Hommage à Frédéric Barbier (1952–2023)

Dominique Varry

Frédéric Barbier nous a quittés le dimanche de Pentecôte 28 mai 2023. Né à Chatou le 27 août 1952, il avait soixante-dix ans. Archiviste paléographe (promotion 1976) 1

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Sa thèse d’école, dirigée par François Furet et Henri-Jean Martin, est publiée sous le titre Trois cents ans de librairie et d'imprimerie : Berger-Levrault (1676-1830), Genève, Droz, 1979.

, Docteur en histoire pour une thèse de troisième cycle soutenue en 1980 devant l’université Paris-I sur Le Monde du livre à Strasbourg, de la fin de l'Ancien Régime à la chute de l'Alsace française, Docteur ès Lettres en 1987 pour une thèse d’État soutenue devant l’université Paris-IV sur Livres économie et société industrielle en Allemagne et en France 2
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En partie publiée sous le titre L’Empire du livre, Paris, Éditions du Cerf, 1995.

(en partie publiée en 1995), il avait été conservateur de la bibliothèque municipale de Valenciennes (1976-1982), dans cette région du Nord qui lui était si chère. Il était devenu attaché de recherches (1982) puis chargé de recherches (1985), et enfin directeur de recherches (1992-2018) à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (IHMC) du CNRS. Mais il avait toujours conservé l’âme d’un bibliothécaire. Il était aussi membre du Comité des travaux historiques et scientifiques depuis 1999. Disciple favori d’Henri-Jean Martin, il lui avait succédé à l’École pratique des hautes études (IVe section, sciences historiques et philologiques) en 1993 comme directeur d’études cumulant… mais pas à l’École nationale des chartes… Il en avait été meurtri. Il fut aussi, de 2000 à 2004, le premier professeur d’histoire du livre de l’Enssib, me soufflant la place… ce qui a un temps altéré nos relations. Il était docteur honoris causa des universités hongroises de Szeged (2010) et de Eger (2017). D’autres que moi, dans des éloges académiques convenus, dresseront la comptabilité des livres et articles publiés, des thèses encadrées, des projets et jurys auxquels il a contribué comme un des représentants majeurs de l’école d’histoire du livre à la française d’Henri-Jean Martin. On me permettra d’évoquer davantage l’homme et l’ami, celui qui, en privé, se dénommait en riant « Fred Friseur ». Nous nous connaissions depuis près de cinquante ans, nous étant rencontrés au séminaire d’Henri-Jean Martin aux Hautes Études (chaque lundi, 16 heures, Sorbonne, escalier E). Il sortait de l’école et commençait sa carrière, je n’étais encore qu’un jeune khâgneux. Par la suite, nous avons souvent travaillé ensemble, et avec Sabine Juratic, que ce soit pour l’organisation du premier colloque d’histoire du livre à l’Enssib (Libraires et négoce, novembre 1993), le projet des « Gens du livre », les « Mélanges Martin » (publiés en 1997), la Revue française d’histoire du livre dont il fut rédacteur en chef de 2000 à 2004, puis le lancement en 2005 d’Histoire et civilisation du livre, dont il fut le véritable créateur. Il comptait dans son ascendance une branche allemande à laquelle il était très attaché, ce qui explique qu’il ait consacré une grande partie de ses travaux à l’Europe centrale et alémanique, de la Hongrie à l’Alsace en passant par les Allemagnes. Il avait été chargé de mission à la Mission historique française en Allemagne, à Berlin, de 1998 à 2000. Il fut aussi membre de l’Institut d’études avancées de l’université de Strasbourg en 2013-2014. Globe-trotteur infatigable, toujours par monts et par vaux, grand amateur de chemin de fer, admirateur de l’Orient-Express, véritable Chaix ambulant connaissant les horaires des trains les plus improbables, il courait d’un colloque à l’autre, sans oublier à chaque fois de visiter les bibliothèques à la recherche d’incunables méconnus et d’exemplaires de la Nef des fous, œuvre à laquelle il a consacré un livre savant. Son Histoire du livre et son Histoire des bibliothèques, publiées et plusieurs fois rééditées dans la célèbre collection U, et traduites en diverses langues, tout comme son fulgurant essai L’Europe de Gutenberg (2006), dans lequel il esquissait un audacieux parallèle entre le milieu du XVe siècle et les start-up de l’époque actuelle, feront encore longtemps référence. Souvenirs des séances de travail à l’IHMC sous les toits de la rue d’Ulm, à Lyon, à la Bibliothèque historique de la ville de Paris (BHVP) suivies d’agapes mémorables chez Jean Dérens, le maître des lieux, lorsque nous préparions l’exposition Paris capitale des livres. Souvenirs des « séances foraines » du séminaire des Hautes Études chaque fin d’année dans une bibliothèque de province… Souvenirs émus de Leipzig et de la visite à la tombe de Jean-Sébastien Bach, de Dresde et de sa cathédrale tout juste reconstruite, de Sans-Souci chez Frédéric II, de Berlin… où nous avons failli manquer le train du retour parce qu’un des membres de l’équipe avait confondu Tiergarten et Station Zoo comme lieu de rendez-vous… Autres souvenirs plus récents de Pékin (2005), de Budapest (2008), de Parme (2011) et de Saragosse (2016), et puis de ce dimanche de mai 2001, lendemain de colloque à l’Enssib, où je l’avais conduit, lui et István Monok, au Puy-en-Velay, et où par le plus grand des hasards nous étions tombés sur un pèlerinage national de pénitents de toutes obédiences revêtus de frocs et de capirotes de toutes les couleurs, spectacle incongru qui nous avait impressionnés tous les trois… Nous aurions pu nous croire au Ku Klux Klan. Franche hilarité lorsqu’il m’avait signalé avoir repéré à la Méjanes, grâce au Catalogue collectif de France (CCFr), un exemplaire du premier ouvrage du XVIe siècle publié en Amérique, les Bebelianae facetiae… d’Heinrich Bebel, dans une édition dont l’adresse portait « Argentorati [Strasbourg] ex ædibus Schürerii, 1514 », et attribuée par le catalogue à… l’Argentine ! Vérification faite, la bourde n’a jamais été corrigée. Frédéric Barbier était un travailleur infatigable, toujours sur la brèche, toujours une idée de colloque ou de recherche d’avance. Ses centres d’intérêt le conduisaient aussi bien à évoquer la Nef des fous que Monsieur de Choiseul ou encore la dynastie des Fould. Le blog « Histoire du livre » 3
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En ligne : https://histoire-du-livre.blogspot.com/2021/ (consulté le 1er juin 2023)

, qu’il a animé de février 2010 à mai 2021, a été un outil de diffusion du savoir et de l’actualité de la recherche qui a compté, et dont nombre de billets demeurent aujourd’hui utiles et précieux. Il aimait aussi à se retirer à « La Quellerie », sa thébaïde tourangelle où, au cœur de la nature, loin du bruit du monde et de Paris, il puisait son inspiration et écrivait. Dix-neuvièmiste revendiqué… mais aussi incunabuliste distingué, Frédéric Barbier, comme notre maître Henri-Jean Martin, avait une vision généraliste et globalisante de la discipline… ce qui n’est plus le cas de nos jeunes collègues trop souvent enfermés dans une période de spécialité étriquée. Cela lui permettait d’oser des synthèses pertinentes qui lui valaient d’être reconnu bien au-delà du pré carré français, voire européen. La pandémie nous aura séparés. Je ne l’avais pas revu depuis le premier confinement. Nous avions juste échangé quelques messages électroniques et quelques coups de fil. J’avais été surpris de ne pas le voir, en janvier dernier, au dernier comité éditorial d’Histoire et civilisation du livre. L’annonce de son décès a été un choc. Le Herr Professor Doktor Doktor s’en est allé. Son œuvre demeure et continuera d’inspirer la recherche. Un volume de mélanges en son honneur était en préparation sous la direction d’Emmanuelle Chapron et de Jean-Dominique Mellot. Le secret lui en avait été révélé avant sa disparition, il paraîtra. Pour ceux qui ont travaillé avec lui et l’ont bien connu et apprécié, Fred Friseur demeure bien vivant.