Les ressources numériques cinéma et vidéo à la demande en bibliothèque publique
Ces dernières années, l’offre numérique des bibliothèques s’est considérablement élargie. Aux côtés d’offres de presse, d’autoformation et de livres numériques, les bibliothèques ont déployé avec succès des services de vidéo à la demande de qualité, diversifiés et attractifs.
Ce succès n’est cependant pas sans conséquences pour les bibliothèques. Constituer une offre numérique révèle nombre de problématiques professionnelles, tant au niveau de la maîtrise de la politique documentaire que des contraintes techniques et de la soutenabilité financière.
Ces questions ont suscité de nombreuses réactions au sein de la profession, comme en témoigne la lettre ouverte Pour une offre numérique adaptée et de qualité en bibliothèque publique 1
, publiée en octobre 2024 et signée par l’ensemble des associations professionnelles de la lecture publique.Dans ce contexte, la coopération nationale en matière de ressources numériques s’avère essentielle pour les bibliothèques de lecture publique. La mission de coopération nationale de la Bibliothèque publique d’information (Bpi) autour des ressources numériques a été exercée jusqu’en 2024 au sein de l’association Réseau Carel. Suite à une révision de ses missions de coopération, la Bpi est mandatée par le ministère de la Culture pour exercer directement cette mission depuis 2025. Cette mission nationale « ressources numériques » vise entre autres à organiser un espace de dialogue entre professionnels, et entre bibliothécaires et fournisseurs.
De la collection physique au flux de contenus, le choix documentaire en question
Pour maintenir une offre documentaire et de services en adéquation avec l’évolution des usages, les bibliothèques ont développé une offre numérique complémentaire des fonds physiques. Cependant, une offre numérique ne se constitue pas comme une collection physique.
Si le principe de constitution des collections physiques est l’achat titre à titre, le modèle principal des ressources numériques conduit la bibliothèque à souscrire au bouquet déjà établi d’une plateforme. La bibliothèque s’abonne à un flux de contenus sans maîtriser les entrées ni les sorties de titres, dépendant des négociations entre l’agrégateur et les ayants droit. Elle perd alors la maîtrise fine du choix granulaire des contenus. Dans le domaine du cinéma, les deux ressources les plus attractives au regard de la demande sont les catalogues de VàD (vidéo à la demande) Médiathèque numérique – service proposé par Arte – et CVS, car l’usager peut y retrouver des blockbusters et des films récemment à l’affiche.
D’autres modèles existent. Certaines bibliothèques ont, avec AdavDigital et Médialib, co-construit une plateforme de diffusion d’une collection de films constituée titre à titre par les bibliothécaires. Paradoxalement, cette solution n’est pas largement plébiscitée. En effet, construire et gérer sa propre offre de films nécessite du temps et des ressources humaines, ce qui manque en bibliothèques territoriales.
En outre, la gestion de collections numériques exige des compétences à la fois variées et spécifiques : négociation auprès des fournisseurs, rédaction complexe des marchés publics, signalement au catalogue, mise en place technique, formation des bibliothécaires et des partenaires, communication et valorisation des ressources, et enfin évaluation.
La mission de coopération nationale accompagne les bibliothécaires territoriaux dans cette montée en compétences en favorisant l’échange entre pairs. Elle programme l’élaboration et la diffusion d’outils concrets pour aider les bibliothèques dans leur gestion quotidienne des ressources numériques payantes.
La soutenabilité des modèles, un enjeu majeur des offres numériques de cinéma
Actuellement, la majorité des bibliothèques délègue son offre numérique de cinéma à un prestataire. Le modèle dominant de VàD, qui repose aujourd’hui sur une tarification à l’acte, place les bibliothèques dans une situation paradoxale : plus une offre bénéficie à un nombre important d’usagers, plus son coût augmente, jusqu’à ne plus être budgétairement soutenable par l’établissement. Ce modèle ne permet ni de sécuriser la dépense ni de favoriser l’usage. Ainsi, en période de restriction budgétaire, ces abonnements deviennent difficilement tenables pour les bibliothèques.
Dans le cadre de sa mission nationale, la Bpi anime un Comité d’évaluation des ressources numériques référencées 2
qui porte auprès des fournisseurs des demandes collectives cohérentes pour adapter les offres aux besoins des bibliothèques. Les trois principales recommandations sont :- sécuriser la dépense ;
- favoriser l’accès sans limiter l’usage ;
- respecter les cadres légaux (accessibilité, RGPD 3, numérique responsable, etc.).
Concernant les offres cinéma, le comité d’évaluation a appelé à un changement de modèle, plus proche des services de vidéo sur abonnement (SVOD en anglais). Par exemple, Filmfriend propose aux bibliothèques de lecture publique un catalogue de films sur abonnement. Le tarif est forfaitaire pour des accès et des usages illimités. Cela permet aux bibliothèques de sécuriser la dépense et de promouvoir l’offre. Le catalogue de ce nouvel acteur mériterait néanmoins de s’étoffer.
On peut s’interroger sur le sens d’une offre de cinéma en bibliothèque. Comment s’inscrit-elle dans le paysage des offres de cinéma BtoC (business to consumer) proposées aux particuliers ? Le phénomène de plateformisation du cinéma entre en conflit avec les missions d’ouverture, de diversité documentaire et d’accessibilité des bibliothèques. La stratégie marketing vise à rendre l’usager dépendant, de façon à le dissuader de migrer vers une autre plateforme. Ainsi, chaque plateforme négocie des exclusivités auprès des ayants droit. La bibliothèque, contrainte de renoncer à l’exhaustivité, doit toujours se poser la question de ses choix, entre offre et demande. La bibliothèque propose-t-elle une offre grand public représentative de ce qui existe par ailleurs ? Concentre-t-elle ses efforts de valorisation et de médiation sur un autre cinéma, moins visible ?
Le cinéma documentaire constitue à cet égard un enjeu tout particulier à notre époque de saturation informationnelle. Les yeux doc 4
, plateforme numérique du catalogue national des films documentaires pour les bibliothèques publiques, présente une démarche et un écosystème particuliers.Les yeux doc, un réseau et une plateforme de référence pour le cinéma documentaire
Les films de la plateforme Les yeux doc sont choisis par une communauté de professionnels, au service d’usages collectifs et d’une médiation imaginée et développée par des bibliothécaires. Les usages collectifs sont ceux de la représentation publique d’un film avec la plateforme comme moyen de diffusion, et grâce à des droits spécialement négociés pour cet usage au sein de la bibliothèque et des établissements pénitentiaires ou hospitaliers avec lesquels elle est susceptible de collaborer. La présentation collective et les échanges entre les spectateurs, comme les ateliers d’éducation à l’image, sont autant de leviers pour transformer une ressource numérique à distance en un outil collectif d’enrichissement social in situ.
La plateforme Les yeux doc participe actuellement à un projet de recommandation numérique initié par Samuel Gantier, chercheur à l’Université polytechnique des Hauts-de-France. Son thésaurus 5
des modes d’écriture et de réalisation documentaire, fruit d’un long travail de recherche menée sur un jeu de données issu de la plateforme Tënk, constitue une première tentative pour jeter les ponts d’une recommandation algorithmique fine au service exclusif des usagers. À l’initiative du même chercheur, l’équipe Les yeux doc participe également à l’élaboration d’une nomenclature sur les genres du film documentaire, qui pourra construire une architecture plus légère de recommandation. Loin de se substituer aux indexations par sujet, ce travail de typologie documentaire doit permettre d’envisager de nouveaux usages sur la base d’une recommandation croisée et renouvelée. Contrairement aux plateformes commerciales, ces outils de découvrabilité numérique sont conçus exclusivement pour le bénéfice de l’usager.En outre, le service Les yeux doc se structure comme un réseau actif de plus de deux mille points de lecture abonnés, autour de plusieurs temps forts participatifs. Depuis 2021, le principal d’entre eux est le Prix du public Les yeux doc 6
, qui offre chaque année l’occasion aux bibliothécaires du réseau de sélectionner plusieurs films qui seront ensuite projetés sur une période commune à tout le territoire. Ce mois de projections est précédé d’un temps de préparation, durant lequel des outils de communication et de médiation sont proposés. Le réseau a notamment l’occasion de dialoguer en ligne avec les cinéastes dont les films seront diffusés, afin de préparer ses séances. Ces temps d’échanges sont particulièrement plébiscités par les professionnels. Cet événement annuel permet de mobiliser les usagers, ces derniers étant invités à voter pour leur film préféré, à laisser un message aux cinéastes, et enfin à participer à un tirage au sort.Une journée professionnelle annuelle permet également aux structures abonnées d’échanger autour des problématiques liées à la diffusion du cinéma documentaire en bibliothèque, dans le cadre de présentations et d’ateliers. Les intervenants sont des membres du réseau invités aux côtés de l’équipe Les yeux doc.
Enfin, en tant que catalogue partenaire d’Images en bibliothèques, le site Les yeux doc propose chaque année aux abonnés une sélection de films lors du Mois du film documentaire et s’engage, à cette occasion, dans une démarche d’accompagnement des séances semblable à celle du prix du public, suivant la logique de co-construction qui préside à l’ensemble des interactions avec le réseau.
Les ressources numériques cinéma et vidéo à la demande en bibliothèque publique mettent ainsi les bibliothécaires face aux problématiques propres à toute ressource numérique : modèles tarifaires, dépendance à des opérateurs privés, respect du pluralisme et de la diversité documentaire, contraintes techniques, financières et organisationnelles.
Les missions nationales portées par la Bpi, l’une sur les ressources numériques, l’autre sur le cinéma documentaire, garantissent des espaces collectifs de travail, d’échanges et de concertation au service d’offres numériques adaptées et de qualité en bibliothèques publiques. Les associations professionnelles, avec lesquelles la Bpi travaille étroitement, jouent un rôle crucial pour leur mise en œuvre.
Dans le cadre du programme Mutualisation et innovation pour la sauvegarde et l’accès des œuvres audiovisuelles (MISAOA), la Bibliothèque nationale de France (BnF) a développé un portail Son, vidéo, multimédia (PSVM), déployé dans ses espaces tous publics : en septembre 2022 sur les postes informatiques de la salle Ovale de Richelieu, nouvellement ouverte, et à l’été 2024 dans les salles du Haut-de-jardin du site François-Mitterrand, sur toutes les « marguerites » audiovisuelles (constituées de quatre postes en étoile avec fauteuil, écran, casques d’écoute) et en particulier dans la salle A consacrée à l’audiovisuel et au multimédia.
L’objectif de ce portail est d’enrichir l’offre des collections audiovisuelles initiales ; de compléter les collections des départements à travers des ressources audiovisuelles en lien avec leurs thématiques et leurs actualités ; de fusionner différents services sous un accès unique et une recherche fédérée, pour offrir des contenus audiovisuels dématérialisés riches et diversifiés :
• une offre documentaire d’abonnements de musique en ligne et livres audio ;
• une offre de plateformes en ligne de vidéo à la demande (VàD) ;
• des contenus multimédias tels que des expositions virtuelles, de l’art numérique, des bandes dessinées interactives… ;
• l’accès aux documents audiovisuels présents sur Gallica ;
• une offre de contenus numériques acquis (vidéos nativement numériques, livres audio…).
Les offres d’abonnement portent principalement sur les plateformes suivantes : Medici.tv, Naxos, musicMe, la Philharmonie de Paris, Book d’Oreille (livres audio), la Médiathèque numérique d’Arte, Les yeux doc, Brefcinema, avec les mêmes bases tarifaires que celles négociées par la Bpi pour son réseau et le même type de connecteurs permettant de les intégrer dans une recherche fédérée.
Comme les portails proposés par les réseaux de bibliothèques territoriales, le PSVM propose de multiples possibilités d’éditorialisation : actualités, sélections thématiques, coups de cœur, focus, articles complets… Le département Son, vidéo, multimédia, qui a conduit ce projet avec le département des systèmes d’information de la BnF, a formé des correspondants dans les départements thématiques afin que ceux-ci puissent s’emparer de cette offre considérable et la valoriser autour de leurs sujets documentaires. Avec la Médiathèque Numérique d’Arte, Les yeux doc et Brefcinema, l’ensemble approche en effet les 10 000 films et contenus vidéo, notamment documentaires, en VàD, qui constituent autant d’appuis à la découverte culturelle et à la connaissance.
Cette évolution de l’offre a porté ses fruits, puisqu’entre 2023 et 2024, les consultations audiovisuelles de la salle A ont plus que doublé, passant de 4 631 à 10 148 !
En parallèle, les dispositifs d’accès aux jeux vidéo ont également été améliorés (avec notamment l’installation d’une baie de consoles), si bien que le nombre de sessions a augmenté de 31 % entre 2023 et 2024.
Emmanuel Aziza
Directeur du département Son, vidéo, multimédia – Direction des collections, Bibliothèque nationale de France