La décennie qui a ébranlé le monde des bibliothèques. Évaluation des dépenses des bibliothèques et des disparités régionales en Europe

Giuseppe Vitiello

[NDLR] Cet article paraît également en anglais, sous le titre « The decade that shook the library world: Assessing library expenditure and regional disparities in Europe », dans la revue Economia della Cultura, 2024, no 1.

Introduction

« That, Sir, is the good of counting. It brings everything to a certainty which before floated in the mind indefinitely. » (Samuel Johnson, cité par Stone, 1988 : 18)

Les statistiques sont utilisées par les responsables de bibliothèques pour réduire le « flottement » dans la gestion interne, promouvoir leurs produits et services auprès des usagers, des décideurs politiques et des bailleurs de fonds, et élaborer une planification stratégique. Elles permettent également au personnel des bibliothèques de s’assurer qu’il fournit un bon rapport « qualité-prix » et que les services sont bien utilisés par les usagers (Ramsdale et Fuegi, 1999 ; Sumsion, 2001 ; Molyneux, 2005 ; Ellis et al., 2009).

Les statistiques, sous la forme de variables et d’indicateurs associés, peuvent toutefois servir de plus ambitieux desseins. Elles sont utilisées pour évaluer l’impact social des bibliothèques (Lindblom et Räsänen, 2017), les disparités dans le développement de l’information (Lau, 1990), souligner le rôle des bibliothèques dans l’amélioration des compétences en littératie dans différents pays (Catts et Lau, 2008) ou mesurer les résultats des ressources investies dans les bibliothèques (Vakkari et al., 2014 et 2016), selon une variété de combinaisons, de techniques et d’utilisations (Lor, 2019).

Plusieurs tentatives ont été faites pour dessiner le paysage des bibliothèques européennes de façon chiffrée. La Commission européenne a financé l’initiative LIBECON 1

(Gestion des activités économiques des bibliothèques en Europe) avec trois projets de collecte de données couvrant les périodes de 1981 à 2000 (Commission européenne, 1988 et 1995 ; Sumsion et al., 2003). Depuis lors, aucun rapport statistique régulier n’a été réalisé au niveau européen. Une tentative de cartographie chiffrée des bibliothèques européennes a été réalisée par Public Libraries 2030 sous la forme de fiches d’information 2.

Le projet de collecte de données le plus ambitieux est sans aucun doute la carte des bibliothèques du monde 3

de la Fédération internationale des associations et institutions de bibliothèques (IFLA, 2024). Les faits et chiffres relatifs aux bibliothèques de tous les continents y sont rassemblés sur un unique site Web avec de multiples entrées. Ce formidable outil n’est toutefois pas sans défaut. Il ne fournit pas de données longitudinales comparables pour chaque pays et n’offre qu’une comparaison entre pays, et non entre les bibliothèques de chaque pays (Düren et al., 2021). De plus, les données fournies sont parfois disparates, pas toujours à jour, et ne se prêtent pas à des analyses de tendances.

L’objectif de l’initiative LIBECON de créer une communauté virtuelle d’utilisateurs des statistiques sur les bibliothèques des pays européens (Ramsdale et Fuegi, 1999) n’a donc pas été atteint. Les progrès réalisés dans le domaine des statistiques sur les bibliothèques se traduisent par la normalisation du vocabulaire des bibliothèques grâce à la norme ISO 2789 (ISO 2789, 2022), une norme fondamentale pour la définition et la catégorisation des bibliothèques. Par rapport à la précédente norme ISO 11620, la norme ISO 2789 marque un changement méthodologique radical, les indicateurs l’emportant sur les définitions (Justinić, 2018).

En général, la collecte de données est plus précise et plus exhaustive dans les bibliothèques universitaires que dans les bibliothèques de lecture publique. Cela peut s’expliquer par le fait que les bibliothèques universitaires doivent faire face aux stratégies de marketing agressives des éditeurs scientifiques et qu’elles ont besoin de données chiffrées pour suivre l’augmentation des coûts des périodiques et des monographies (Guédon, 2001). Depuis au moins quarante ans, le suivi des dépenses des bibliothèques pour l’achat de revues de recherche a été un levier pour l’Association américaine des bibliothèques de recherche (ARL) dans ses négociations avec les éditeurs scientifiques. Les statistiques de l’ARL servent de modèle à des travaux similaires menés par des bibliothèques universitaires du monde entier (Kyrillidou, 2000).

Les données sur les bibliothèques sont également difficiles à repérer. Lorsqu’en 2004, la Section des statistiques et de l’évaluation de l’IFLA, l’Institut de statistique de l’UNESCO et l’Organisation internationale de normalisation (ISO) ont collaboré à l’élaboration de statistiques mondiales sur les bibliothèques, leur tâche la plus difficile a été de déterminer quelles statistiques étaient collectées par quels organismes (Ellis et al., 2009).

Le champ d’application de la recherche

Cet article étudie les dépenses des bibliothèques publiques en Europe pour les années 2011-2022, en se référant aux années 2011, 2016, 2021 et 2022 dans dix pays : Danemark, Finlande, France, Allemagne, Irlande, Pays-Bas, Portugal, Slovénie, Espagne et Suède 4

X

L’Institut portugais de statistiques PORBASE agrège les chiffres concernant les bibliothèques et les archives. La désagrégation est possible grâce aux excellents Relatórios estatísticos fournis par la Direction portugaise du livre, des archives et des bibliothèques (DGLAB). Les dépenses globales des bibliothèques portugaises ont été calculées en cumulant les quelques indicateurs présents dans les Relatórios de la DGLAB.

. Les « chiffres d’affaires » sont au cœur du processus décisionnel pour deux raisons. La première est que les bibliothèques sont des institutions culturelles fortement dépendantes des financements publics ; par conséquent, les variations de leurs revenus traduisent clairement une volonté politique à un moment précis. La seconde est que les dépenses des bibliothèques sont une variable qui doit impérativement être prise en compte dans d’autres types de mesure pour évaluer leur performance.

Les informations sur les dépenses des bibliothèques ne sont pas disponibles dans tous les pays européens. Depuis 2019, l’ISTAT, l’Institut italien des statistiques, publie un recensement des bibliothèques italiennes. Malgré un travail minutieux, il a été impossible pour les chercheurs de l’ISTAT de collecter des informations financières sur les bibliothèques (ISTAT, 2024). Les données sur les dépenses des bibliothèques sont absentes, même dans les rapports, comme celui de la France, où la description des activités, des services et des performances des bibliothèques est très détaillée (France, Synthèse nationale des données d’activité des bibliothèques municipales et intercommunales).

Deux indicateurs – « Visiteurs / Visites » et « Prêts » – sont normalement disponibles dans chaque pays (Düren et al., 2021), car ce type de données est généralement traité par les systèmes automatisés des bibliothèques. Sur cette base, il a été possible de déterminer qu’il existe en Europe quelque 65 000 bibliothèques fréquentées par environ 100 millions de personnes par an, soit l’équivalent de plus d’un cinquième de la population européenne (Quick et al., 2013).

La mesure de l’activité des bibliothèques était autrefois axée sur les « intrants ». Elle s’est maintenant déplacée vers les « extrants » (produits et services) et les « résultats », c’est-à-dire les mesures de la satisfaction des usagers des bibliothèques, l’efficacité des bibliothèques, la performance des bibliothèques (Molyneux, 2005) et l’impact social et économique des bibliothèques sur leur environnement (par exemple, McClure et al., 2001 ; Fremtidens Biblioteker, 2015 ; FESABID, 2014 ; Conseil départemental du Val d’Oise, 2016 ; un examen des études d’impact des bibliothèques dans EBLIDA ELSA, 2020). Ces mesures nécessitent une combinaison de méthodes qualitatives et quantitatives (Lor, 2019 : 230-238). Quelle que soit l’approche choisie, la toute première question, et la plus évidente, concernant les bibliothèques – quelle est la valeur des bibliothèques ? – reste souvent sans réponse.

L’utilisation adéquate du niveau de dépense des bibliothèques en tant qu’indicateur suppose, pour être pertinent, au moins deux ajustements (tous deux mis en œuvre par Eurostat dans le cadre de la production de statistiques culturelles). Le premier consiste à ventiler les dépenses par habitant ; le second consiste à rapporter les dépenses au PIB par habitant (Eurostat, 2019). D’autres ajustements consisteraient à différencier les dépenses courantes et les dépenses exceptionnelles : selon, par exemple, que la construction d’une nouvelle bibliothèque – un investissement ponctuel – est comptabilisée dans les dépenses globales ou dans un compte distinct. Malheureusement, très peu d’organismes qualifient les dépenses de bibliothèque selon cette approche.

Deux autres préalables. Le premier concerne l’étendue de la recherche. Cet article ne traitera que les informations sur les dépenses des bibliothèques qui sont communiquées au niveau national par le biais du Web. Cette approche est délibérée : la communication sur les dépenses des bibliothèques et la manière dont elles sont utilisées constitue en soi une forme de politique des bibliothèques.

L’autre préalable concerne la relation entre les dépenses des bibliothèques et les dépenses culturelles. En Amérique du Nord, les bibliothèques sont considérées comme faisant partie de l’infrastructure de l’information. En Europe, elles sont systématiquement identifiées comme des institutions culturelles. Lorsque les données relatives aux bibliothèques sont traitées à des fins de suivi ou d’évaluation et deviennent des indicateurs, elles sont des composantes d’un agrégat plus complexe – selon les termes d’Eurostat, les « dépenses publiques pour les loisirs, la culture et la religion » (Eurostat, 2019). C’est la raison pour laquelle le rapprochement entre les dépenses des bibliothèques et les dépenses culturelles, qui peut sembler inopportun dans certains pays, est très pertinent dans un contexte européen.

Cette recherche est à la fois quantitative et qualitative : les mêmes informations sont utilisées pour décrire les tendances diachroniques des dépenses des bibliothèques – ce que l’on appelle des données longitudinales comparables (Düren et al., 2021) – et, dans le cadre d’une approche qualitative, pour évaluer les disparités régionales dans le développement des bibliothèques européennes.

Un examen plus approfondi de la baisse des dépenses des bibliothèques

La figure 1 fournit des données sur les dépenses des bibliothèques publiques, à la fois globalement et ventilées entre dépenses de personnel et dépenses d’acquisitions. Par souci de cohérence, nous avons indiqué les valeurs nominales et réelles. Les chiffres sont également ajustés au taux d’inflation (2022 servant d’année de référence). Les trois sous-colonnes se réfèrent respectivement : a) aux indicateurs valables pour l’année concernée (rapportés au nombre d’habitants en 2011, 2016, 2021 et 2022), b) aux indicateurs ajustés au taux d’inflation 2011-2022 (avec 2022 comme année de base), c) aux dépenses des bibliothèques en pour mille du PIB du pays (année de base : 2022). Toutes les données sont extraites des statistiques élaborées par les organismes nationaux en charge des statistiques sur les bibliothèques (cf. bibliographie).

Figure 1. Dépenses des bibliothèques, exprimées en euros par habitant et en pour mille (‰) par habitant

Pays

Année

1. Total

2. Personnel

3. Acquisitions

Nom

Réel

Nom

Réel

Nom

Réel

Danemark (DK)

2011

67,1

83,9

1,89

42

52,5

1,18

5,3

6,6

0,14

2016

64,9

77,5

1,65

39,4

47,1

1,00

5,0

6,0

0,12

2021

62,7

68,9

1,35

38,4

42,2

0,83

4,2

4,6

0,09

2022

64,9

64,9

1,25

38,7

38,7

0,74

4,3

4,3

0,08

Finlande (FI)

2011

57,5

71,9

2,0

31,6

39,5

1,10

7,6

9,5

0,26

2016

57,6

68,8

1,94

31,2

37,3

1,05

6,7

8,0

0,22

2021

59,5

65,3

1,75

30,2

33,1

0,89

6,6

7,2

0,19

2022

61,3

61,3

1,62

30,5

30,5

0,80

6,8

6,8

0,18

Suède (SW)

2011

2016

37,9

45,3

1,05

19,5

23,3

0,54

3,7

4,6

0,10

2021

39,3

43,1

0,95

21,0

23,1

0,51

3,2

3,8

0,08

2022

39,9

39,9

0,86

21,0

21,0

0,45

3,2

3,2

0,07

Pays-Bas (NL)

2011

34,5

43,1

1,10

14,9

18,6

0,47

4,5

5,6

0,14

2016

30,4

36,3

0,91

13,4

16,0

0,40

3,4

4,1

0,10

2021

30,9

33,9

0,79

15,1

16,5

0,38

2,8

3,1

0,07

2022

33,4

33,4

0,76

16,4

16,4

0,37

2,8

2,8

0,06

Irlande (IRL)

2011

25,07

31,3

0,84

14,8

18,5

0,49

1,97

2,5

0,06

Slovénie (SL)

2011

24,6

30,8

1,72

4,1

5,1

0,28

2016

23

27,5

1,48

3,2

3,8

0,20

2021

28,3

31,1

1,45

3,7

4,1

0,19

2022

28,5

28,5

1,30

3,6

3,6

0,16

France (FR)

2012

24,38

29,7

0,95

18,3

22,3

0,71

2,7

3,2

0,10

2017

18,1

21,2

0,65

2,1

2,4

0,07

Allemagne (GER)

2011

10,3

12,9

0,36

6,5

8,1

0,24

1,2

1,5

0,09

2016

11,3

13,5

0,39

7,1

8,4

0,24

1,2

1,4

0,04

2021

11,9

13,0

0,36

7,9

8,7

0,24

1,3

1,4

0,03

2022

12,2

12,2

0,33

8,0

8,0

0,22

1,3

1,3

0,03

Espagne (SP)

2011

9,21

11,52

0,50

7,29

9,12

0,40

0,62

0,78

0,03

2016

9,95

11,89

0,49

7,34

8,77

0,36

0,75

0,90

0,03

2022

8,73

8,73

0,30

6,49

6,49

0,22

0,63

0,63

0,02

Portugal (PT)

2011

5,41

6,77

0,38

5,19

6,5

0,27

0,22

0,28

0,01

2016

4,89

5,84

0,34

4,68

5,6

0,23

0,21

0,25

0,01

2021

6,11

6,71

0,37

5,86

6,4

0,27

0,25

0,25

0,01

Les sous-colonnes (1) Total, (2) Personnel et (3) Acquisitions se réfèrent respectivement au chiffre nominal de l’année (Nom), aux chiffres ajustés au taux d’inflation – année de base 2022 (Réel), et aux chiffres exprimés en pour mille (‰) par rapport au PIB par habitant.

Des choix économiques défavorables pour les bibliothèques

Au cours de la décennie 2011-2021, les dépenses des bibliothèques ont diminué à la fois en termes nominaux et en termes réels dans tous les pays où des séries chronologiques sont disponibles, comme le montrent les figures 2 à 5.

Illustration
Figure 2. Dépenses des bibliothèques (en euros) par habitant. Années 2011, 2016, 2021, 2022
Illustration
Figure 3. Dépenses des bibliothèques en pour mille (‰) du PIB
Illustration
Figure 4. Dépenses de personnel des bibliothèques (en euros) par habitant
Illustration
Figure 5. Dépenses d’acquisition des bibliothèques (en euros) par habitant

Les dépenses des bibliothèques ont diminué de 25 % (Espagne), 22 % (Danemark et Pays-Bas), 7 % (Slovénie) et sont restées stables en Allemagne et au Portugal (figure 2). Si on les rapporte aux PIB nationaux, les réductions budgétaires sont encore plus importantes, dans la mesure où la richesse d’une nation augmente normalement avec le temps (figure 3). Les dépenses des bibliothèques danoises représentaient 1,89 ‰ du PIB en 2011 et 1,22 ‰ en 2022 ; les budgets des bibliothèques néerlandaises sont passés de 1,1‰ à 0,76 ‰, soit une diminution de respectivement 33 % et 30 % en dix ans. Les dépenses des bibliothèques espagnoles sont passées de 0,5 ‰ à 0,3 ‰ du PIB, soit une diminution de 40 %. L’écart entre le début et la fin de la décennie est plus faible en Finlande et en Suède (– 19 %), en Slovénie (– 14 %) et presque négligeable en Allemagne et au Portugal (respectivement,  – 0,33 % et – 0,37 %).

La réduction des dépenses des bibliothèques a été globale et a affecté tous les postes de manière plus ou moins importante. Les budgets d’acquisitions des bibliothèques ont notamment subi des baisses à répétition dans une proportion spectaculaire. En seulement dix ans, les dépenses d’acquisition ont baissé de 50 % aux Pays-Bas, 34 % au Danemark, 30 % en Suède, 27 % en Finlande et 25 % en Slovénie en termes réels (figure 5). Les réductions de dépenses pour d’autres postes, comme le personnel, ont été moins importantes et systématiques. Lorsqu’elles ont eu lieu, elles ont été de l’ordre d’environ 10 % (figure 4).

Ce passage en revue des figures et des chiffres permet de constater que les dépenses des bibliothèques ont considérablement diminué au cours de cette décennie qui a ébranlé le monde des bibliothèques européennes. Cette diminution est généralement justifiée par les conséquences à long terme de la crise économique de 2007-2008 (Hernández-Sánchez et Arroyo-Vázquez, 2014). Cette explication n’est cependant pas suffisante. Alors que les dépenses des bibliothèques ont légèrement diminué entre 2011 et 2016 en Espagne, les dépenses culturelles ont au contraire augmenté en pourcentage des dépenses publiques, passant de 1 en 2012 à 1,1 en 2017 (Eurostat, 2019 : 195). Les dépenses des bibliothèques en Espagne ont commencé à chuter à partir de 2016 et ont atteint – 39 % en 2022 ; au cours de la même période, le PIB par habitant est passé de 22 770 € à 24 810 € (Eurostat, 2024), soit – 7 % en termes réels, en incluant également les années 2020 et 2021 où la pandémie a provoqué une profonde récession économique. Il en va de même pour le Danemark : les dépenses des bibliothèques ont diminué de 13 % entre 2011 et 2016 ; entre 2012 et 2017, les dépenses culturelles sont à l’inverse passées de 1,2 % à 1,3 % des dépenses gouvernementales (Eurostat, 2019 : 195).

Huysmans fait état d’une baisse du nombre d’utilisateurs adultes inscrits aux Pays-Bas, passé de 2,3 millions (1999) à moins de 1,5 million (2015). De même, le nombre de livres prêtés a été divisé par deux entre 1999 et 2015, passant de 145 à 73 millions (Huysmans, 2016). Reste à savoir si ces performances résultent d’une moindre demande pour les bibliothèques ou sont la conséquence de la réduction de leurs budgets.

Par ailleurs, diminution des budgets ne signifie pas nécessairement réduction des services de bibliothèque. La technologie permet de réduire les coûts de la main-d’œuvre ; certaines fonctions des bibliothèques peuvent être externalisées vers des agences spécialisées (par exemple, le catalogage et la gestion des prêts électroniques). Néanmoins, le transfert de ressources d’un poste à l’autre n’est jamais un jeu à somme nulle. Il est parfaitement logique, par exemple, qu’une bibliothèque numérique nationale soit gérée par un organisme centralisé opérant au niveau national. Toutefois, si le financement de la numérisation est assuré en réaffectant des ressources du niveau local, il en résulte que les services orientés vers la communauté et le développement des bibliothèques en tant que « tiers-lieu » (Oldenburg, 1989 ; Servet, 2010 ; Klinenberg, 2018) seront impactés.

Disparités régionales entre bibliothèques européennes : une évaluation qualitative

Disparités régionales dans les dépenses des bibliothèques en pourcentage des dépenses culturelles

Avant d’aborder la question des disparités régionales en matière de développement des bibliothèques, il convient de faire quelques remarques. La gestion des bibliothèques est majoritairement une responsabilité municipale ; par conséquent, les revenus des bibliothèques sont assurés par les autorités locales – avec un soutien complémentaire de l’État dans plusieurs pays. Il s’agit donc d’argent public investi par les autorités nationales et locales pour les services fournis aux citoyens.

Concept difficile à définir, la culture est également difficile à couvrir par une politique unique. Une multitude d’acteurs de natures différentes - publics, privés et à but non lucratif - sont présents dans le secteur culturel, avec des chaînes de valeur différentes et des modes de financement distincts pour leurs activités. Dans de nombreux cas, l’allocation des ressources est décidée par les autorités locales ou nationales responsables des objectifs culturels. Les dépenses des bibliothèques en pourcentage des dépenses culturelles gouvernementales sont donc un indicateur pertinent pour mesurer l’importance accordée par les gouvernements au développement de la lecture publique et à l’inclusion sociale - deux objectifs majeurs de l’activité des bibliothèques.

Les figures 6 et 7 sont extraites de sources officielles d’Eurostat. La figure 6 se concentre sur les services culturels. Selon la classification officielle d’Eurostat des dépenses publiques, les services culturels sont une sous-section de la catégorie « Loisirs, culture et religion ».

Illustration
Figure 6. Dépenses des administrations publiques pour les services culturels, 2012 et 2017

Source : Eurostat, 2019 : 195

Illustration
Figure 7. Dépenses totales des administrations publiques pour les loisirs, la culture et la religion, 2022 (% du PIB)

Eurostat, 2024

Nous supposons que les dépenses des bibliothèques en pourcentage du PIB (figure 3) sont une fraction des dépenses des services culturels exprimées en pourcentage du PIB (figure 7, colonne 3). La figure 8 montre que les dépenses en faveur des bibliothèques représentent 35 % des dépenses publiques consacrées aux services culturels en Finlande et seulement 9 % et 6 % respectivement en Allemagne et en Espagne. Cet indicateur montre bien comment les politiques culturelles sont déclinées au niveau gouvernemental et le rôle qui est assigné aux bibliothèques dans ces politiques culturelles nationales.

Illustration
Figure 8. Dépenses des bibliothèques en pourcentage des dépenses publiques en matière de services culturels (2021)

Sources nationales dans la bibliographie et OECD 2024

Il est compréhensible que plusieurs pays européens allouent des sommes importantes aux institutions du patrimoine culturel, celles-ci constituant un élément de l’identité locale et nationale, ainsi qu’une source de promotion touristique. Néanmoins, pour ce qu’elles apportent aux communautés locales en termes d’amélioration sociétale et individuelle, les bibliothèques devraient être considérées comme une infrastructure essentielle, au même titre que les écoles et les hôpitaux. Des variations de l’ampleur décrite dans la figure 8 doivent donc être considérées comme anormales.

Méthodologie pour évaluer les disparités régionales en matière de bibliothèques au niveau européen

Ce paragraphe décrit une méthodologie possible pour identifier les disparités régionales entre les bibliothèques européennes grâce à l’utilisation de plusieurs indicateurs de nature culturelle et économique. Le premier indicateur mesure l’écart entre les bibliothèques qui dépensent le plus et celles qui dépensent le moins ; dans la figure 9 ci-dessous (colonne 3), les dix pays étudiés sont alignés sur cette échelle de valeur. Cet écart est comparé à des écarts similaires dans les dépenses culturelles gouvernementales (col. 7 ; les données sont extraites de la figure 6, année 2017) et à des écarts dans les PIB nationaux (col. 9, année 2017).

Illustration
Figure 9. Lacunes structurelles des bibliothèques européennes (agrégation des figures 3, 5 et 6)

Il est aisé de constater que, alors que le Portugal a un PIB par habitant et des dépenses culturelles qui représentent environ la moitié de ceux de la Finlande, lorsqu’il s’agit de bibliothèques, il dépense près de 6 fois moins en mesure globale et 32 fois moins en acquisitions de bibliothèques. Il en va de même pour l’Espagne et l’Allemagne : leurs PIB nationaux ne sont pas tellement inférieurs à celui de la Finlande ; néanmoins, l’Espagne et l’Allemagne dépensent respectivement 6 et 5 fois moins en dépenses globales pour les bibliothèques et 12,5 et 6 fois moins en acquisitions de bibliothèques.

D’une manière générale, les disparités régionales en matière de bibliothèques sont beaucoup plus importantes que les disparités en matière de dépenses culturelles. La Finlande, les Pays-Bas, l’Espagne et la Suède investissent 1 % de leurs dépenses publiques dans la culture. Toutefois, les dépenses en matière de bibliothèques en Suède et aux Pays-Bas sont trois fois plus élevées qu’en Espagne et deux fois moins élevées qu’en Finlande.

Les relations entre les trois écarts – dépenses de bibliothèques, dépenses culturelles et PIB – nous permettent de concevoir un modèle général pour évaluer les disparités régionales dans les bibliothèques européennes. Les dix pays sont divisés en trois groupes :

  • Groupe A – Les pays présentant le niveau de dépense le plus élevé pour leurs bibliothèques (ou « un niveau de dépense élevé ») : Finlande, Danemark, Slovénie. (Le rapport entre les pays dans l’échelle des dépenses nationales pour les bibliothèques est plus élevé que le rapport équivalent dans les dépenses culturelles nationales et les PIB.)
  • Groupe B – Les pays présentant un niveau de dépense moyen pour leurs bibliothèques : Suède, Pays-Bas, France et Irlande. (Le rapport entre les pays en ce qui concerne l’ampleur des dépenses nationales consacrées aux bibliothèques est conforme au rapport équivalent en ce qui concerne les dépenses culturelles nationales et les PIB.)
  • Groupe C – Les pays présentant un niveau de dépense bas pour leurs bibliothèques : Allemagne, Espagne et Portugal. (Le rapport entre les pays dans l’échelle des dépenses nationales pour les bibliothèques est inférieur au rapport équivalent dans les dépenses culturelles nationales et les PIB.)

Ce modèle se veut général et peut également être appliqué aux dépenses des bibliothèques au niveau local, une fois que les dépenses culturelles locales et le PIB local sont connus. Il peut être utilisé pour évaluer si les municipalités, les provinces, les Länder et les régions accordent suffisamment d’importance au secteur des bibliothèques et si les établissements qu’ils administrent disposent de ressources suffisantes pour remplir leurs missions.

Disparités régionales détectées dans les acquisitions de bibliothèques

Un autre critère important pour évaluer l’attrait qu’exercent les bibliothèques sur les communautés qu’elles desservent est la qualité et la quantité de leur offre de livres. Une bibliothèque dont les collections sont régulièrement renouvelées et dont les titres sont fréquemment mis à jour est mieux armée pour répondre à la demande de ses publics. Une bibliothèque moins favorisée, ayant un faible pouvoir d’achat, sera beaucoup moins attrayante dans son environnement local.

Le pouvoir d’achat des bibliothèques peut être établi à travers la relation existant entre le budget annuel disponible pour les acquisitions, le nombre d’utilisateurs actifs et le prix moyen du livre dans un pays spécifique. Alors que les PIB varient considérablement d’un pays à l’autre, le prix moyen du livre est relativement homogène dans toute l’Europe. En 2021, par exemple, le prix moyen du livre était de 12,98 € au Portugal et de 13,59 € en Suède (The Portugal News, 2021 ; Statista, 2023) ; dans ces mêmes pays, les utilisateurs actifs des bibliothèques représentent respectivement 19 % et 25 % de la population (Portugal, Statistiques du RNBP ; Public Libraries 2030, 2019b). Si l’on considère un public potentiel de 10 000 utilisateurs de bibliothèques (correspondant à une ville de quelque 50 000 habitants au Portugal et 40 000 habitants en Suède), le pouvoir d’achat annuel pour les acquisitions sera de l’ordre de 2 492 euros et 192 livres nouvellement acquis au Portugal, contre 37 997 euros et 2 796 livres en Suède. Ces informations confirment le contenu de la figure 5 et constituent une autre façon d’évaluer les disparités entre les bibliothèques en Europe.

En conclusion, les disparités régionales dans le développement des bibliothèques européennes sont bien plus importantes que les écarts correspondants dans les dépenses culturelles et les PIB nationaux. Souvent négligées par les experts politiques, les disparités régionales ont un impact sur la manière dont la vision européenne des bibliothèques s’incarne dans des projets concrets et des activités connexes. Certains pays européens ne pourront jamais faire face aux défis futurs et sortir de leur « retard » chronique sans une forte injection de ressources nationales et européennes.

Une interface pour les dépenses des bibliothèques européennes

Pourquoi, à l’heure de l’intelligence artificielle (IA) et de l’utilisation intensive des technologies, est-il si difficile de produire des statistiques sur les bibliothèques ? Pourquoi les « dépenses des bibliothèques » constituent-elles l’élément le plus difficile à compiler ?

La production actuelle de statistiques sur les bibliothèques présente les caractéristiques suivantes. Premièrement, il s’agit d’un exercice administratif descendant, une entité centrale (un ministère, une association de bibliothèques) donnant des instructions aux bibliothèques individuelles et aux succursales de bibliothèques. Deuxièmement, il s’agit d’un processus qui demande une grande technicité, alors que la production des données est souvent confiée à des agents sans formation adéquate. Troisièmement, les rapports statistiques sont ressentis comme une charge supplémentaire pour les agents des bibliothèques et leur production est éloignée du niveau décisionnel.

L’intervention des professionnels garantit la qualité des données entrées et du résultat final. Néanmoins, si on considère que les indicateurs doivent prévaloir sur les descripteurs et les définitions, l’interface idéale devrait permettre une comparaison entre pays ainsi qu’une évaluation entre bibliothèques.

Une interface idéale comprendrait un outil de calcul et comparerait les résultats à des indicateurs standardisés. Dans la simulation ci-dessous (figure 10), la première partie est un calculateur en cours de développement par Rete delle Reti 5

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Créée en 2022, Rete delle Reti est une agence autofinancée de droit public ayant pour but de favoriser le partage de plateformes et de bonnes pratiques dans les bibliothèques italiennes ainsi que leur internationalisation. Les cinq systèmes bibliothécaires de 2022 sont passés à trente en 2024, incluant plus de mille bibliothèques dans sept régions italiennes.

. Le bouton Calculer permet à l’utilisateur de calculer les dépenses des bibliothèques (mais aussi des musées, des archives et de toute autre organisation culturelle) en pour mille du PIB de la ville (région, État) et en pourcentage des dépenses culturelles de la ville (région, État). La deuxième partie est un indicateur. Elle détermine si les dépenses des bibliothèques sont supérieures/inférieures ou conformes aux standards européens – au moins ceux identifiés dans cet article.

Illustration
Figure 10 : Dépenses des bibliothèques européennes : un outil de comparaison*

* Je tiens à remercier les coordinateurs du projet de bibliothécaire financé par Horizon, et les collègues des sessions de travail en commun, pour avoir inspiré ce modèle (https://librarin.eu/).

L’outil proposé par Rete delle Reti permettrait des comparaisons aux niveaux national, régional et municipal ; combiné à une base de données, il faciliterait également l’obtention d’informations longitudinales à des fins historiques. Un tel outil serait adapté aux besoins des décideurs et populariserait l’idée des statistiques des bibliothèques parmi les professionnels. Il permettrait également une injection spontanée de données, à condition qu’elles soient validées par un groupe d’experts. De nombreux candidats peuvent aspirer au rôle d’agence chargée des statistiques sur les bibliothèques européennes – la carte des bibliothèques du monde de l’IFLA pour commencer. Dans un environnement de libre accès, cependant, les modèles commerciaux devraient être exclus.

Conclusions

Les chiffres sont au service des politiques. Les statistiques élaborées dans le cadre du programme « Télématique pour les bibliothèques » de la Commission européenne ont inspiré l’influent « Livre vert sur le rôle des bibliothèques dans le monde moderne » – une résolution approuvée par le Parlement européen en 1998 (Parlement européen, 1988). Deux ans plus tard, les lignes directrices du Conseil de l’Europe/EBLIDA sur la législation et la politique des bibliothèques ont également été publiées (Conseil de la coopération culturelle, 2000).

Selon d’importantes chartes internationales, la littérature professionnelle et l’expérience pratique, la mission des bibliothèques s’est étendue bien au-delà de « la transmission et la conservation des connaissances enregistrées, y compris leur matière première que sont les données et les informations » (Lor, 2019 : 119). Les bibliothèques sont plus que cela : elles sont un « tiers-lieu », des fournisseurs d’éducation communautaire, des catalyseurs de démocratie, des fournisseurs de culture numérique ; leur orientation sociale est multiple et variée (Oldenburg, 1989 ; Servet, 2010 ; Klinenberg, 2018 ; Blomgren, 2019 ; Van Melik et Merry, 2023). Ce concept élargi de bibliothèque est reconnu par des documents officiels récents. Le Manifeste IFLA-UNESCO sur les bibliothèques publiques de 2022 indique que la bibliothèque publique est « une condition de base pour l’apprentissage tout au long de la vie, la prise de décision indépendante et le développement culturel de l’individu et des groupes sociaux » (IFLA, 2022). La recommandation du Conseil de l’Europe de 2023 sur la législation et la politique relatives aux bibliothèques en Europe assigne aux bibliothèques « un rôle crucial à jouer en tant que centres communautaires œuvrant pour une société démocratique, cohésive, inclusive et équitable [...] poursuivant la réalisation des objectifs de développement durable tels que prescrits par les Nations unies et leurs programmes équivalents dans un contexte européen. » (Conseil de l’Europe, 2023).

L’action relative aux bibliothèques du programme de travail de l’Union européenne en faveur de la culture pour les années 2023-2026 constitue une nouvelle étape vers une conception élargie de la mission des bibliothèques. Cette action, intitulée « Construire des ponts : renforcer les rôles multiples des bibliothèques en tant que passerelles et transmetteurs d’œuvres culturelles, de compétences et de valeurs européennes », est mise en œuvre par le biais d’un groupe d’experts de la méthode ouverte de coordination 6

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La méthode ouverte de coordination (MOC) est un mode de coordination non contraignant des politiques publiques des différents États membres de l’Union européenne. Il s’applique dans des domaines qui relèvent essentiellement de la compétence des États (comme la protection sociale), et où l’Union ne peut édicter de règles contraignantes (règlement ou directive). Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9thode_ouverte_de_coordination

(MOC) officiellement désigné par les États membres de l’UE (Conseil de l’Union européenne, 2022). La MOC est une forme de « soft law » de l’UE mise en œuvre par le biais d’un travail intergouvernemental et est établie au niveau du Conseil de l’Union européenne, avec la Commission européenne agissant en tant que secrétariat et sans contribution du Parlement européen.

D’ici 2026, un groupe d’experts de la MOC publiera un rapport qui devrait « mettre en évidence les bonnes pratiques en matière de politiques publiques et de gestion des bibliothèques et fournir des recommandations bénéfiques et opérationnelles aux bibliothèques ainsi que des recommandations politiques à long terme (y compris des exemples d’opportunités de financement à différents niveaux), qui peuvent être partagées et utilisées dans tous les États membres » (Conseil de l’Union européenne, 2023). En pratique, le Conseil de l’Union européenne – à ne pas confondre avec le Conseil de l’Europe – recommandera une politique européenne en matière de bibliothèques et donnera des conseils sur les moyens de la soutenir. La recherche d’opportunités de financement au niveau européen ainsi que les solutions possibles pour surmonter les disparités régionales en matière de bibliothèques font partie du mandat assigné au groupe d’experts de la MOC. Ces éléments ont vocation à alimenter leur réflexion.

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