Une ruralité solidaire : la coopération comme boussole du développement culturel et des bibliothèques en Mayenne
Rurale et relativement isolée au sein d’une région orientée vers la Loire et le littoral atlantique, la Mayenne a su, dans nombre de domaines, faire vivre une culture de la coopération qui a produit des résultats, y compris dans le champ des politiques culturelles. La lecture publique, au cœur de cette expérience de développement territorial, poursuit ses transformations. Trente ans après les premières démarches de mise en réseau accompagnées d’une densification réelle bien qu’inégale des équipements, le récit d’une démocratisation culturelle qui s’écrirait au-delà de la géographie humaine et physique du territoire, et capable de proposer partout des services supposément équivalents, trouve encore un écho. Pour autant, entre contraction des moyens de l’action publique, enjeux démographiques, problématiques de mobilité ou encore accès au numérique, le territoire invite les acteurs à réinventer les coopérations pour faire advenir des réseaux de bibliothèques en mesure de permettre l’exercice des droits culturels des personnes. Accompagner l’évolution de ces coopérations implique pour la bibliothèque départementale de parcourir le territoire à l’aide de boussoles complémentaires, de la prise en compte du paysage naturel et social à l’histoire des politiques culturelles locales et de la constitution des réseaux de lecture publique en activité, en particulier.
Une ruralité plurielle entre bocage traditionnel et agro-industrie
Au carrefour de la Normandie, de la Bretagne et de l’Anjou, la Mayenne emprunte à ces régions historiques des traits à la fois géographiques, politiques et culturels. Partie de la province du Maine sous l’ancien Régime, elle est une terre de « marche », traversée par les luttes territoriales de ses gourmandes voisines 1
Au Moyen Âge, la Mayenne, partie de la province du Maine, regarde au nord vers le puissant duché de Normandie, au sud vers le comté d’Anjou, à l’ouest vers le duché de Bretagne et à l’est vers un domaine royal en expansion progressive.
La Mayenne s’étend au nord des Pays de la Loire sur près de 5 175 km², ce qui en fait le département le plus resserré. Son territoire est marqué par un relief doux ; prairies, haies et parcelles agricoles s’y succèdent – les trois quarts de la superficie sont consacrés à l’agriculture. Les 4 400 exploitations en activité décrivent une économie principalement orientée vers l’élevage et dessinent une carte constituée de communes de taille limitée.
Cette géographie connaît bien entendu des nuances. Ainsi, le sud, communément appelé « Haut-Anjou », affiche un paysage plus homogène, où les conséquences du remembrement d’après-guerre apparaissent plus prégnantes et les espaces agricoles plus ouverts, favorisant des cultures de plein champ. Vers le nord, le paysage bocager se fait plus dense et reflète une agriculture héritée de pratiques anciennes, volontiers centrées sur le lait. Emblématique d’une activité économique historique devenue progressivement un ressort industriel majeur, l’entreprise Lactalis conserve par exemple son siège à Laval. Multinationale de plusieurs dizaines de milliers de salariés, la société figure en tête des groupes agroalimentaires du pays. Elle participe ainsi largement de la représentation d’un territoire associé aux activités liées à la production laitière, quand bien même de nombreux autres modes de production, de logique moins industrielle, coexistent.
Autre élément cardinal, la rivière Mayenne découpe le département du nord au sud et traverse les trois pôles urbains principaux, Mayenne (13 000 habitants), Laval (50 000 hab.) et Château-Gontier-sur-Mayenne (16 500 hab.). C’est ainsi sur les bords du chemin de halage que se concentre une partie de l’activité touristique, marquée par les activités de plein air.
Une densité deux fois inférieure à la moyenne régionale ainsi qu’une faible urbanisation – 168 communes sur 240 comptent moins de 1 000 habitants – témoignent en creux de l’enjeu du maintien d’un cadre de vie et de développement équilibré entre activité humaine et préservation du cadre naturel. En termes sociodémographiques, le territoire présente une population tendanciellement vieillissante, le nord-est connaissant même une certaine déprise. Un taux de chômage flatteur 2
masque partiellement le phénomène plus préoccupant des jeunes diplômés quittant le territoire pour la conduite de leurs études supérieures. À ce titre, les acteurs publics se mobilisent pour que la Mayenne existe sur la carte des propositions post-bac. Un campus se développe dans l’agglomération principale et un objectif collectif est fixé qui souhaite porter le nombre d’étudiants à 10 000 en 2030 (contre environ 6 000 actuellement).L’attractivité du département constitue un enjeu réaffirmé par les différents acteurs politiques locaux dans une forme de consensus transpartisan. Desservie par la ligne TGV qui relie la Bretagne à Paris et forte d’un réseau routier dense et entretenu, la Mayenne, si elle est résolument rurale, ne se vit pas comme un territoire enclavé. De tradition démocrate chrétienne et libérale, la communauté politique reste par ailleurs, dans sa majorité, attachée à des principes de négociation entre les parties prenantes. Une logique qui, de longue date, a facilité des coopérations intercommunales pragmatiques, solides et porteuses de compétences opérationnelles nombreuses, dont notamment les compétences culturelles.
Des politiques culturelles fondées sur la contractualisation entre les acteurs
Dès le milieu des années 90, le territoire mayennais se distingue par l’attention que portent les pouvoirs publics locaux aux enjeux de développement culturel. Conscientes que la qualité des services ne peut passer que par une coopération effective entre les acteurs publics, les collectivités mayennaises s’engagent, sur l’impulsion du Département, dans une politique culturelle basée sur le contrat qui perdure aujourd’hui. Il s’agit alors non seulement de faire naître des équipements, mais surtout de soutenir la mise en réseau des acteurs culturels et l’émergence de structures professionnelles permettant un véritable service pour l’ensemble de la population, éloignée ou non des centres-villes. Fait relativement inédit à l’époque, cette coopération s’appuie sur une intercommunalité forte, en mesure d’assumer des compétences plurielles et le pilotage de services culturels en régie. S’organisent progressivement des écoles de musique et d’enseignements artistiques d’échelle communautaire – le conservatoire à rayonnement départemental de Laval Agglomération accueille aujourd’hui plus de 4 000 élèves répartis sur 7 sites territoriaux – ainsi que des scènes culturelles de proximité, et enfin, des réseaux de lecture publique, en dialogue étroit avec la bibliothèque départementale.
Enseignements artistiques, diffusion culturelle et lecture publique constituent alors les trois piliers d’une politique départementale focalisée sur la structuration des réseaux culturels locaux. Si elle connaît des réussites diverses, cette structuration a permis à la Mayenne d’engager depuis 2016 un second cycle de développement. Fondée sur des projets culturels de territoire soutenus par un conventionnement avec le Département et l’État, la démarche se distingue par la réalisation de projets transversaux et d’opérations nombreuses d’éducation artistique et culturelle, mobilisant la plupart des secteurs en présence. C’est également cette habitude de coopération qui permet de penser des projets d’une nature nouvelle, parfois hybrides. C’est le cas du futur pôle culturel intercommunal de l’Ernée, dont l’ouverture prévue en 2029 ambitionne de faire dialoguer cinéma, bibliothèque et enseignements artistiques, au-delà d’une simple mutualisation des locaux. Le pari est d’offrir à la population un véritable parcours sensible, ouvert et pluriel, affranchi d’une partie des contraintes de gestion propres à chaque équipement envisagé séparément.
En 2023, le Département prend acte de ces évolutions et adopte un nouveau projet culturel qui poursuit le soutien aux stratégies intercommunales et invite à porter l’effort en direction des politiques naturellement partenaires de l’action culturelle, qu’il s’agisse des structures de l’action sociale, de l’enseignement ou des enjeux de transition écologique. Sortir d’une vision strictement disciplinaire et privilégier les partenariats avec les autres champs de l’action publique devient ainsi une priorité.
Une mise en réseau des bibliothèques pragmatique et volontaire
Partie intégrante de la dynamique de développement culturel, les bibliothèques mayennaises ont été ainsi, longtemps avant l’affirmation de leurs missions dans la loi Robert de 2021, l’objet d’organisations en réseaux dont les formes de coopérations multiples ont été confiées aux intercommunalités. Une logique d’équipement des territoires a accompagné cette mise en réseau, visant à proposer des établissements ressources dans l’ensemble du département, en relative proximité de la population. Aux quelques médiathèques d’envergure et professionnalisées – dont l’emblématique Grand Nord de Mayenne, inauguré en 2010 – s’ajoutent des bibliothèques de proximité, souvent plutôt le fait d’initiatives communales et principalement animées par des équipes bénévoles.
Cette articulation, appuyée par la bibliothèque départementale, avait pour but de combiner un accès immédiat aux bibliothèques et au livre ainsi qu’une réelle diversité de l’offre culturelle. Fondé sur une professionnalisation à l’échelle des réseaux, l’accompagnement du Département a permis, dans nombre de territoires, de disposer d’une véritable coordination intercommunale ainsi que de professionnels en charge de la circulation des collections. Les navettes documentaires, qui représentent souvent la face visible des coopérations entre bibliothèques, sont aujourd’hui présentes dans l’ensemble des réseaux de lecture et s’inscrivent dans un circuit auquel la bibliothèque départementale participe sur un rythme hebdomadaire. C’est aujourd’hui un projet de système informatique unique de gestion documentaire d’échelle départementale qui est en cours de déploiement, associant d’ores et déjà sept des neuf réseaux que compte la Mayenne.
Dans un territoire où la dispersion des bourgs-centres favorise peu la naissance de bibliothèques à l’échelle communale, la coopération territoriale et la mutualisation des moyens sont une réponse pragmatique au besoin de services de proximité. Exemple symptomatique, la communauté de communes du Bocage Mayennais, dont les deux communes les plus peuplées, Gorron et Ambrières-Les-Vallées, n’atteignent pas 2 500 habitants, assume la compétence complète d’un réseau de neuf bibliothèques, aux ressources plurielles et à l’inscription intégralement gratuite. Neuf professionnels y sont mobilisés. Pour autant, si coopérations et optimisations ont effectivement permis à la Mayenne d’approcher des taux d’inscription assez élevés – environ 15 % de la population disposent d’une carte de bibliothèque dès les années 2010 contre environ 5 % avant 1996 –, le développement de la lecture publique connaît aujourd’hui une forme de ralentissement.
Une image contenant texte, carte, atlas, diagramme Le contenu généré par l’IA peut être incorrect.Figure 1. Les compétences des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) sur la lecture publique
Source : IGN, BDM 2023
Une adaptation progressive aux transformations contemporaines des bibliothèques
Tout d’abord, le retour du fait communal et les contraintes de financements que traverse l’ensemble des collectivités, invitent peu à l’extension des compétences intercommunales ou au simple renforcement des services. Des tendances qui percutent la nécessité de réinventer les équipements de lecture publique déjà existants. Depuis le début des années 2000, ceux-ci ont inévitablement vieilli et incarnent plus difficilement les services et espaces de séjour attendus d’une bibliothèque contemporaine. Dans le même temps, peu de bibliothèques de taille intermédiaire ont émergé, suffisamment ouvertes et professionnalisées pour permettre une réactualisation régulière de l’offre de services et de leurs modalités de conception. En 2025, moins de quinze bibliothèques du territoire ouvrent plus de vingt heures par semaine, et si la densité du maillage d’équipements permet d’affirmer que 95 % des Mayennais habitent à moins de dix minutes d’une bibliothèque, plus de 80 % des usages se concentrent effectivement dans un quart d’entre elles. Au cours d’une décennie qui a connu une diversification importante des missions et des rôles des bibliothèques, les bibliothèques mayennaises de proximité ne sont pas toujours parvenues à s’inscrire dans les multiples transformations engagées. Services numériques, prêt d’objets, participation des habitants, espaces d’échanges, extension massive des périodes d’ouverture, développement de l’éducation artistique et culturelle, hybridation des espaces… Autant d’évolutions complexes à porter dans des environnements conçus à l’origine pour permettre le prêt de livres en proximité.
La place majeure du bénévolat dans les établissements illustre une réalité locale saisissante, commune aux régions du nord-ouest de la France. Le rapport de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGÉSR) paru en 2022 relève que les contributeurs volontaires se concentrent en nombre dans les Pays de la Loire ou en Bretagne 3
Rapport La place et le rôle des bénévoles dans les bibliothèques territoriales : https://www.education.gouv.fr/la-place-et-le-role-des-benevoles-dans-les-bibliotheques-territoriales-340829
Une image contenant texte, carte, atlas, capture d’écran Le contenu généré par l’IA peut être incorrect.Figure 2. Horaires d’ouverture hebdomadaire des bibliothèques
Source : IGN, BDM 2023
Au-delà de la géographie, une approche politique renouvelée
Faire exister un service de lecture publique qui cumule proximité des citoyens, attention portée aux transformations contemporaines et prise en compte de l’évolution continue des bibliothèques en cours constitue a priori une équation impossible… Et c’est pourtant dans l’entretien de cette tension entre le souhait d’un accès facilité d’une part, et l’exigence éthique de services qualitatifs d’autre part, que se situe l’enjeu des politiques de lecture publique dans les départements ruraux en particulier. En Mayenne, le prochain schéma départemental verra le jour en 2026, articulé autour de priorités qui toutes connaissent une dimension territoriale forte.
En premier lieu, le nécessaire renforcement des coopérations entre des équipements aux services ressources. Les bibliothèques mayennaises ont certes su très tôt s’organiser sous la forme de réseaux intégrés, favorisant la circulation des documents et offrant ainsi un service relativement équitable à l’ensemble de la population. Reste à identifier celles qui, au sein de ces réseaux, ont la capacité de développer des services et des projets de médiation culturelle ambitieux et d’accompagner leur transformation. Proposer des horaires d’ouverture larges, repenser les espaces d’accueil et les actions de médiation au regard des impératifs de la transition écologique, s’enrichir de l’hybridation avec d’autres services à la population et assurer la pérennité et l’hospitalité de ces organisations publiques sont autant de défis adressés au territoire, afin que les bibliothèques ne soient plus contenues dans des problématiques de gestion et se révèlent de véritables lieux de partage de nouveaux récits et d’imaginaires collectifs. Ces récits, relatifs à la transition écologique par exemple, méritent d’être incarnés, et, isolé·es, les bibliothécaires n’y feront pas grand-chose ou bien peu.
Une autre priorité du schéma consistera ainsi dans la mobilisation des parties prenantes pour faire des bibliothèques des actrices à la fois propices à la découverte et attentives aux acteurs locaux : structures scolaires et associations, bien entendu, mais également interlocuteurs du secteur social, et collectifs citoyens. Sans oublier les élus, que les professionnels de la lecture publique regrettent parfois de ne pas parvenir à mobiliser autant que désiré. (Re)faire des bibliothèques un objet de débat dans les collectivités constitue un enjeu à investir, en organisant des formations aux démarches de plaidoyer ou encore en créant les conditions d’un dialogue politique sur le sujet, à la faveur du renouvellement d’un projet culturel ou d’une mise en réseau… Enfin, si l’accès aux infrastructures numériques s’est considérablement amélioré, s’inscrire, en tant que bibliothécaires, au sein de la communauté des médiateurs numériques reste, en Mayenne, un horizon à atteindre.
Face à l’ensemble de ces défis, que place-t-on alors derrière l’idée de bibliothèques de proximité ? Et quel est le sens de cette proximité ? Celle-ci ne peut assurément se réduire à un maillage dense d’équipements comme autant de points marqués sur une carte. Produits d’une vision aménagiste, ils sont certes nécessaires mais ne permettent pas seuls d’engager une réflexion de fond sur l’hospitalité des services. La géographie est têtue et le modèle idéal une fiction… La recherche d’une forme d’équité territoriale et d’une émancipation culturelle, dont les bibliothèques seraient des vecteurs, passe par un renforcement de la contractualisation et une forme de réinstitutionnalisation des organisations 4
. Les collectivités et acteurs partenaires ne peuvent s’en tenir à la reproduction à l’identique de modèles d’organisations et de services préalablement définis. Les parties prenantes sont invitées à se réapproprier les enjeux adressés aux bibliothèques de leur environnement propre.Pour la bibliothèque départementale, cela revient d’abord à renforcer son ingénierie culturelle, pour accompagner les collectivités dans l’interrogation de leur modèle et l’affirmation de l’ambition attendue. Il ne s’agit plus seulement de faire le constat en trompe-l’œil que des bibliothèques existent partout sur le territoire mais d’évaluer leur capacité à rendre un véritable service, tant, par exemple, sur le plan de la qualité de l’information et des contenus proposés que dans le lien établi avec les acteurs sociaux et culturels du territoire. Des approches concertées et ouvertes de la conception de l’action publique que les institutions doivent pouvoir adopter, et qui vont sans aucun doute au-delà des institutions elles-mêmes.