Signalisation et classification : deux formes de rapport au paysage et à la marche
Je suis franco-suisse. Mon rapport, je n’oserai dire au sport, mais à la marche, la course et l’alpinisme, est enfant des deux pays. Je réalise à force d’allers-retours qu’une différence notable des deux pays peut être exprimée par les mots signalétique et classification.
La Suisse est un pays de balisage. Comme dans une bibliothèque, tout y est orné d’une signalétique. On peut y voir la trace d’une histoire jalonnée par deux institutions nationales.
La première, le Club alpin suisse, se distingue de ses homologues britanniques ou français créés à la même époque. Les statuts de l’Alpine Club, première association du genre, sont ceux d’une garde d’élite qui n’accueille que des aristocrates et des grands bourgeois. Les règles du jeu en montagne, ce sont eux qui les ont posées. Et malgré sa volonté de s’émanciper de l’Empire, la France a copié avec son propre club alpin cette profession de foi d’excellence, en l’adaptant à ses propres schémas mentaux : les alpinistes français seront moins nobles, moins riches, forgés par des filières d’État, des examens, transposition républicaine et méritocratique de l’élitisme britannique 1
Delphine MORALDO, L’esprit de l’alpinisme. Une sociologie de l’excellence, du XIXe au début du XXIe siècle, ENS Éditions, 2021.
Côté suisse, les choses sont différentes, tant le pays et les montagnes ne font qu’un. Elles sont habitat, paysages. Fondé en 1863, le Club alpin suisse se donne donc une mission d’aménagement. Pour dépasser une séparation sociale autant que symbolique entre ascensionnistes et excursionnistes, il s’ouvre tôt à la randonnée alpine. Infusé par des considérations relevant de ce qu’on appelle alors l’hygiène sociale, influencé par des admonestations patronales, il vise aussi à diffuser au sein des classes laborieuses le goût de l’effort en plein air.
Ce souci sous-tend la création en 1934 de la Fédération suisse de tourisme pédestre (aujourd’hui Suisse Rando) dont l’objectif est de signaliser de manière unifiée le réseau de sentiers. Sur mandat de l’Office fédéral des routes, Suisse Rando assume sept objectifs de qualité dont « les liaisons avec les transports publics, une signalisation uniforme et un état irréprochable des infrastructures ». 2
À présent, la Suisse compte 66 500 kilomètres de sentiers pédestres.Pour comprendre et percevoir vraiment ce que cela signifie, il faut connaître le pays. Avoir vu et revu les panneaux d’indications régulièrement plantés le long des plus improbables traces. Connaître le code couleur omniprésent des itinéraires : jaune, les chemins de randonnées ; rouge, les sentiers de montagne ; bleu, les itinéraires alpins. Cette dernière catégorie est peu connue en France où la barrière symbolique érigée entre alpinisme et randonnée est demeurée aussi définitive et infranchissable qu’entre universités et grandes écoles. On ne se mélange pas. La Suisse pour sa part a aménagé un réseau d’itinéraires parfois acrobatiques – souvent, nettement plus disons qu’un GR20 en France – ou l’on s’insinue déjà dans le monde des grimpeurs. Un des plus célèbres, la Via Alta Verzasca, au Tessin (la Suisse italienne), comporte deux étapes véritablement jalonnées de passages d’escalade et de fils d’arêtes, le tout parcouru d’une signalétique immanquable, un double V bleu. Les raisons de ce rapport différent aux hautes altitudes sont peut-être aussi géologiques que culturelles. En France, le massif du Mont-Blanc, ses tours de granit séparées d’impénétrables glaciers fut le premier terrain de jeu de l’alpinisme. En Suisse, les Alpes Pennines qui font face au mont Blanc sont constituées de hautes couchées sédimentaires ou s’infiltrent d’interminables vallées. Point de barrages, des ouvertures, des escaliers, une succession de passes et de cols.
La signalétique témoigne moins de l’aménagement de la nature que de l’inscription en elle de médiations autorisant toutes sortes de transitions, l’articulant à l’habitat humain – question de matériaux aussi, de couleurs, d’angles de constructions, de noms orientant les regards, de signes, les pas. Dans la nature, tout semble vouloir manifester cette perpétuelle continuité dans la transition. Ainsi, la nature se livre sans solution de continuité, on y pénètre sans saut, on s’y laisse presque glisser. La nature helvétique n’est pas simplement balisée. Elle est nommée. Chaque sommet, proéminence, est identifié – beaucoup sont répétés dans tous les pays par des photos et des affiches. On grandit avec les images de ces lieux et leur nom, avec une assez claire conscience de la réalité de ces territoires. Le Cervin bien sûr, célèbre comme la tour Eiffel. Mais il y en a bien d’autres – Appenzell, Pizol, Engadine, Jungfrau. Ce ne sont pas des lieux de vacances, ce sont des noms et les images mises sur le monde extérieur qu’on ne connaît pas encore quand on grandit mais qui nous attend. L’équivalent peut-être pour les Français de la profondeur historique à laquelle renvoient les noms de ville. Le train ceinture tout et s’instille plusieurs fois l’heure. « La carte du pays sur la porte, entre les wagons, tous ces trajets qui se tendent comme les doigts d’un enfant arbre. Vers les vallées, les noms, les cols, les ailleurs, puis se rejoignent de l'autre côté. C’est d’abord que j’ai grandi dans ces noms. » 3
Le mont Cervin – Matterhorn en allemand – en est une illustration extrême. Quasiment chaque pas des deux principales voies d’accès porte des noms ; beaucoup renvoient à des personnages (à tel lieu, le guide Carell a plusieurs fois dormi, tel autre l’a vu mourir, plus loin, un contrefort porte le nom de Tyndall qui fut contraint d’y rebrousser chemin). Partout des cordes qui ont acquis leur nom de générations d’alpinistes : cordes du réveil, mauvais pas, échelle de Jordan. Chaque rocher est traversé d’histoire, certains de tragédies : tous ont été vus, revus, dits et écrits, bien avant de s’y engager on en connaît les images, les noms, les légendes, la montagne entière est un palimpseste, un roman monde.
La géologie elle-même n’est pas étrangère à cette profusion des couleurs et des noms. C’est en Suisse, paradoxalement qu’Hegel avoua sa perplexité face aux montagnes, informes et injustifiées : « La vue de ces masses éternellement mortes ne suscita rien en moi, si ce n’est l’idée uniforme et à la longue ennuyeuse ; c’est ainsi. » Et pourtant ! Chaque paysage raconte une histoire géologique autant qu’humaine. Les lignes, les directions, les roches, expriment des mouvements, des chocs, presque des douleurs et des cris. Le Jura par exemple, jaillit en une seule ligne au-dessus du plateau suisse. De grandes crêtes auxquelles succèdent d’autres crêtes plus brouillées et des plateaux ; la roche, nettement, fait des vagues. Le Jura jaillit comme un remous du choc porté au sud par la collision des plaques africaines et européennes. Les crêtes se lèvent comme dans un étang le soliton 4
projeté par une grosse pièce lancée : la raideur des échines montre bien qu’ici c’est de la douleur qui s’est figée. Ces sommets sont d’âpres lamentations. Le Cervin, lui jaillit du fond de la terre, un morceau d’Afrique projeté comme un bouchon à travers d’autres couches sédimentaires. De là sa solitude, sa bizarrerie au cœur même du massif qu’il transperce. Bizarrerie perçue depuis longtemps sinon expliquée : avant d’aspirer les rêves d’alpinistes, le Cervin nourrissait les légendes. Y avait-il des dragons ? Le diable avait-il tenté à cet endroit de quitter les enfers ? En 1911, Tolkien, en voyage à travers la Suisse, recueillit de ces paysages les légendes latentes de leurs formes. Les paysages imaginaires du Hobbit et du Seigneur des anneaux, raconta-t-il plus tard, se nourrissant intensément de ses souvenirs.Paysage humanisé, nommé, écrit – peut-être parce que d’emblée à taille humaine, offert à l’œil dans ses variations et ses continuités. Le contraste est grand avec le sentiment d’étrangeté qui nous saisit (nous touristes) face aux grands espaces américains, si vastes et bruts que le contact semble impossible, qu’entre humanité et naturel, la frontière est radicale. Non que ces espaces n’aient pas et ne soient encore jalonnés de pistes et de signes, de passés cryptés en eux. Mais nulle continuité, nulle traduction, nulle harmonie entre l’urbanisme, les routes, les lignes américaines et cette autre signalétique au code presque effacée enfouis. En conséquence, la nature surgit d’un vaste bloc, brutal, paradoxalement trop vaste pour qu’on sache quoi y faire. La nature américaine tranche aux lisières des villes, qui ne préparent et n’aménagent nulle transition, nulle initiation au passage. La limite entre l’artifice des espaces touristiques et balisés et les grands espaces est totale. Pas de transition entre le tourisme balisé de masse et l’expédition.
Le rapport d’une histoire et d’une culture à une géologie module l’expérience de l’espace – la façon de comprendre, d’expérimenter, d’assumer l’effort qu’est toujours le déplacement dans l’espace. Si la Suisse est le pays de la signalétique, la France serait-elle plutôt celui de la classification 5
? Non qu’elle soit en reste d’itinéraires et de noms. Ses montagnes accueillent de semblables surécritures – en termes de palimpseste la voie normale de montée au Grand Pic de la Meije n’est pas moins riche que celles du Cervin. Mais il me semble toutefois que ces écritures sont plus concentrées et locales. Elles ne parcourent pas aussi uniformément le territoire qu’en Suisse, n’en structurent pas de la même façon l’expérience. Elles participent – elles sont là –, on les rencontre, mais ce ne sont pas elles qui dès le début guident et accompagnent. Peut-être aussi parce qu’elles sont trop nombreuses et variées : trop d’histoires racontées sur trop d’histoires, et de points de vue, et de récits qui s’entremêlent comme autant de voix fantômes. L’organisation administrative du pays n’épouse pas cette signalétique prolifique et diverse, qui ne joue pas le même rôle dans l’acquisition de la marche, de son rythme, la façon dont on apprend la course ou la marche. La nature ne joue pas entre les choses et les villes le rôle de lien – elle est entre elles, les traverse, les sépare. On la découvre, on la contourne. Aménagée, mais plurielle.La classification prime en quelque sorte la signalétique. Le sens vient d’elle. Entre les régions – entités historiques souvent mal définies – et les agglomérations – fourmillant de communes –, les départements, entités intellectuelles aux limites fixées de telle façon que leur chef-lieu puisse être atteint en une seule journée de cheval. Les chemins sont plus rares et discrets. Les itinéraires sont des routes. Un territoire en quelque sorte pensé comme une carte, approprié à l’esprit, à l’aménagement vertical. Une autre façon de mesurer la distance et le trajet, de réunir des ensembles.
Il y a aussi qu’en France le rapport à la nature hérite d’autres déterminants historiques et sociaux. L’État avec ses provinces. La noblesse et la bourgeoisie. La république et le clergé. La colonne vertébrale centrale jacobine et ses membres rétifs. La croissance des villes, et de Paris au centre de la toile. De sorte, le rapport à la nature est socialement moins neutre, plus classant au sens de Bourdieu, et de là, coupable peut-être aussi.
De là peut-être un autre rapport aussi à la marche et la course. Où l’effort épouse moins volontiers la pente naturelle des noms et plus celle de la volonté d’un itinéraire et d’une performance, des chiffres pour mettre du sens et de l’ordre sur une multitude d’espaces. On s’y déplace alors en plantant soi-même des marques dans le territoire. Puisque l’espace lui-même ne donne pas de but – de motivation –, on y plante des repères à coups de calculs de vitesse et de kilométrage. Ce qui conduit parfois à faire de ces chiffres les seules motivations, au point de ne plus comprendre qu’on coure sans objectif clair et daté de course et de temps.
Signalétique ou classification. Seuils et transitions. L’espace réel et l’espace symbolique se répondent. À travers quelques éléments sur la façon dont on circule entre espaces et la façon dont on y conçoit les rythmes, c’est tout un autre imaginaire qui transparaît soudain. Celui des cloisons – réelles ou ressenties – des incompatibilités. Des publics, et de leurs goûts supposés. Des salles et de leur spécialisation. De la façon dont les a priori du regard conduisent à percevoir là des groupes étanches, ailleurs des files continues d’échanges et de partage.