »


IllustrationUne image contenant ciel, bâtiment, meubles, sol Le contenu généré par l’IA peut être incorrect.
Figure 3. Le sémaphore d’Hoëdic rénové en médiathèque

Photos : Jean-Luc Chiffoleau, 2025

Éloignées, mais pas isolées !

Avant les transports maritimes à vapeur, les récifs, courants marins, vents forts, rendaient les îles difficilement accessibles. Aujourd’hui, la multiplication des liaisons îles-continent et le développement des réseaux numériques obligent à reconsidérer la notion d’isolement. La mutation des usages des espaces insulaires et les recompositions sociales qui y sont liées ont conduit à des modifications profondes des territoires, auxquelles n’échappent pas les bibliothèques. Celles-ci sont pleinement entraînées dans la mobilité généralisée des hommes, des marchandises, des idées, dans un mouvement permanent entre le local et le continent.

Des bibliothèques en réseau

Le rythme d’acquisition ou de rotation des collections s’adapte aux délais de transport, aux coûts de logistique, aux saisons touristiques. La traversée maritime est le maillon central de l’acheminement des biens vers les îles, avec des aléas liés à la marée (Batz, Bréhat) et aux conditions nautiques et météorologiques. Les îles éloignées, comme Sein ou Ouessant (une rotation par jour en basse saison), supportent davantage d’aléas de navigations, engendrant décalages ou annulations de rotations. Comme dans toutes les chaînes logistiques maritimes, le temps d’acheminement est allongé par les ruptures de charge.

La bibliothèque d’Ouessant acquiert ses collections propres auprès de la librairie de l’île, à laquelle elle passe une commande tous les trois mois environ ; les bibliothèques de Groix et de Belle-Île s’approvisionnent également auprès de leurs librairies locales. Mais les bibliothèques des îles s’appuient aussi fortement sur les médiathèques départementales pour la fourniture périodique de dépôts de nouveautés, de revues, de films, ou l’accès à des ressources numériques.

La bibliothèque du Finistère a intégré les bibliothèques des îles dans ses navettes documentaires : ainsi, les bibliothécaires départementaux préparent, deux fois par an, des caisses de livres, CD et DVD à destination des bibliothèques d’Ouessant, Sein et Molène. Les documents sont livrés par bateau au départ des ports de Brest ou d’Audierne. Pour le choix des ouvrages, les bibliothécaires professionnels et bénévoles des îles font le plus souvent confiance à leur référent départemental qui leur propose « un peu de tout ». Dans le Morbihan, également, la navette départementale livre tous les quinze jours par bateau les documents réservés par les îliens.

Plus récemment, les bibliothèques insulaires s’intègrent également aux réseaux intercommunaux de lecture publique portés par les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI). C’est le cas des bibliothèques d’Houat et Hoëdic, qui font partie du réseau des Médiathèques Terre Atlantique (communauté d’agglomération Auray Quiberon Terre Atlantique), et de celle de l’Île de Batz, qui a rejoint le réseau des médiathèques de Haut-Léon Communauté, dans le Finistère. Les bibliothèques d’Houat et Hoëdic sont intégrées aux circuits de navettes documentaires du réseau, qui les dessert tous les quinze jours par bateau. Elles bénéficient également des services proposés par l’intercommunalité en termes d’action culturelle, d’offre numérique, de formation.

À Batz, la programmation culturelle du réseau du Haut-Léon vient jusqu’à la bibliothèque, avec quelques aménagements liés à l’insularité : les horaires de traversée, par exemple, exigent de programmer les rencontres d’auteurs l’après-midi, et non en soirée. Patricia Louédec, coordinatrice du réseau, et Maryvonne Thépault, présidente de l’association qui gère la bibliothèque de l’île, soulignent la plus-value de leurs contributions mutuelles : le réseau apporte à la bibliothèque son professionnalisme et des propositions culturelles ambitieuses, tandis que les bénévoles de la bibliothèque concourent à ces propositions par leur connaissance très fine du territoire et de ses acteurs.

Tableau 1. Personnels salariés et bénévoles des bibliothèques insulaires de Bretagne

Commune

Population

Salariés (équivalent temps plein)

Nombre de bénévoles

Groix

2 331

1,66

0

Île-Molène

170

0

1

Ouessant

853

0,29

8

Île-de-Batz

462

0

14

Île-de-Bréhat

412

0

Le Palais

2 608

2,1

6

Sauzon

1 047

0

6

Bangor

1 039

0

5

Île-d’Houat

222

0

3

Hoëdic

102

0,2

2

Île-aux-Moines

646

0,26

10

Île-de-Sein

275

0

Source : Données d’activité des bibliothèques des collectivités territoriales – Enquête statistique annuelle du ministère de la Culture, 2023

Sur les îles, le personnel stable est souvent limité. Pour des raisons de coûts, d’attractivité ou de taille de la collectivité, beaucoup de bibliothèques recourent à des agents à temps partiel ou à des bénévoles (tableau 1). Les équipes qui animent les bibliothèques insulaires sont actives, dynamiques et motivées. Parmi les bénévoles, certain·es ont suivi la formation initiale dispensée par la bibliothèque départementale. Solenn Riou, référente du secteur Iroise de la bibliothèque du Finistère, souligne : « Les équipes des bibliothèques des îles participent à nos réunions de secteur. Le développement des outils de visioconférence, ces dernières années, a beaucoup aidé pour les intégrer à ces temps professionnels, car l’aller-retour en bateau sur le continent nécessitait auparavant pour les équipes de s’absenter à la journée. Les équipes des îles sont très autonomes ; elles apportent beaucoup à notre communauté. »

Publics îliens, publics saisonniers : une cohabitation assumée

Soumises à une forte saisonnalité, les bibliothèques insulaires affichent des taux de fréquentation relativement élevés (tableau 2).

Tableau 2. Fréquentation des bibliothèques insulaires de Bretagne

Commune

Population

Nombre d’emprunteurs

Taux d’inscrits

Groix

2 331

318

13,6 %

Île-Molène

170

48

28,2 %

Ouessant

853

143

16,8 %

Île-de-Batz

462

223

48,2 %

Île-de-Bréhat

412

Le Palais

2 608

1 503

57,6 %

Sauzon

1 047

198

18,9 %

Bangor

1 039

119

11,4 %

Île-d’Houat

222

94

42,3 %

Hoëdic

102

357

300,5 %

Île-aux-Moines

646

330

51,1 %

Île-de-Sein

275

Source : Données d’activité des bibliothèques des collectivités territoriales – Enquête statistique annuelle du ministère de la Culture, 2023

Ces flux de fréquentation varient fortement selon les saisons. Les bibliothécaires et bénévoles interrogés font le même constat d’une fréquentation sensiblement plus élevée en période estivale. Yuna Rolland, responsable de la bibliothèque d’Ouessant, explique qu’en été, l’activité est amplifiée par la fréquentation des touristes et résidents secondaires, tandis qu’en période hivernale, les journées sont beaucoup plus calmes : sur les 850 habitants de l’île, seules 150 personnes fréquentent régulièrement la bibliothèque, essentiellement des enfants et des retraitées. À Batz, lors de l’installation du compteur d’entrée par la communauté de communes du Haut Léon, les bénévoles ont été « surprises » de découvrir les chiffres réels de fréquentation estivale : jusqu’à 300 entrées par jour. La bibliothèque constitue en effet un lieu ressource pour les estivants qui arrivent sur l’île par bateau, non véhiculés et chargés de nombre de biens achetés sur le continent. Ils sont heureux de trouver sur place de quoi satisfaire leurs envies de loisirs culturels. À Groix, la bibliothèque propose un dispositif de « livres-bateau » : sur un espace dédié devant la banque de prêt, les usagers peuvent trouver des nouvelles, des histoires courtes, sélectionnées pour la traversée en bateau.

Parallèlement, la question de la fidélisation des habitants permanents agite de plus en plus les bibliothèques insulaires : les nouveaux équipements s’orientent vers des modèles de type « troisième lieu », en élargissant leurs horaires d’ouverture, en proposant davantage d’espaces propices au séjournement, l’accès au wifi. À Palais (Belle-Île), la nouvelle bibliothèque dispose d’un espace de travail prisé des télétravailleurs qui passent de plus en plus de temps sur l’île (figure 4). Pour les élus comme pour les bibliothécaires, l’offre d’une programmation culturelle à l’année, et notamment dans la saison hivernale, est prégnante pour maintenir l’habitat permanent. Certaines bibliothèques proposent également des jeux de société, soit en fonds propres (Ouessant, Groix), soit en partenariat avec une association locale (Le Palais, avec l’association Jeu, Tu, Île).

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Figure 4. À la Bibliothèque du Génie (Le Palais, Belle-Île), l’espace détente et l’espace de travail

Photos : Enora Oulc’hen, 2024

Les îles bretonnes accueillent un creuset de populations (population autochtone et populations d’origine extérieure à présence plus ou moins temporaire) qui ne se font pas nécessairement concurrence dans l’appropriation de l’espace et qui, chacune à leur niveau, contribuent au maintien de services de proximité de qualité. L’époque où certaines bibliothèques insulaires affichaient sur leur porte d’entrée un écriteau « Accès réservé aux îliens » est révolue. Les sociétés insulaires sont largement recomposées, ce qu’ont bien compris les bibliothèques au travers des services et collections qu’elles proposent. En effet, la nature des nouveaux attachements aux îles repose sur un idéal social et géographique qui transcende largement les clivages insulaires – continentaux.

Habiter la bibliothèque sur une île

Les recherches insulaires des trois dernières décennies se sont beaucoup intéressées aux relations entre la topographie des îles et la manière dont elles sont perçues, vécues par leurs habitants. Françoise Péron propose que ce qui constitue une île, c’est « quand chaque individu qui y vit a conscience d’habiter un territoire clos par la mer » (1993). Ce sentiment d’appartenance et d’identification des îliens à leur île, nommé « îléité », participe à « l’univers de la représentation et de la métaphore » 7

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Joël Bonnemaison, « Vivre dans l’île : une approche de l’îléité océanienne », L’Espace géographique, 1990, tome 19-20, no 2, p. 119-125.

. Cette notion d’îléité, ou d’identité insulaire, irrigue la politique culturelle des îles, mais aussi la manière dont les bibliothèques habitent leur territoire.

En matière de politique documentaire, les bibliothèques insulaires tendent à développer des fonds qui prennent en compte leur identité locale (nature, patrimoine maritime, langue, mémoire insulaire). Par exemple, la Bibliothèque du Génie, à Belle-Île, met à disposition des usagers un fonds « Belle-Île et Bretagne » qui valorise le patrimoine régional et les auteurs locaux. Ces fonds spécifiques répondent à un double besoin : préserver la mémoire insulaire et offrir aux habitants des références culturelles qui leur ressemblent.

Les animations proposées par les bibliothèques reflètent également cette volonté de valoriser leur identité insulaire : à Ouessant, Yuna Rolland propose des ateliers en breton, mène un travail de mémoire avec les anciens en partenariat avec l’EHPAD, participe au festival itinérant Les Insulaires. À Hoëdic, le projet culturel, scientifique et éducatif de la bibliothèque porte une volonté forte de valoriser le patrimoine de l’île (et en premier lieu, son sémaphore), et de proposer des activités qui correspondent à la vie sur l’île : ateliers sur la mer, réalisation de nœuds marins, création d’un aquarium de flore marine…

Cette revendication d’une identité insulaire a parfois pour corollaire un caractère quelque peu farouche vis-à-vis des propositions du continent : ainsi, l’intégration de la bibliothèque de l’île de Batz au réseau intercommunal du Haut-Léon ne s’est pas faite de très bon gré de prime abord. Les îles d’Ouessant, Bréhat et Sein sont trois des quatre communes de France qui ne sont pas membres d’un EPCI à fiscalité propre, en vertu de la dérogation législative accordée aux îles mono-communales. L’île est un espace libertaire, la différence est nécessaire à sa survie.

Mais les spécificités de la vie sur l’île conduisent aussi les équipes des bibliothèques à une grande autonomie et à une grande débrouillardise : « faire avec les moyens du bord » constitue un leitmotiv du pragmatisme insulaire qui n’est pas exempt d’une certaine inventivité. Fait saillant, les bibliothèques sont nombreuses à proposer des ateliers d’écriture créative. Coupés du monde, les îliens sont en effet enclins à réinventer leur monde, à être particulièrement créatifs. Confinés dans un espace miniature, ils doivent animer chaque lieu d’un surcroît de sens et donner à leur espace une dimension culturelle particulièrement forte.

Certaines associations culturelles des îles font de l’insularité le cœur de leur projet culturel : par exemple, l’association Inizi réalise une saison culturelle itinérante dans les îles du Ponant. Le festival du film insulaire de Groix est dédié à la mise en valeur des cultures insulaires au travers de la production cinématographique et audiovisuelle des îles du monde. À Ouessant, l’association Culture, arts et lettres des îles (CALI) organise chaque année un « salon du livre insulaire », dédié aux littératures écrites dans les îles du monde entier. Elle accueille également en résidence plusieurs auteurs par an, dans le sémaphore d’Ouessant, avec la contrainte pour l’auteur d’être originaire d’une île et/ou d’avoir un projet d’écriture en lien avec la thématique insulaire. L’appel à participation à ce programme de résidence met en garde les auteurs qui seraient trop hâtivement séduits par la perspective romantique d’une retraite créative sur une île : les conditions de vie à Ouessant sont rudes, particulièrement en hiver : la solitude est aliénante, le sémaphore est battu par les tempêtes qui viennent de l’Atlantique et les vagues scélérates emportent encore trop souvent les promeneurs imprudents qui s’aventurent sur les sentiers côtiers.

Ces différentes initiatives qui créent des interfaces entre les îles du monde sont caractéristiques d’une vision réticulaire de l’espace, typique des îles océaniennes selon Joël Bonnemaison (1990). Dans cet espace en réseau, la structure est le maillage, la mer n’est pas une clôture mais une route. Ce système souple permet à la fois de satisfaire le goût de l’autonomie et le besoin de circulation, d’intensifier les liens internes et de multiplier les relations avec l’extérieur, afin de dépasser le confinement de l’espace.

Ce fonctionnement en réseau s’est structuré politiquement à partir de 1971, avec la création de l’Association Les Îles du Ponant, qui défend leurs intérêts sur le plan administratif, économique, écologique. Cependant, sur le plan culturel, les initiatives sont encore majoritairement informelles, fondées sur une culture de l’entraide, de la collaboration, mais encore peu de la coopération. De fait, en matière de lecture publique, il existe très peu de liens entre bibliothèques des différentes îles (le manque de personnel n’y aide pas). Dans une étude sur la structuration de la vie associative des îles du Ponant 8

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Audrey Bégué, Louis Brigand et Marie Babinot, « Réflexions sur le vivre-ensemble dans les îles du Ponant à travers le prisme de la vie associative », Annales de géographie, 2022, no 745, p. 68-92. https://doi.org/10.3917/ag.745.0068

, les auteur·rices plaident ainsi pour une meilleure coopération territoriale, au sein des multiples initiatives citoyennes existantes, afin d’enclencher une dynamique de recherche collective de solutions sur les enjeux partagés de ces territoires – sans toutefois étouffer les valeurs de liberté, de solidarité et de convivialité qui fondent la culture du vivre-ensemble dans ces îles. Les bibliothèques, en tant qu’espaces d’information, de convivialité et de débat public, pourraient être des lieux ressources dans cette dynamique de réflexion et d’action collectives, à l’échelon local ou inter-îles.

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L’île, terre entourée de tous côtés par les eaux, dépasse la mesure de sa singularité physique. Terra incognita propice au rêve et au récit d’aventures, elle émerge en littérature en même temps que nos mythes fondateurs. Aujourd’hui encore, les îles déconcertent par leur diversité et résistent à certaines formes de banalisation. Il n’est pas anodin que le livre et la bibliothèque s’y retrouvent au sein de sémaphores (Hoëdic, Ouessant) : contre vents et marées, les bibliothèques tiennent sur ces territoires, par leur présence discrète mais immuable, un rôle de repère et de refuge. Elles sont, à bien des égards, des reflets de la culture de la diversité qui caractérisent les îles.