Pourquoi et comment former les bibliothécaires au cinéma et à l’audiovisuel ?

Florian Lecron

Avec l’arrivée des premières collections audiovisuelles dans les bibliothèques françaises à la fin des années 1970, sont apparus de nouveaux domaines de compétences spécifiques que les professionnels ont dû appréhender, de la connaissance des œuvres et des genres cinématographiques à la mise en place de projections publiques, en passant par de nombreuses autres problématiques d’ordre technique, juridique, sociologique ou encore esthétique. Ce vaste champ de connaissances, peut-être précisément par sa nature encyclopédique et protéiforme, n’a pas trouvé sa place dans les formations initiales de bibliothécaires, qui relèguent le cinéma et l’audiovisuel à des unités d’enseignements optionnelles. Ce sont donc les stages de formation continue qui ont pris le relais pour accompagner les vidéothécaires sur ces thématiques qui les concernent pourtant au quotidien : où et comment acquérir des films ? comment en parler et les montrer, et pour quel public ? quelles actions culturelles mettre en place pour éveiller les regards ? comment ouvrir les collections aux nouvelles images virtuelles ?

L’association Images en bibliothèques, créée en 1989 dans le but de promouvoir le cinéma documentaire dans les bibliothèques et animer le réseau national des vidéothécaires, a mis progressivement sur pied une offre de formation adaptée aux besoins et problématiques des médiathèques. D’abord largement focalisée sur le cinéma documentaire, cette offre s’est depuis ouverte à d’autres types de régimes d’images animées et de formats : non seulement cinéma de fiction ou d’animation mais aussi séries télévisées et jeux vidéo. L’association propose aujourd’hui une vingtaine de stages thématiques par an se déroulant en majorité sur Paris et dans des festivals de cinéma en région ; elle organise également des stages sur mesure pour répondre à des besoins exprimés par des structures locales, médiathèques départementales en tête 1

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L’offre de formation complète est en ligne : https://imagesenbibliotheques.fr/formations/stages-nationaux?year=2025

. Fortement mobilisée par les questions posées par l’arrivée de la vidéo à la demande et la disparition annoncée des supports physiques, elle réfléchit aujourd’hui à la meilleure façon d’accompagner les professionnels dans leurs missions de démocratisation de la culture cinématographique et audiovisuelle et d’éducation à l’image.

Le cinéma documentaire comme socle

À la fin des années 1970, les premières bibliothèques à avoir introduit le cinéma dans leurs établissements, d’abord sous forme de projections de films en Super 8 ou 16 mm, puis de consultation sur place et enfin de prêt de cassettes VHS 2

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Au sujet du développement du cinéma documentaire et de l’apport dans ce domaine de la Bibliothèque publique d’information, lire notamment Catherine Blangonnet, « L’évolution des collections audiovisuelles en bibliothèques publiques », dans L’audiovisuel en bibliothèque, Paris, ABF/Images en bibliothèques, 2010 (coll. Médiathèmes).

, ont dû faire face à un certain nombre de résistances, d’ordre à la fois externe et interne. Les salles de cinéma et les vidéoclubs ont vu dans ces nouvelles pratiques une forme de concurrence commerciale déloyale et l’ont aussitôt dénoncée aux autorités culturelles, qui ont dû légiférer notamment sur la question du droit de prêt et de projection afin de contenter la filière. Au sein même des bibliothèques, la question de l’introduction du cinéma dans les collections a également pu diviser les professionnels, signe que la légitimité de cette forme d’art n’était pas encore complètement acquise. Le cinéma documentaire a en quelque sorte constitué alors un cheval de Troie idéal : à la fois exigeant et confidentiel, ce type de films présentait le double avantage de ne pas concurrencer directement le circuit commercial et de proposer des contenus à haut capital informatif et pédagogique.

Si les premiers films à faire leur apparition dans les collections sont avant tout sélectionnés pour leur contenu documentaire, à savoir la connaissance du monde qu’ils apportent (le cinéma ethnographique est alors en pleine effervescence), on y côtoie également des œuvres proposant une réelle recherche formelle ainsi qu’un véritable regard d’auteur sur le monde. C’est la naissance de ce qui fut appelé le documentaire de création, pour le différencier du reportage télévisuel : ce type d’œuvres, beaucoup plus libres dans leurs formes – on pense notamment aux films de Frederick Wiseman dont la durée moyenne avoisine les quatre heures – et donc difficiles d’accès, nécessitent un accompagnement spécifique des professionnels amenés à les faire découvrir au public.

À la création d’Images en bibliothèques, l’objectif principal est d’aider les médiathèques à découvrir et promouvoir ces films à la diffusion quasi inexistante. L’association est notamment chargée de reprendre l’organisation de la Commission nationale de sélection de films documentaires, composée de bibliothécaires et de choisir des œuvres qui seront ensuite accessibles via le catalogue national de films documentaires pour les bibliothèques. Initiative émanant de la Direction du livre et de la lecture (DLL), cette commission incite déjà, depuis plusieurs années, ses membres à se former à la lecture des images documentaires et à la rédaction de critiques de films.

Il faut toutefois attendre 1998 pour voir arriver les premières formations au cinéma proposées par Images en bibliothèques. Jusqu’à cette date, les professionnels doivent se tourner vers des dispositifs d’accompagnement locaux, rares et peu relayés sur l’ensemble du territoire. À moins d’une appétence personnelle pour le sujet, il fallait s’en remettre au catalogue national pour être aiguillé dans ses choix d’acquisition et de programmation, et se former personnellement à l’analyse de films. Images en bibliothèques imagine alors des formations animées par des intervenants de divers horizons – bibliothécaires mais aussi programmateurs, cinéastes, critiques de films – pour démocratiser la connaissance du film documentaire de création auprès d’un large public. L’offre a rapidement évolué pour aborder d’autres thématiques, notamment la création et la gestion d’un fonds de film en bibliothèque, la programmation de films, la relation entre le son et l’image, le cinéma d’animation ou encore le cinéma à destination du jeune public. Néanmoins, l’accompagnement du cinéma documentaire demeure longtemps la préoccupation majeure de l’association : en 2000, elle est chargée par la DLL de coordonner une nouvelle manifestation nationale, le Mois du film documentaire 3

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Site officiel du Mois du film documentaire : https://moisdudoc.com/

, proposant à n’importe quelle structure (bibliothèque, cinéma, école, hôpital, maison de retraite, prison, etc.) de projeter tous les ans au mois de novembre des films documentaires, selon un principe de libre programmation et en encourageant les échanges autour des séances (rencontres, débats, animations). Largement relayé par les salles de cinéma et les bibliothèques, cet événement devient bientôt une activité centrale pour Images en bibliothèques, renforçant son rôle au sein de l’écosystème français de la création documentaire.

Pour accompagner les structures participant à cet événement, l’offre de formation est alors riche de plusieurs stages thématiques autour du cinéma documentaire, dont les plus importants se déroulent au cœur d’un festival documentaire de grande ampleur : Cinéma du réel à Paris, États généraux du film documentaire à Lussas ou encore Festival international du documentaire à Marseille. Cette proposition originale est au cœur de la philosophie d’Images en bibliothèques, qui estime que, pour mieux connaître le cinéma, il est important de « fréquenter les festivals, qui sont les lieux par excellence de la formation du regard cinéphile, à la fois parce qu’ils permettent de découvrir l’actualité de la production dans les meilleures conditions et de voir ou revoir des films rares dans le cadre de rétrospectives, mais aussi de rencontrer les réalisateurs » 4

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Frédéric Goldbronn, « Quelles formations pour les bibliothécaires de l’image ? », dans L’audiovisuel en bibliothèque, Paris, ABF/Images en bibliothèques, 2010 (coll. Médiathèmes).

. La formule remporte un franc succès, si bien que, par la suite, Images en bibliothèques déclinera ce principe pour des formations portant sur d’autres types d’œuvres : le cinéma d’animation au Festival international d’Annecy, le cinéma de fiction au festival Entrevues de Belfort…

Quels objectifs pour quelles compétences ?

Les objectifs visés par les formations d’Images en bibliothèques peuvent se répartir en trois grandes catégories ; malgré de nombreuses évolutions dans les propositions de formation, ce découpage est toujours valable et pertinent aujourd’hui. En premier lieu, on retrouve l’acquisition de connaissances opérationnelles, regroupant toutes les questions techniques et juridiques que pose la mise en place d’un fonds de cinéma documentaire : comment se procurer les films ? que recouvrent les droits de prêt et les droits de consultation sur place ? comment conserver les supports des films ? comment agencer les collections pour les mettre en avant auprès des usagers ? En se basant sur les textes réglementaires ainsi que leur propre expérience de bibliothécaire, les intervenants apportent des éléments concrets utiles à la gestion du fonds au quotidien.

La deuxième catégorie d’objectifs est plus sensible et relève plutôt d’une forme d’apprentissage culturel, qui ne saurait s’acquérir uniquement à travers les formations proposées, aussi denses et exhaustives soient-elles. Pour Frédéric Goldbronn, responsable des formations à Images en bibliothèques pendant plus de quinze ans, « il serait illusoire d’espérer acquérir en trois ou quatre jours une culture cinématographique à la hauteur de la vocation encyclopédique des médiathèques ; tout au plus les stages peuvent-ils fournir des outils et insuffler le désir d’explorer la planète cinéma » 5

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Frédéric Goldbronn, op. cit.

. Si les conférences thématiques et les leçons de cinéma demeurent incontournables pour appréhender un sujet et donner un maximum de clés de compréhension permettant d’éclairer un champ artistique vaste et souvent méconnu – en particulier concernant le cinéma documentaire – tout cela ne saurait remplacer l’expérience de visionnage d’un film, indispensable à une appropriation personnelle de l’histoire et des formes du cinéma. C’est cette conviction profonde qui a guidé la création des stages de formation en festival, dont la moitié du temps est consacrée à la découverte de films en salle. Au cours de ces stages, les participants sont invités chaque matin à participer à un temps de discussion collective autour des œuvres découvertes la veille, leur offrant la possibilité d’échanger sur leur ressenti, de poser des mots sur leur expérience de spectateur et éventuellement de jauger de la pertinence de proposer ce film à leur public. En dépit d’une certaine réticence, qui confine parfois à l’incompréhension, de la part des collectivités qui valident les choix de départ en formation, qu’il faut sans relâche convaincre du bien-fondé de cette démarche, et malgré le manque apparent de compétences directement applicables développées lors de ces stages, cette formule demeure très appréciée des participants et constitue encore aujourd’hui le cœur des propositions d’Images en bibliothèques pour ses formations en festival.

Enfin, une troisième catégorie d’objectifs regroupe toutes les acquisitions de savoir-faire en termes de médiation avec le public. Apparus plus tardivement dans l’offre de formation de l’association, à mesure que les fonds audiovisuels s’ouvraient à d’autres types d’œuvres et de publics, et que le métier de bibliothécaire connaissait une profonde évolution, ces objectifs plus concrets sont aujourd’hui ceux qui sont les plus faciles à valoriser pour défendre l’utilité de ces formations, au détriment de l’acquisition de compétences plus conceptuelles.

Aujourd’hui, une offre diversifiée en renouvellement permanent

Les bibliothèques françaises ont commencé à investir massivement dans des fonds vidéo au milieu des années 1990, parallèlement à l’adoption de magnétoscopes VHS dans une majorité de foyers et à un développement rapide de l’offre éditoriale. Rapidement, la part de fiction dans les fonds augmente et tend à éclipser peu à peu celle du film documentaire. Images en bibliothèques a progressivement accompagné ce changement en proposant à partir de la fin des années 2000 de nouvelles formations s’intéressant à l’histoire du cinéma ou à l’analyse esthétique des œuvres. Des historiens et critiques de cinéma interviennent alors dans des stages aux thématiques parfois généralistes (« Le langage du cinéma », « Le cinéma de fiction ») et parfois bien plus ciblées, par exemple sur la connaissance de la cinématographie d’un pays (« Le cinéma allemand contemporain ») ou d’une typologie de films (« Tendances du cinéma d’auteur contemporain »).

Parallèlement, d’autres formations moins portées sur la connaissance des films apparaissent dans l’offre de l’association. Le but recherché est plutôt de permettre aux participants de développer des compétences transversales, qui leur seront utiles pour la gestion et l’animation d’un fonds de film, qu’il soit de fiction ou documentaire : comment parler des films auprès des usagers, comment présenter une séance de projection, comment mettre en place techniquement une projection dans de bonnes conditions, etc.

Au milieu des années 2010, les stages de formation se mettent également à s’ouvrir à d’autres types d’œuvres que cinématographiques : ainsi les séries, puis les jeux vidéo ou encore les œuvres en réalité virtuelle sont à leur tour abordées, reflétant leur généralisation dans les bibliothèques de l’ensemble du territoire. À l’instar des stages se déroulant dans des festivals de cinéma, des partenariats sont imaginés avec des événements donnant accès à des œuvres en avant-première (festivals Séries Mania à Lille ou NewImages au Forum des images à Paris). L’exemple des jeux vidéo illustre bien cette démarche d’ouverture et de renouvellement du regard sur les images animées : inaugurée en 2017, la formation « Cinéma et jeux vidéo » s’est longtemps appuyée sur la relation entre ces deux médias pour légitimer en quelque sorte la présence des jeux vidéo en bibliothèque – leur introduction ayant provoqué les mêmes remous dans la profession que l’audiovisuel quarante ans auparavant, avant de s’intéresser aujourd’hui plutôt aux singularités de cet objet culturel riche et à ses nombreuses possibilités de médiation.

Enfin, l’offre de formation s’est également transformée pour accompagner les évolutions du métier de bibliothécaire, à qui l’on ne demande plus simplement désormais de constituer et gérer un fonds, mais surtout de l’animer afin de créer des liens entre les œuvres et le public. Au cours des années 2000, l’accent est progressivement mis sur l’action des médiathèques dans le domaine de l’éducation aux images, aux médias et à l’information. Il ne s’agit plus alors d’être un simple « passeur » de films mais bel et bien de les montrer, d’en discuter, de les analyser, voire d’en découvrir le processus de création avec les usagers au cours de temps d’ateliers de réalisation. Des stages récemment créés comme « Éducation du regard : images, médias, informations » ou « Les outils, jeux et ateliers d’éducation à l’image » s’interrogent sur la façon dont le médiathécaire peut prendre part aux grandes questions actuelles sur notre rapport aux images, en donnant aux participants de nombreuses ressources concrètes sur lesquelles s’appuyer : documentation, outils à se procurer ou à fabriquer soi-même, contacts d’intervenants… D’autres formations encore abordent les questions de médiation par le prisme d’un certain type de public : jeunes spectateurs, adolescents ou encore publics éloignés de la culture (personnes en situation de handicap, vivant dans des zones rurales, incarcérées, en maison de retraite…). Le rôle social de la bibliothèque devient alors un sujet de formation à part entière ; dans le cadre de ses missions de service public, la bibliothèque doit savoir s’adresser à l’ensemble de la population de son territoire, notamment autour des questions essentielles de réception des œuvres cinématographiques (savoir lire les images et partager ses émotions de spectateur), la forme d’expression artistique la mieux partagée aujourd’hui.

Préparer l’avenir du cinéma et de l’audiovisuel en médiathèque

Ces dernières années, et tout particulièrement depuis les confinements dus à l’épidémie de la Covid-19, les usagers ont radicalement fait évoluer leur mode de consommation des films, délaissant les supports physiques pour les offres en ligne. Malgré une surprenante résistance du prêt de DVD, les médiathèques sont obligées de se réinventer pour continuer à faire vivre le cinéma et l’audiovisuel auprès de leurs usagers. Les plateformes de vidéo à la demande, qui reposent majoritairement sur un modèle de paiement à l’acte qui se révèle incompatible avec les réalités budgétaires des collectivités, peinent à convaincre les professionnels, qui voient leurs missions fondamentales complètement redéfinies par ces ressources numériques aux offres fermées et aux contenus exclusifs 6

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Cette problématique a été soulevée par une lettre ouverte de l’ABF, cosignée par Images en bibliothèques, intitulée « Pour une offre numérique adaptée et de qualité en bibliothèque publique ». En ligne : https://www.abf.asso.fr/1/22/1100/ABF/-lettre-ouverte-pour-une-offre-numerique-adaptee-et-de-qualite-en-bibliotheque-publique

. La notion de « collection audiovisuelle » y perd de sa substance, laissant de côté de nombreux vidéothécaires qui se retrouvent dépossédés de leurs missions de sélection, de mise en relation des œuvres, sans même parler de valorisation et de médiation, rendues beaucoup plus compliquées en l’absence d’objets physiques.

En matière de formation, le défi est à la hauteur des enjeux posés par ce changement de paradigme : comment accompagner tous ces professionnels dans leurs questionnements, sans céder au catastrophisme ni tomber dans une forme d’angélisme ? S’il est toujours pertinent d’explorer de nouveaux domaines liés à l’audiovisuel que les médiathèques peuvent investir pour réinventer leurs usagers – Images en bibliothèques propose par exemple en 2025 une nouvelle formation autour de l’utilisation des podcasts, à la fois comme œuvres à promouvoir auprès du grand public et comme outil de médiation des autres collections – c’est bien en s’interrogeant collectivement sur la place que l’on veut donner au cinéma et à l’audiovisuel en médiathèque que l’on pourra réaffirmer les compétences fondamentales au métier de vidéothécaire et lui imaginer un avenir.