L’Atelier de l’histoire de La Contemporaine : une rencontre avec l’histoire et ses sources
Un parcours muséographique atypique au sein d’une institution atypique
Dès le début de la Première Guerre mondiale, un couple d’industriels, Louise et Henri Leblanc, entreprend de collecter tous les documents possibles sur le conflit et ses causes. En 1917, les Leblanc font don de leurs collections à l’État : les documents et objets rassemblés doivent former une « bibliothèque-musée de la guerre » (BMG), un établissement à la fois « scientifique » et « œuvre d’éducation populaire ». C’est le point de départ d’une immense collecte de matériaux pouvant servir à interpréter et écrire l’histoire de notre temps. En 1934, la BMG, rattachée à l’Université de Paris, devient la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC). À l’occasion de son centenaire, la BDIC cède la place à « La Contemporaine, bibliothèque, archives, musée des mondes contemporains ». Cette triple identité s’incarne dans un nouveau bâtiment, inauguré en octobre 2021, qui donne pleinement corps aux ambitions de ses fondateurs : un lieu largement ouvert, sur l’université comme sur la ville, où les publics se croisent à la rencontre d’une collection patrimoniale remarquable.
Au cœur de ce projet figure l’Atelier de l’histoire, le parcours d’exposition permanent de La Contemporaine. Les commissaires, Valérie Tesnière et Julien Gueslin, ont travaillé en étroite collaboration avec le conseil scientifique de l’institution pour proposer cette réflexion sur l’écriture de l’histoire. En mettant à la disposition d’un public de chercheurs et d’étudiants une collection de l’enseignement supérieur, l’Atelier de l’histoire renouvelle la tradition du musée d’université, peu courante dans l’enseignement supérieur français. En l'ouvrant plus largement à tous, il résume finalement à lui seul l’ambition globale de La Contemporaine : montrer, contextualiser, rendre consultables par tout un chacun les sources de l’histoire.
Au premier étage du nouveau bâtiment, le visiteur se retrouve plongé dans une vaste salle de travail, qui résonne avec la salle de lecture du rez-de-chaussée. La scénographie reprend l’atmosphère studieuse d’une salle d’étude, les œuvres sont exposées sur des lutrins, les boîtes d’archives ouvertes appellent à la consultation. Placé dans la peau de « l’historien », le visiteur s’approprie les pièces originales exposées, issues des collections de l’institution (peintures de la Grande Guerre, tracts, croquis des procès de la Libération ou carnets d’engagés de la guerre d’Algérie, archives collectées à chaud pendant la Révolution russe ou samizdats des années 1970-1980, travaux de photojournalistes, entretiens filmés, fonds d’archives militants ou associatifs…), et s’interroge : à partir de quelles pièces l’histoire du temps présent s’écrit-elle ? Comment des matériaux (presse, œuvres graphiques, tracts, photographies, audiovisuel, Web…) acquièrent-ils le statut de source ? Quel peut être le statut d’un témoignage ? Comment s’articulent écriture de l’histoire et engagement ? Pourquoi de simples particuliers s’attachent-ils à préserver les traces de leur histoire personnelle ou familiale ? Pourquoi des militants rassemblent-ils des archives de leur engagement ? Pourquoi et comment transmettre ces matériaux aux générations suivantes ?
Un formidable outil de médiation
L’approche historiographique du parcours, centrée sur la constitution des collections de La Contemporaine, sur l’histoire de fonds emblématiques et leur utilisation par les historiens, en fait une introduction parfaite à ce qu’est La Contemporaine. Au-delà, ce sont partenaires, associations, particuliers qui découvrent à travers le parcours la diversité des documents conservés et des thématiques abordées. C’est l’occasion aussi pour les bibliothécaires et archivistes d’évoquer leurs métiers : collecte, traitement, signalement, conservation, mise à disposition.
Point de passage obligé, l’Atelier de l’histoire l’est aussi devenu pour toutes les demandes plus spécifiques des enseignants : une présentation des collections de La Contemporaine centrée sur la Russie et l’URSS ? De la Révolution russe à la Perestroïka, un parcours se dessine ; un atelier sur la guerre d’Algérie ? Une section y répond ; une introduction aux archives orales ? Plusieurs multimédias présents dans le parcours illustrent l’intérêt de ces sources.
L’Atelier de l’histoire permet d’introduire et de contextualiser la séance. Dans une salle de formation attenante, étudiants ou scolaires vont ensuite « ouvrir la vitrine » en approfondissant le travail sur les documents, en les manipulant. Ce va-et-vient entre le musée et la salle de formation, voire la salle de lecture au rez-de-chaussée, permet de prendre conscience de la valeur de ces documents (si on les a vus dans un musée, c’est donc précieux) et de mettre l’accent sur la nécessaire observation de la source : « sous cloche » d’abord, puis le document en main ensuite. L’Atelier de l’histoire est bien certainement un des rares musées où l’on peut ainsi « prendre en main » les œuvres exposées : les « archives vivantes » de La Contemporaine échappent à la « muséification ».
Un seul parcours, de nombreuses possibilités
Depuis plusieurs années déjà, l'intérêt pour les collections de La Contemporaine dépasse les seuls étudiants et enseignants en histoire ou science politique. Histoire de l’art, littérature, information-communication, journalisme, droit… Ces cursus trouvent dans la diversité des matériaux, dans leur caractère international, de quoi nourrir leur réflexion. C’est que l’Atelier de l’histoire se prête à de nombreuses lectures : une visite centrée sur l’affiche politique, des placards de la Commune aux graphistes militants contemporains, en passant par l’affiche de propagande ou les sérigraphies de Mai-68 pour les élèves d’une école de graphisme ; « mémoire et justice » à travers les archives de la Ligue des droits de l’homme ou les archives d’avocats, le procès de Nuremberg, la justice transitionnelle en Amérique latine ou les procès des criminels de guerre nazis dans les années 1980 pour des étudiants de master en droit… Les parcours à imaginer sont encore multiples.
Musée d’université, l’Atelier de l’histoire l’est aussi pleinement lorsque des cursus en médiation culturelle se l’approprient et réfléchissent dans le cadre de projets tutorés à une visite adaptée à un jeune public, à la confection d’un livret de visite ou de capsules sonores pour enrichir l’expérience du visiteur ; ou, moins attendu peut-être, lorsque de futurs ingénieurs en informatique travaillent à une application de réalité augmentée autour du parcours. Faire participer les étudiants à la médiation était l’un des souhaits de départ, il devient ici concret avec la réalisation de ces prototypes qui pourront ensuite être mis à disposition de tous les publics.
Si étudiants, enseignants et scolaires ont naturellement trouvé le chemin de l’Atelier de l’histoire, le grand public est encore à conquérir. La programmation culturelle a elle aussi vocation à s’appuyer sur ce parcours dont la densité et le propos peuvent parfois peut-être « intimider » le visiteur. Comment faire vivre l’Atelier de l'histoire au-delà du public « acquis » d’étudiants et de scolaires, tel est l’enjeu qui se pose aujourd'hui. Des visites événements sont proposées ponctuellement : à l’occasion d’une Nuit des musées, des comédiens de l’école du théâtre des Amandiers, voisin, ont accompagné la visite de lectures de textes et de témoignages historiques. Plus récemment, La Contemporaine a lancé un cycle de rencontres autour de l’Atelier. Ces « visites subjectives », en compagnie d’un historien, chercheur ou témoin qui sélectionne lui-même la source qu’il souhaite mettre en avant, permettent de revenir en une heure sur un tableau, une photographie, un objet, sur son histoire, son contexte de production, son entrée dans les collections de La Contemporaine et son intérêt pour l’écriture de l’histoire. Ainsi, l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau a pu évoquer l’artisanat de tranchée auquel l’Atelier consacre une vitrine, rappeler comment ces objets étaient fabriqués, ce qu’ils représentaient pour les soldats et ce qu’ils apportent à l’historien, le forçant à un « effort d’attention ». Cet effort a été partagé avec le public qui a pu là encore, objet en main, toucher l’histoire du doigt. La retranscription de la conférence a depuis donné lieu à un article dans la revue Matériaux pour l’histoire de notre temps 1
Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, « L’objet : une invitation des historiens à un “effort d’attention” », dans Matériaux pour l’histoire de notre temps, no 147-148, premier semestre 2023, p. 74-77.
De nouvelles exigences pour les bibliothécaires et archivistes médiateurs
L’accueil des groupes pour des visites et formations repose à La Contemporaine sur une vingtaine de bibliothécaires et d'archivistes volontaires. L’ouverture du nouveau bâtiment et de l’Atelier de l’histoire, en augmentant la visibilité de La Contemporaine, a contribué à augmenter les sollicitations mais a aussi profondément transformé l’offre de médiation et, partant, le rôle et le positionnement des médiateurs. Le bibliothécaire-formateur se retrouve propulsé « bibliothécaire-formateur-guide-conférencier », au cœur d’un parcours muséographique dense, face à une grande diversité de sources exposées que personne, même avec la meilleure volonté du monde, ne peut maîtriser d’emblée. Le travail de préparation, d’assimilation en amont, est donc particulièrement important.
C’est aussi une posture différente qu’il faut adopter : passer d’une séance de formation classique, assis dans une salle, avec son support écrit, à une déambulation dans le musée, s’adressant à un groupe dont il faut capter et maintenir l’attention. S’adapter aussi à des publics d’âges et d’horizons variés : adapter le discours scientifique de l’Atelier à un enfant de 13 ans sans tomber dans la facilité, réagir aux remarques parfois implacables du visiteur-témoin (« non en mai 1968, j’y étais, moi à Nanterre, ça ne s’est pas passé comme ça ») sans se laisser déstabiliser…
Bientôt trois ans après l’ouverture, il est encore trop tôt pour tirer des conclusions définitives mais quelques pistes se dessinent : consolider l’offre de formations autour de l’Atelier à destination des étudiants, de la licence au doctorat, en s'adaptant à la diversification des cursus ; accueillir les scolaires en travaillant notre discours et nos méthodes pour un jeune public ; et surtout développer des actions à destination du grand public pour lui permettre de s’approprier cet Atelier de l’histoire. Cela sera possible en mettant en place des dispositifs et outils d’accompagnement mais aussi et surtout en reconnaissant la place et la valeur de la médiation humaine, la mieux à même de faire partager cet enthousiasme autour d’une réflexion qui nous interroge tous : notre relation à l’histoire contemporaine et à ses sources.