Les bibliothèques du Réseau des Écoles françaises à l’étranger

Katie Brzustowski

Agnès Macquin

Cécile Martini

Laure Franceschi

Katia Juhel

[NDA] Nous remercions Aurore Ciavatti et Alexandre Asanovic, responsables récemment nommés des bibliothèques de l’Institut français d’archéologie orientale (Ifao, Le Caire) et de l’École française d’Athènes (EFA), pour leur relecture et leurs corrections.

Introduction

Établissements publics scientifiques, culturels et professionnels relevant du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, les cinq Écoles françaises à l’étranger (EFE) – École française d’Athènes (EFA) fondée en 1846, École française de Rome (EFR) fondée en 1875, Institut français d’archéologie orientale (Ifao, Le Caire) fondé en 1880, École française d’Extrême-Orient (EFEO, Paris) fondée en 1898, et Casa de Velázquez (CVZ ou « Casa », Madrid) fondée en 1928 – sont des instituts de recherche constitués en réseau (Réseau des Écoles françaises à l’étranger, ResEFE 1

) par un décret de 2011.

Le décret no 2021-146 du 10 février 2021 définit ainsi les missions du ResEFE : la formation et la préparation à l’insertion professionnelle ou à l’évolution de carrière des membres scientifiques 2

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Les membres scientifiques sont des chercheurs, majoritairement postdoctoraux, recrutés pour une période maximale de quatre ans.

; la recherche et sa valorisation par la publication et la diffusion ; la stratégie relative aux données de la recherche ; la convergence de projets scientifiques et la mutualisation des moyens.

Pour mener à bien leurs missions, les EFE disposent, parmi d’autres services de soutien à la recherche, d’une ou de plusieurs bibliothèques. Lieux atypiques, celles-ci sont très ancrées dans la politique de recherche de leurs établissements, tout en étant intégrées dans des réseaux, que ce soit au niveau local, français ou international. Ce contexte particulier a des répercussions sur les activités et les profils des équipes travaillant en bibliothèque.

Réseau des EFE (situation au 31 décembre 2023)

Nombre de volumes de monographies

701 300

Nombre de titres de périodiques vivants

2 840

Nombre d’unica

140 000

Nombre de places de travail

520

Nombre d’entrées annuelles

389 000

Des lieux atypiques

La bibliothèque de l’École française d’Athènes occupe des locaux conçus à cet effet dès l’origine : après avoir été installée dans deux bâtiments successifs depuis sa création en 1846, l’EFA en inaugure un nouveau en 1874, dont le corps central est dévolu à la bibliothèque. Celle-ci annexe progressivement les espaces environnants afin de maintenir un de ses principaux atouts : un accès direct à plus de 80 % de ses collections.

Cette bibliothèque athénienne est complétée par les bibliothèques des maisons de fouilles de ses sites emblématiques, qui abritent plusieurs centaines d’ouvrages : à Delphes et à Délos, sur le site même des fouilles, à Thasos et Malia, en proximité, et à Argos, dans la maison Gordon (bâtiment classé par le ministère de la culture grec), construite par le philhellène écossais, depuis 1987.

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Figure 1. École française d’Athènes

Source : https://www.resefe.fr/

Depuis 1875, la bibliothèque de l’École française de Rome occupe les deuxième et troisième étages du Palais Farnèse, monument Renaissance emblématique de la ville, qu’elle partage avec l’Ambassade de France installée à l’étage noble.

Les contraintes techniques sont fortes : si la bibliothèque a abrité au XVIe siècle la célèbre bibliothèque des Farnèse constituée de manuscrits grecs et latins aujourd’hui dispersés, ses dimensions étaient sans commune mesure avec la bibliothèque de l’EFR qui compte aujourd’hui près de 220 000 documents, répartis sur 17 salles et galeries dans un souci constant de respect de l’intégrité et de la valeur patrimoniale des lieux. Un dépôt de livres en sous-sol, de plain-pied avec la zone archéologique, complète cette implantation atypique.

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Figure 2. École française de Rome

Source : https://www.resefe.fr/

Après s’être établi successivement dans trois lieux différents au Caire, l’Ifao s’installe définitivement en 1907 dans le prestigieux palais Mounira, résidence princière construite dans la seconde moitié du XIXe siècle. La bibliothèque, alors localisée à l’étage, se déploie aujourd’hui dans 18 salles, réparties de part et d’autre d’un escalier monumental aux ferronneries « Art nouveau ». Les trois premières salles présentent encore les rayonnages en bois et les échelles coulissantes d’origine. La bibliothèque dispose d’une salle de lecture accessible gratuitement à laquelle s’ajoutent 42 places mises à disposition des chercheurs bénéficiant d’un accès direct et permanent aux collections.

En 2018, le projet d’une nouvelle bibliothèque a été lancé, afin d’améliorer l’accueil et d’assurer la préservation et l’accroissement des fonds, ce que les locaux historiques ne permettent plus : un bâtiment dédié, moderne et écoresponsable, devrait prochainement voir le jour dans le jardin occidental du palais.

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Figure 3. Institut français d’archéologie orientale

Source : https://www.resefe.fr/

« La » bibliothèque de l’EFEO est caractérisée par des localisations qui ont évolué au fil du temps et des aléas géopolitiques pour se décliner aujourd’hui en huit implantations qui abritent 170 000 volumes. Initialement installées à Saïgon, puis à Hanoï, ses collections ont été divisées à la fin de la période coloniale entre les nations nouvellement créées et l’École. Les premières se sont partagé les documents en langues locales, la seconde a conservé les ouvrages en langues européennes qui ont constitué le noyau de l’actuelle bibliothèque parisienne, ouverte en 1968 au sein d’un ancien hôtel particulier. C’est la salle de théâtre privée de celui-ci qui a été réaménagé en une spacieuse salle de lecture, bénéficiant d’une belle lumière naturelle grâce à sa verrière et à son patio.

D’autres bibliothèques ont progressivement été créées dans certains centres de l’EFEO en Asie, dont les collections sont soumises à des conditions de conservation difficiles (chaleur, hygrométrie, variations de températures). C’est le cas de la bibliothèque de Pondichéry (Inde) en 1964, suivie par celle de Kyoto (Japon), aménagée dans un temple bouddhique entre 1968 et 2014. À Chiang Mai (Thaïlande), c’est une maison d’habitation néo-traditionnelle du Lanna, en bois, qui l’abrite depuis 1989. D’autres encore ont été ouvertes à Jakarta (Indonésie) en 1991, Siem Reap, près du site d’Angkor (Cambodge) en 1992, Hanoï (Vietnam) en 1995 et Vientiane (Laos) en 2005.

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Figure 4. École française d’Extrême-Orient

Source : https://www.resefe.fr/

La Casa de Velázquez a été construite dans les années 1920, au cœur de la nouvelle cité universitaire, sur un terrain cédé à la France par l’Espagne pour y accueillir une institution de recherche et de création artistique. Dès l’origine, le projet architectural prévoit des ateliers pour les artistes et une bibliothèque, à la fois dépôt d’ouvrages et lieu de création artistique.

L’édifice complet est inauguré en 1935 (après une première inauguration en 1928) mais, l’année suivante, il est détruit par la guerre civile. Les activités sont relocalisées brièvement à Fès au Maroc puis dans un immeuble du centre-ville de Madrid où une bibliothèque provisoire est aménagée. La « seconde » Casa est inaugurée en 1959 dans un bâtiment reconstruit presque à l’identique ; la bibliothèque y retrouve son emplacement central. Dans les années 1970, elle s’agrandit en sous-sol où se trouve désormais la plus grande partie des collections, lesquelles, à l’exception des ouvrages de la réserve, sont entièrement en accès direct.

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Figure 5. La Casa de Velázquez

Source : https://www.resefe.fr/

Des bibliothèques de recherche ouvertes à un large public

Ces bibliothèques étaient à l’origine destinées aux membres scientifiques des EFE, des jeunes chercheurs, surtout archéologues, historiens ou philologues, en résidence pour mener leurs travaux de terrain et de recherche. Aujourd’hui, elles accueillent, gratuitement ou moyennant un droit d’inscription modique, tous les publics de niveau recherche, locaux ou de passage.

La richesse de leurs collections, voire l’exhaustivité sur certaines thématiques, et la qualité du cadre de travail en font des lieux très prisés.

De plus, elles ont parfois un positionnement singulier sur leur territoire, qui vient renforcer leur attractivité. Par exemple, lors de la crise grecque, l’EFA a connu une hausse de sa fréquentation car la bibliothèque poursuivait l’actualisation de son fonds tandis que la plupart des établissements locaux subissaient des coupes sombres dans leurs budgets documentaires. À Rome, la bibliothèque de l’EFR est une des premières à avoir rouvert après la pandémie, et reste à ce jour une de celles offrant la plus grande amplitude horaire.

Des politiques documentaires fruit de l’histoire et des axes de recherche des EFE

L’historique des EFE explique la forte dominante archéologique dans les fonds les plus anciens, mais aussi, à l’origine, une vision « encyclopédique » qui fait la part belle aux livres et guides de voyages par exemple. Les fonds sont multilingues et se partagent entre français, langue du pays d’implantation et langues des publications archéologiques. S’y ajoutent les archives des chantiers de fouilles, documentation essentielle, gérée par des archivistes rattachés aux bibliothèques ou travaillant en lien étroit avec elles. Cas singulier, la « Casa » qui est également résidence d’artistes, fait la part belle aux ouvrages d’art (20 % du fonds en nombre d’ouvrages).

Au fil du temps, la recherche s’est diversifiée et structurée au sein des écoles, avec l’apparition de directions d’études spécialisées, comme celles des études byzantines à l’EFA vers 1850 : la stratification des collections reflète logiquement ces évolutions.

La documentation électronique est venue étoffer les collections des EFE dans les années 2010, d’abord sous forme de bases de données spécialisées ou de corpus de textes puis d’articles ou de monographies en ligne.

L’enrichissement des collections, dont certains segments sont labellisés « collections d’excellence » par le ministère de tutelle, s’appuie sur des budgets importants, une politique d’échanges et de dons soutenue, l’ensemble étant progressivement formalisé dans des chartes documentaires.

Des bibliothèques ancrées dans la recherche

Leur dimension humaine et leur ancrage dans la recherche permettent aux bibliothèques des EFE de maintenir un lien très étroit avec leurs communautés. Ces dernières sont représentées dans des instances consultatives (conseils documentaires, commissions de bibliothèque, etc.), tandis que le responsable de la bibliothèque participe au Conseil scientifique de son école, devant lequel sont portées les questions documentaires nécessitant un arbitrage.

La collaboration avec les chercheurs peut aussi porter directement sur le traitement, intellectuel ou matériel, des fonds. Récemment à l’EFEO, des spécialistes ont travaillé avec les bibliothécaires sur le signalement et la conservation de manuscrits sur ôles khmers, ou encore sur les estampages d’Asie du Sud-Est et les estampages chinois.

L’attachement des chercheurs à « leur » bibliothèque se matérialise par des dépôts ou dons d’ouvrages ou de bibliothèques entières, certains constituant des ensembles remarquables, comme le don de Jean-Pierre Berthe à la « Casa » (plus de 10 000 volumes sur l’Amérique ibérique des XVIIe et XVIIIe siècles) ou le dépôt à l’EFR de la bibliothèque de l’historien du droit Edoardo Volterra, fonds précieux exceptionnel.

Un travail en réseau(x)

Fortes de leurs habitudes de travail au sein d’un réseau national, les bibliothèques ont joué un rôle moteur dans la coopération entre Écoles en actant, dès 2012, le principe d’accueil réciproque de leurs lecteurs et la gratuité du prêt entre bibliothèques (PEB) au sein du réseau, en mutualisant des formations pour leurs équipes et en soutenant une politique d’échanges documentaires.

Cette collaboration inter-bibliothèques des EFE s’est concrétisée dans des projets communs d’envergure nationale : ArchéoRef en 2015, financé sur programme ISTEX, puis ArchéoAl (2020-2022), en réponse à l’appel à projet CollEx Persée de 2019 3

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Ces deux projets visaient à enrichir et créer des notices IdRef de noms géographiques relatifs aux chantiers archéologiques des EFE.

. À l’échelle du réseau EFE, les responsables de bibliothèques contribuent depuis juin 2024 à une lettre d’information, « Science ouverte et humanités numériques », ciblant les problématiques propres aux chercheurs des cinq Écoles.

Par ailleurs, les bibliothèques des EFE échangent et collaborent avec celles de leurs pays d’accueil. Cette insertion dans les réseaux locaux se traduit de différentes manières : de la complémentarité dans la politique d’acquisition à l’intégration dans un catalogue collectif national, comme Rebiun en Espagne, ou local, comme URBiS sur le territoire romain.

Les échanges de publications, aussi bien avec des partenaires locaux qu’avec d’autres centres de recherche français, tels que le réseau des UMIFRE 4

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Unités mixtes des instituts français de recherche à l’étranger.

, ou étrangers, constituent un outil efficace de coopération institutionnelle et d’enrichissement des collections. Ils permettent d’obtenir des documents rares, voire des unica dans le Sudoc 5, en provenance d’institutions qui ne sont pas nécessairement intégrées dans les circuits de distribution habituels.

Bibliothécaire dans un établissement français à l’étranger : une spécificité métier ?

Les bibliothèques des EFE témoignent, sur le plan des ressources humaines, d’une diversité de statuts, de profils et de compétences.

S’agissant des fonctions de responsable, qui se sont professionnalisées selon une chronologie différenciée (dès les années 1950 pour l’EFR), elles sont occupées par des personnels scientifiques français, conservateurs ou chercheurs. Ces postes recouvrent à la fois des aspects fonctionnels, voire techniques (pour accompagner des équipes locales parfois peu professionnalisées), une dimension patrimoniale marquée (problématiques de conservation des collections, notamment dans des bâtiments historiques et des conditions climatiques extrêmes), et des missions de représentation en tant que cadre au service de la diplomatie culturelle française.

Les autres postes au sein des équipes reposent essentiellement sur des contrats de travail appliquant le cadre légal du pays d’implantation et sont occupés par des personnels « locaux ».

Comme dans toutes les autres bibliothèques de l’enseignement supérieur français, les bibliothécaires des EFE doivent posséder les compétences de traitement documentaire, parfois dans plusieurs formats de données (Unimarc, Marc 21, EAD). Mais ces personnels doivent également maîtriser couramment plusieurs langues : la langue « locale », le français et parfois l’anglais, voire d’autres langues nécessaires au suivi des collections (allemand, japonais, etc.).

Pour certains catalogueurs, formés selon des normes anglo-saxonnes, l’usage du guide méthodologique du Sudoc et l’emploi des règles françaises de catalogage nécessitent une adaptation constante. Les écritures non latines (grec, arabe, thaï, etc.) ajoutent une complexité supplémentaire : la question de la translittération, recommandée ou obligatoire selon l’Agence bibliographique de l’enseignement supérieur (Abes), se pose au cas par cas, les moyens humains n’étant pas toujours suffisants pour réaliser cette opération au regard de la masse de documents à signaler, souvent des unica.

Recruter sur ces profils particuliers peut s’avérer compliqué, d’autant que dans certains pays dans lesquels les EFE sont installées, il n’existe pas de cursus de formation en bibliothéconomie. À l’Ifao et à l’EFEO, le recruteur est souvent amené à choisir entre compétences linguistiques et bibliothéconomiques, et tranche souvent en faveur de la langue, jugée plus difficile à acquérir. La question de la formation, initiale et continue, est donc cruciale, mais se heurte à des difficultés matérielles ou d’écoresponsabilité (empreinte carbone en cas de mission, décalage horaire et/ou hebdomadaire, culturel, etc.).

Conclusion

Les bibliothèques des EFE proposent à leur lectorat interdisciplinaire, intergénérationnel et cosmopolite une offre documentaire exceptionnelle et des services sur mesure. La richesse et la spécialisation de leurs collections bénéficient également à leurs réseaux documentaires, comme en témoigne le nombre cumulé de leurs unica dans le Sudoc. Toute cette activité repose sur des équipes aux profils et compétences spécifiques, qui s’adaptent en permanence aux évolutions du métier et à leur contexte de travail particulier.

Loin de l’image d’institutions élitistes et poussiéreuses qu’elles ont pu véhiculer à leur corps défendant, les bibliothèques des EFE sont des écosystèmes à taille humaine qui favorisent les rencontres pluridisciplinaires et multiculturelles, les échanges et la créativité. Du palais princier à la maison de fouilles, leurs bibliothèques offrent un cadre de travail privilégié que le grand public a l’occasion de découvrir lors de manifestations comme les Journées du patrimoine ou des Journées portes ouvertes.