Faire vivre la chaîne du livre dans la chaîne des Puys

Le cas de la collaboration entre la librairie Les Volcans et la bibliothèque de l’université Clermont Auvergne

Fabrice Boyer

Olivier Cuelhe

L’histoire singulière de la librairie Les Volcans

La librairie Les Volcans est le fruit d’une histoire riche et ambitieuse. Créée en 1974 par un couple de professionnels, la librairie a fait l’objet, après leur retraite en 1989, de plusieurs transactions commerciales. Le rachat, en 2005, par le groupe allemand de médias Bertelsmann a entraîné son déclin, tant le modèle commercial était éloigné de la demande exprimée par la clientèle. En décembre 2013, trois ans après le rachat par un groupe de pension américain, la librairie connaissait une sortie de piste sérieuse, puisqu’elle était placée en liquidation judiciaire. Devant l’absence de candidats à la reprise, quelques libraires sont alors parvenus à mobiliser de nombreux acteurs du territoire autour d’un projet de Scop (société coopérative de production) – l’une des toutes premières Scop dans ce champ professionnel.

« À ce stade, ils ne sont plus que douze salariés, et évaluent la reprise de l’activité à 1,5 million d’euros. En injectant leurs indemnités de licenciements et droits au chômage, ils amènent 300 000 euros. Des soutiens affluent de toutes parts. Des clients viennent spontanément donner de l’argent, et l’association des amis de la librairie Les Volcans est créée. Plus de 45 000 euros sont collectés via une campagne de financement participatif. Le conseil régional vote une subvention de 72 000 euros au titre de la création d’emplois, et l’agglomération participe à hauteur de 100 000 euros. » 1

X

Sophie CHAPELLE, « À Clermont-Ferrand, le succès d’une grande librairie reprise en coopérative par ses salariés », Basta !, 19 octobre 2018. En ligne : https://basta.media/A-Clermont-Ferrand-le-succes-d-une-grande-librairie-reprise-en-cooperative-par

Martine Lebeau, libraire et première dirigeante de la Scop, s’est ainsi confiée à Livres Hebdo sur la manière dont se prennent les décisions dans ce modèle original de gouvernance :

« Une fois par mois les sociétaires se réunissent pour faire le point sur les chiffres, aborder certains problèmes et parler des sujets de fond. Les décisions à prendre sur des points importants sont alors votées et prises à la majorité. C’est démocratique. Chaque sociétaire représente une voix, quel que soit son niveau de participation au capital. En revanche pour gérer le quotidien, il y a une personne élue qui joue le rôle du patron. En l’occurrence c’est moi. J’ai été élue pour un premier mandat de quatre ans et, en 2018, j’ai été réélue jusqu’en 2022. » 2

X

Clarisse NORMAND, « Comment la Scop Les Volcans est devenue une librairie modèle », Livres Hebdo,‎ 21 février 2020. En ligne : https://www.livreshebdo.fr/article/comment-la-scop-les-volcans-est-devenue-une-librairie-modele

Le succès de la librairie ne s’est jamais démenti depuis lors. Elle fait aujourd’hui partie du peloton de tête des librairies hexagonales (entre la 17e et la 20e place, selon les années), grâce notamment à la qualité du fonds qu’elle propose, ainsi qu’à l’attention qu’elle porte à la relation avec les clients. À cela s’ajoute une mise en scène ambitieuse des idées, de l’imaginaire et de la création, à travers les nombreuses rencontres qu’elle organise et les relations étroites qu’elle entretient avec son environnement social, culturel et intellectuel.

Poursuivant cette logique, la gouvernance actuelle a construit un nouveau projet redéfinissant la librairie dans l’esprit « tiers-lieu ». L’insertion dans le tissu local doit en sortir renforcée. Et dans l’environnement proche de la librairie, se trouvent l’université et sa bibliothèque.

Aux origines d’une collaboration originale avec la bibliothèque universitaire

Un contexte métropolitain en pleine évolution

Le contexte clermontois connaît des modifications majeures depuis une dizaine d’années. Il n’y a plus désormais qu’une seule université, qui a obtenu le label d’excellence I-SITE. Son ambition en matière de pédagogie et de documentation se matérialisera en septembre 2024, par l’ouverture d’un learning centre. L’agglomération de Clermont-Ferrand, qui a accédé depuis le 1er janvier 2018 au statut de métropole, se structure sur le plan culturel : un bâtiment emblématique pour la scène nationale a été inauguré en octobre 2020 et 2026 verra l’ouverture d’une grande bibliothèque métropolitaine, sur le site de l’Hôtel-Dieu. La région Auvergne-Rhône-Alpes, quant à elle, finance la restauration de la Halle-aux-blés, pour y présenter les collections du Fonds régional d’art contemporain (FRAC). Ces différents projets ont reçu le soutien pécuniaire de l’État.

Illustration
Figure 1 : Pablo Raison, dessinateur, dédicace à la bibliothèque universitaire pour l’ouvrage La France illustrée de Pablo Raison et autres merveilles, Armand Colin, 2022

Source : Bibliothèque de l’université Clermont Auvergne – Librairie Les Volcans. Plus d’infos : https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/item/BUCA_Dedicaces_les_Volcans_179#link-secondary

Librairie Les Volcans, learning centre, scène nationale, grande bibliothèque métropolitaine, Halle-aux-blés, tous ces équipements sont voisins et seront reliés entre eux par de nouveaux modes de circulation, définis par le projet Inspire, en cours de réalisation.

2020 : le début d’un partenariat

Prenant acte de ces évolutions, nous avons décidé qu’il devait y avoir une place signalée pour le livre, dans ce quartier qui allait retrouver un nouveau caractère de centralité. Et, pour ce faire, la question du récit s’imposait. Quoi de mieux que de penser, alors, la complémentarité entre nos missions respectives ? La librairie Les Volcans s’est imposée, pour sa part, dans le paysage régional, par une effervescence culturelle et intellectuelle jamais démentie : y sont venus Jonathan Coe, Erri de Luca, Sandrine Collette, Philippe Meirieu, Bartabas, Jean-Christophe Ruffin, Erik Orsenna, Dalie Farah, Fatou Diome, Maylis de Kerangal, Aki Kuroda, Jean-Charles de Castelbajac, Antoine Gallimard… La bibliothèque de l’université (BU), de son côté, a pris le virage de l’hybridité (papier et numérique). L’idée a alors germé de conserver la trace physique et numérique de ces rencontres, en créant à la bibliothèque un patrimoine livresque contemporain constitué par des ouvrages présentés lors de rencontres à la librairie.

Une relation résiliente : l’animation d’une page Facebook littéraire pendant l’épidémie de Covid

Quelques semaines plus tard, nous apprenions, avec stupeur, l’arrêt brutal de toute activité, devant les progrès fulgurants de l’épidémie de la Covid. En ce printemps 2020, il n’y avait plus d’accès au livre : bibliothèques et librairies avaient fermé leurs portes. Très rapidement, nous nous sommes concertés, avec l’ambition de proposer quelque chose à nos publics. Voici la liste des enjeux, que nous avons alors dressée :

  • agir vite (le projet a été opérationnel dès le 25 mars, quelques jours après l’annonce du confinement total) ;
  • monter un projet qui fasse sens, en faisant appel à des auteur·es auvergnat·es connu·es au niveau national ; en rassemblant celles et ceux pour qui le livre revêtait une signification particulière ; en pariant sur l’intérêt commun de nos publics respectifs pour cette proposition ; en privilégiant un accès facile en ces temps de claustration, par la mise en place d’une page Facebook ; en associant culture et communication, avec l’alliance du son et de l’image ; en convenant d’une identité visuelle propre au projet ;
  • savoir travailler ensemble (tenir le rythme ; communiquer sur le projet ; répondre aux messages) ;
  • savoir convaincre auteur·es, créateur·rices et éditeur·rices.

Il en a résulté la mise en ligne d’une page littéraire, dénommée Sur la pile, pendant 48 jours sans interruption (terme au 11 mai 2020). Il faut dire que nous avons reçu un excellent accueil de la part de Marie-Hélène Lafon (publication de son livre Album, qui se prêtait au « feuilleton » quotidien), de Jean-Pierre Siméon (publication de son opus Politique de la beauté), des éditeurs Buchet-Chastel et Cheyne, ainsi que de Pierre Soissons et de Xavier Boyer, photographes, de Claude Legrand, peintre, et de Sylviane Coyault, professeure des universités.

En matière de fréquentation, le résultat obtenu a été honorable : la page a compté jusqu’à 539 abonnés et la fourchette de consultation des publications a oscillé entre 1 000 et 3 500 vues. En quelque sorte, alors que la période était difficile, ce projet commun a prouvé que les métiers du livre, à Clermont, étaient capables d’envoyer un signal culturel et fédérateur. Une fois l’épisode douloureux passé, la relation nouée entre la librairie et la bibliothèque a pu reprendre un cours normal.

Une collaboration hybride, physique et numérique

Constitution d’une « bibliothèque des Volcans » au sein des collections patrimoniales de la BU

Parler de patrimoine en bibliothèque renvoie d’abord et avant tout aux fonds dits anciens. S’y ajoutent les livres d’artistes ou les livres ennoblis par le travail d’un relieur contemporain. Notre parti pris a été de constituer un fonds patrimonial original, alimenté par les nombreuses rencontres programmées par la librairie Les Volcans. Ainsi, chaque mois, la librairie adresse à la bibliothèque le programme des événements à venir, pour permettre en retour l’établissement d’une liste, qui donnera lieu à une facturation en bonne et due forme. Les ouvrages, une fois réceptionnés, sont cotés d’une manière spécifique et rejoignent le magasin patrimonial du nouveau learning centre. L’idée est de pouvoir, dans le temps, donner à connaître ce qu’aura été le débat culturel et intellectuel autour du livre à Clermont-Ferrand, en ce début de XXIe siècle. Depuis peu, du reste, la librairie Les Volcans réalise des captations audio des rencontres et l’association des deux médias – le papier et la trace de la rencontre – pourrait, également, se penser sous l’angle d’une conservation couplée. Il est à noter que la sphère universitaire fournit, plus souvent qu’à son tour, modérateurs ou intervenants, dans le cadre de ces rencontres publiques.

La question des dédicaces

Ces ouvrages choisis présentent une particularité : chacun d’entre eux doit être dédicacé par le ou les auteur·es. Chaque dédicace réalisée donne lieu à une numérisation et à une mise en ligne sur le site de la bibliothèque universitaire 3

. C’est une manière de demander aux auteur·es un bref témoignage de leur passage culturel à Clermont-Ferrand. Certaines dédicaces sont laconiques et n’offrent pas d’autre intérêt que la signature. Il peut y avoir des manifestations plus lyriques :

« Pour tous les étudiants / voguez avec moi, pour / De quoi aimer vivre, afin / que chaque page, chaque / livre, chaque aube soit/ une invitation pour danser/ avec la vie, en fraternité / toujours ! / Clermont-Ferrand/ 23-10-2021/ Fatou Diome. »

Certaines dédicaces sont résolument visuelles (Castelbajac, Charlelie Couture, Riad Sattouf, Pablo Raison…). D’autres plumes sont poétiques (Jean d’Amérique, Laurent Tillon, François Graveline…). Des messages plus politiques peuvent souligner le propos d’un ouvrage :

« Clermont-Ferrand, le 17 déc. 2022 / Féminicides : une histoire mondiale. / Pour les lectrices et lecteurs / de la bibliothèque universitaire, / cette histoire mondiale/ des féminicides / entre violences et résistances. / Avec amitié et sororité renforcée / Christelle Taraud. »

Enfin, par une sorte de mise en abyme, la collaboration entre la librairie et la bibliothèque peut nourrir la réflexion de l’auteur invité :

« Pour les lectrices et les lecteurs/ des bibliothèques universitaires de Clermont / cap sur le lac de Constance, à ma joie / L’Enfant dans le taxi / avec le bonheur de savoir / que ce livre s’en ira tout à l’heure / rejoindre la fameuse “bibliothèque/ des auteurs venus aux Volcans”, / dont le principe me ravit. / Chaleureusement à vous / Sylvain Prudhomme / 15.11.2023. »

Illustration
Figure 2 : Julien Mignot, photographe, dédicace à la BU, pour l’ouvrage sur la Coopérative de mai, 20 : no music, no life !, Éditions Filigranes, 2020

Source : Bibliothèque de l’université de Clermont Auvergne – Librairie Les Volcans. Plus d’infos : https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/item/BUCA_Dedicaces_les_Volcans_2

Numérisation du livre d’or de la librairie

Dernier élément de collaboration entre la librairie et la bibliothèque, la numérisation du livre d’or de la librairie et sa mise en ligne procèdent d’une approche cohérente et globale du programme événementiel. Ce travail permet notamment de rendre compte de la période qui a précédé la constitution du fonds d’ouvrages et de compléter ainsi les données.

Illustration
Figure 3 : Axel Kahn, chercheur, texte rédigé pour le livre d’or de la librairie Les Volcans, 2018

Source : Bibliothèque de l’université Clermont Auvergne. Plus d’infos : https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/item/BUCA_Librairie_les_Volcans_livre_d_or_2_0034

En conclusion, cette collaboration découle de la volonté de mettre en scène la chaîne du livre (auteur, éditeur, libraire et bibliothécaire), à Clermont-Ferrand, pour que ce dernier demeure une référence culturelle et intellectuelle dans la cité et soit un élément du patrimoine de demain. Et il est intéressant de constater qu’elle a même profité de la césure imposée par la pandémie. Le fait que la chose soit possible en Auvergne est tout, sauf un hasard.