« La science ouverte est une nouvelle façon de diffuser les savoirs, et les bibliothèques sont au cœur de cette évolution »

Entretien avec Madeleine Géroudet, Julien Sempéré et Nelly Sciardis

Véronique Heurtematte

Intitulée « Open up ! Open up ! Effets de la science ouverte sur les organisations », la journée d’étude du 51e Congrès de l’Association des directeurs et personnels de direction des bibliothèques universitaires et de la documentation (ADBU), qui s’est tenu du 28 au 30 septembre à Caen, proposait d’examiner la place des bibliothèques universitaires (BU) dans les politiques de science ouverte et la manière dont cette nouvelle mission les transformait. Trois membres du comité d’organisation – Madeleine Géroudet, responsable du département Services à la recherche et aux chercheurs du service commun de la documentation de l’université de Lille, Julien Sempéré, directeur des bibliothèques, de l’information et de la science ouverte de l’université Paris-Saclay, et Nelly Sciardis, directrice par intérim des BU de l’université Polytechnique Hauts-de-France – décryptent pour le BBF les principaux impacts sur les établissements de cette activité et les enseignements qu’il est possible de retirer des expériences et modèles de fonctionnement présentés pendant le congrès.

BBF : Quels sont les principaux impacts de la politique nationale pour la science ouverte en France, quatre ans après le lancement du premier plan ?

Julien Sempéré : Les plans nationaux servent de boussole. Cet intérêt politique à l’échelle nationale nous a permis de nous saisir du sujet et a créé un environnement dans lequel on a senti que les bibliothèques pouvaient avoir leur place. En revanche, ils n’ont pas ou peu eu de conséquences concrètes en termes de moyens financiers ou humains supplémentaires pour nos institutions. Les moyens ont permis de renforcer les grands acteurs nationaux déjà bien identifiés sur la science ouverte, partenaires essentiels pour le développement opérationnel de la science ouverte.

Madeleine Géroudet : Les plans nationaux ont effectivement eu un effet limité sur les universités et la capacité à attribuer plus de moyens aux projets de science ouverte. En revanche, ils ont donné une meilleure visibilité sur ce sujet. Il y a encore quelques années, il était préférable de ne pas mettre science ouverte dans les intitulés des formations doctorales car ce n’était pas attractif. Aujourd’hui, c’est le contraire. Le terme science ouverte est une accroche qui attire car les chercheurs ont compris que c’était un enjeu important. Le mécanisme d’appels à projets et de labellisation inclus dans la politique nationale peut aussi apporter des impulsions localement. En même temps, cette logique très actuelle de fonctionnement par appel à projets, donc assorti de moyens ponctuels, constitue une difficulté alors qu’on nous demande d’élaborer des solutions pérennes.

Nelly Sciardis : Il est aussi intéressant de remarquer que cette politique nationale se fait l’écho d’une impulsion bien plus large, à l’échelle internationale. La science ouverte fait par exemple partie des critères évalués pour des classements tels que le Times Higher Education World University Ranking. Bon nombre d’établissements français figurent déjà dans ce classement, quelle que soit leur taille.

BBF : Quelle est aujourd’hui la place des BU dans cette politique ? Sont-elles identifiées comme des actrices de la science ouverte ?

Nelly Sciardis : Les situations sont très diverses. Parfois, les bibliothèques sont identifiées comme des partenaires évidentes tandis que dans d’autres établissements, elles devront prendre des initiatives et être force de proposition. C’est indispensable, faute de quoi nous risquons d’être vite écartés de la science ouverte car il y a d’autres acteurs au sein de l’université qui sont très intéressés par ce sujet.

Madeleine Géroudet : Je partage ce constat. Dans certaines universités, les bibliothèques sont placées au cœur de ces questions, avec parfois des directions qui ont intégré le terme science ouverte dans leur intitulé comme c’est le cas à l’université Paris Saclay. Mais comme c’est un sujet nouveau, qui n’a pas été attribué à un service défini, des situations très différentes peuvent émerger. Ce qui n’est pas forcément gênant, sauf quand l’organisation retenue ne permet pas une pérennité des services.

Julien Sempéré : La place occupée est celle que chaque bibliothèque se crée, elle réside dans la capacité à se saisir du sujet et à se montrer crédible vis-à-vis de sa gouvernance. Dans la plupart des universités, il n’y a pas de ligne définie, donc à nous d’être force de proposition.

BBF : Quels sont les atouts des BU ?

Julien Sempéré : Notre double compétence scientifique et technique ainsi que notre lien intrinsèque à la donnée et à l’organisation de l’information sont nos meilleurs arguments. Les BU abritent un vivier de personnels qui peuvent facilement évoluer pour accompagner la recherche sur les questions de science ouverte. Nous avons aussi la technicité nécessaire pour remplir certains volets des dossiers d’appels à projets et venir ainsi compléter les compétences présentes dans les directions de la recherche, qui découvrent ou redécouvrent, dans ce contexte, que nous avons ces compétences.

Nelly Sciardis : Notre force est, effectivement, d’être extrêmement structurés et réactifs quand il y a des appels à projets autour de la science ouverte, ce qui fait que nous sommes considérés comme des acteurs fiables et sur lesquels on peut compter au sein de l’université.

Madeleine Géroudet : Les personnels des BU, y compris parmi les catégories C, ont un socle de compétences proches de celles attendues sur la science ouverte. Des collègues peuvent partir d’une compétence en catalogage, considéré comme une activité traditionnelle, pour aller vers le signalement de données nécessaire en science ouverte. L’autre volet de compétences sur lequel nous sommes aussi solides, même si c’est une activité un peu plus récente, c’est la formation et la sensibilisation. Notre capacité à mobiliser ces deux champs de compétences nous permet d’offrir aux chercheurs un accompagnement pertinent. C’est là que réside notre principal atout et c’est ce qui justifie notre place dans cette évolution.

BBF : En quoi est-ce un enjeu pour les BU de se positionner sur la science ouverte ?

Nelly Sciardis : Traiter des ressources fait partie de notre cœur de métier. Aujourd’hui, la documentation en accès ouvert, qu’elle soit pour la recherche ou la formation, renforce la visibilité des universités et contribue à leur positionnement dans les classements internationaux. Nous devons être au cœur de ces enjeux en apportant notre expertise en matière de visibilité des ressources et de signalement, ainsi qu’en matière de médiation.

Madeleine Géroudet : La science ouverte est au cœur de l’évolution des bibliothèques puisqu’il s’agit d’une façon de penser la diffusion des savoirs au XXIe siècle, en particulier des savoirs académiques. Il est donc logique que les bibliothèques se situent au cœur de cette évolution sinon, c’est le sens même de la bibliothèque et de son rôle qui se perd.

BBF : Quels changements introduit la science ouverte en termes d’organisation de service, de compétences, de profils métier ?

Nelly Sciardis : L’impact de la science ouverte sur nos services est très fort. Elle a conduit à la création de départements transversaux, ce qui n’est pas rien quand on pense qu’il y a dix ans il n’existait quasiment aucun service dédié à ces problématiques. La science ouverte touche les chercheurs mais aussi les étudiants, ce qui nous conduit à réinterroger l’accès aux ressources, notre activité de signalement de ces ressources, le travail d’accompagnement des auteurs de ces ressources. Cela nécessite de réorganiser complètement la bibliothèque et de sortir de la compartimentation initiale entre bibliothèques et les autres composantes et services de l’université pour travailler hors les murs, au sein du campus.

Madeleine Géroudet : On constate une autonomisation des services liés à ces problématiques, qu’ils s’appellent services à la recherche ou services science ouverte. Cette tendance, présente à des degrés variables car elle est bien sûr plus facile à concrétiser dans les grands établissements, traduit le constat que, pour pérenniser des moyens et mobiliser une équipe autour de ces questions, il est nécessaire d’avoir des services dédiés. L’étape qui est maintenant devant nous est la dissémination de ces pratiques au sein des équipes afin qu’elles soient comprises et portées par l’ensemble des agents de la bibliothèque. Pour l’instant, cela reste encore plus difficile de recruter sur des activités de science ouverte, perçues comme complexes, que sur des activités plus traditionnelles. Mais quand on voit l’adaptabilité des bibliothécaires et leur capacité à acquérir de nouvelles compétences, on peut penser que ce n’est qu’une question de temps avant que la science ouverte ne devienne un secteur métier de plus. Les formations initiales et continues commencent à intégrer la science ouverte qui est maintenant vue comme un débouché possible à la sortie de l’école. Le pas qu’il faut continuer à franchir, c’est de construire cette compétence avec le chercheur car les différences disciplinaires sont très marquées et on ne fait pas de la science ouverte de la même manière en histoire, en chimie ou en droit.

Un autre grand changement pour nos organisations est l’importance et la diversité des partenariats, qui sont des partenariats structurels, inscrits dans la durée, avec les directions de la recherche, les directions informatiques ou numériques, les archivistes, les directions du pilotage. Leur objet n’est pas d’avoir des échanges réguliers, mais de construire une réponse unique, structurée aux besoins des chercheurs, qui donne parfois lieu à la mise en place d’un guichet unique. Ces partenariats nous apprennent à travailler différemment, à rencontrer des cultures métier différentes, et à mutualiser les compétences. Cette ouverture de notre compétence et de notre métier fait beaucoup sens. Une autre collaboration qu’il serait souhaitable de développer est celle avec les services documentaires des organismes de recherche où les collègues ont une expertise par discipline qui est très précieuse pour dialoguer avec les chercheurs. Les bibliothécaires ont une habitude solide et ancienne du travail en réseau, c’est une vraie force dans le domaine de la science ouverte.

BBF : Plusieurs expériences ont été présentées pendant le congrès. Quels enseignements en tirez-vous ? Cela met-il en lumière des facteurs favorables sinon nécessaires à une politique de science ouverte efficace ?

Madeleine Géroudet : La journée d'études nous a permis de prendre du recul sur nos organisations et sur leur gouvernance. Nous avons questionné la manière dont les acteurs, individuels et collectifs, se positionnent vis-à-vis de la science ouverte, ce qui nous a aidés ensuite à entrevoir des leviers possibles à différents niveaux : la place essentielle de l'international a été soulignée, au vu de la nature globale, tout comme la nécessité de disposer d'institutions fortes, véhiculant des valeurs sur l'ouverture de la connaissance. L'impact des modèles de gouvernance s'est confirmé au fil de la journée, jusque dans les retours d'expérience autour des collaborations entre les services documentaires et leurs partenaires. Cette journée rend possible aussi la mesure d’une part du chemin parcouru, tout en gardant l'œil sur le chemin à parcourir.

Julien Sempéré : Cette journée a été l'occasion de mieux percevoir l'environnement institutionnel dans lequel nous portons ce sujet encore neuf au sein de nos structures et, ce qui a été marquant, c'est que nous avons été libérés de ce poids de la légitimité à le porter. Tous les intervenants et intervenantes d'autres filières métier, les chercheuses et chercheurs ont souligné la légitimité pour les professionnels de la documentation à être l'acteur principal au sein des universités, des grandes écoles, des organismes pour porter cet enjeu dans toutes ses dimensions et organiser les services en sollicitant les compétences des autres directions.

Nelly Sciardis : Cette journée a révélé le décalage manifeste entre des études théoriques encore peu nombreuses et la multiplication d’expériences locales variées, où les bibliothèques sont souvent devenues incontournables. D’impulsion nationale voire internationale, la politique de science ouverte dépend donc fortement de la souplesse et de l’ouverture des organisations déclinées à l’échelle d’un établissement. Les collaborations réussies supposent une complémentarité des périmètres et compétences mobilisés.