Marcelle Beaudiquez, une vie au service de la bibliographie
Entretien avec Françoise Bourdon
Auteure du fameux Guide de bibliographie générale paru en 1983 que des générations de bibliothécaires appelleront « Le Beaudiquez », Marcelle Beaudiquez, conservatrice générale des bibliothèques, a marqué l’histoire des bibliothèques et fortement contribué à la science bibliographique.
Dans son ouvrage, qui figure en bonne place dans sa bibliographie, Les services bibliographiques dans le monde : 1970-1974, le rôle géopolitique de la bibliographie dans le monde, elle écrit : « Ainsi les services bibliographiques se métamorphosent-ils […]. La participation de plus en plus large de tous les pays à la réalisation d’objectifs communs contribuera effectivement à la diffusion universelle de l’information, facteur indispensable d’une meilleure compréhension entre les peuples ». L’attachement de Marcelle Beaudiquez à la science bibliographique internationale nous montre son humanisme et son souhait d’une entente mutuelle entre tous les êtres humains.
Née en 1943, elle s’est éteinte le 4 décembre 2019 à l’âge de 76 ans. Ancienne directrice du développement scientifique et des réseaux à la Bibliothèque nationale de France (BnF), elle a surtout œuvré dans le domaine de la bibliographie tant au niveau national qu’international. Son parcours a plusieurs fois été tracé, des hommages lui ont été rendus lors de sa disparition mais jamais personne n’avait donné la parole à une de ses proches collègues pour brosser son portrait « subjectif ». De ses premiers échanges dans les couloirs de la Bibliothèque nationale (BN) à sa complicité qui dura de nombreuses années, Françoise Bourdon, conservatrice générale des bibliothèques honoraire, en poste à la BN de 1976 à 2016, nous raconte comment elle a connu Marcelle Beaudiquez, sa passion pour la bibliographie et ses nombreuses contributions pour la création et le développement de la BnF.
BBF : Comment s’est passée votre première rencontre avec Marcelle Beaudiquez ?
Françoise Bourdon : La première rencontre a eu lieu dans les sous-sols de la BN rue de Richelieu en novembre 1976. Marcelle travaillait déjà depuis plusieurs années 1
en tant que conservateur à la Salle des catalogues et des bibliographies de la BN quand j’y ai été recrutée par Thérèse Kleindienst pour intercaler les fiches CANAC (pour CAtalogage NAtional Centralisé) dans le fichier « Auteurs depuis 1970 ». Cinq ou six autres intercalateurs sont arrivés en même temps que moi et nous étions tous installés sur la mezzanine de la Salle des catalogues, à deux pas du bureau de Marcelle, dont nous n’étions séparés que par le bureau de Josué Seckel. L’équipe était sous la responsabilité de Paulette Pérec.Notre travail consistait à réceptionner les « fiches CANAC », produites en sortie d’ordinateurs, depuis l’automatisation de la production de la Bibliographie de la France début 1975. Les fiches arrivaient en petits paquets scellés par un film plastique difficile à arracher. La seule façon d’y parvenir était d’enfoncer la pointe d’un ciseau dans le trou des fiches destiné à recevoir la tringle des tiroirs. Or, l’administration ne distribuait alors que des ciseaux à bouts ronds, par mesure de sécurité. Marcelle Beaudiquez disposait d’un bien précieux (sans doute à titre personnel) : une paire de ciseaux à bouts pointus ! Alors nous allions à tour de rôle quémander le prêt à court terme de cette paire de ciseaux et cette démarche était l’occasion de faire un brin de causette. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Marcelle.
La fine équipe d’intercalateurs n’engendrait pas la mélancolie, et nos fous rires réguliers nous attiraient des chuuttt ! peu aimables de la part des lecteurs. Nous devions donc déranger aussi Marcelle, qui ne s’en plaignait pourtant pas. Pour nous détendre, et parce que nous travaillions en milieu aveugle, il était toléré que nous sortions prendre l’air une demi-heure par plage de présence. C’est donc en cohorte que nous empruntions la petite porte située juste à côté du bureau de Marcelle et que nous remontions à la surface par un petit escalier en colimaçon qui débouchait au rez-de-chaussée au niveau du service de l’Accueil. Marcelle et Paulette Pérec, nous emboîtaient souvent le pas et nous nous retrouvions tous au café le plus proche du porche de la BN sur la rue Richelieu. C’est là qu’ont eu lieu nos premiers échanges professionnels. Nous avions tous des statuts très précaires, allant de « vacataire occasionnel à mi-temps » à « délégué dans les fonctions de sous-bibliothécaire ». Ils traduisaient notre inexpérience dans le métier, mais nous avions tous un solide bagage universitaire qui nous laissait espérer un avenir meilleur. Marcelle, qui enseignait déjà la bibliographie dans le cadre du Certificat d’aptitude aux fonctions de bibliothécaire (CAFB), nous expliquait les différentes voies d’accès à la profession. C’était le tout début d’une relation qui a duré 43 ans.
BBF : Que représentait la bibliographie pour Marcelle Beaudiquez ?
Françoise Bourdon : C’est pendant sa formation à l’École nationale supérieure des bibliothécaires (ENSB) à la fin des années 1960 que Marcelle a fait ses premières armes en bibliographie, vraisemblablement avec le Manuel de bibliographie de Louise-Noëlle Malclès. Sans la pratique de la recherche documentaire, mémoriser les titres et les contenus des différents répertoires était une telle épreuve, que beaucoup considérait alors la bibliographie comme un casse-tête abominable dont la finalité leur échappait. Mais Marcelle avait une forme d’esprit qui s’accommodait bien des exigences de la discipline : de la mémoire, de la persévérance, mais aussi le goût du jeu et de la difficulté qui stimule. La bibliographie a d’abord été pour elle une technique professionnelle qu’elle a découverte par la pratique à la Salle des catalogues de la BN. En aidant les lecteurs à exprimer clairement l’objet de leur recherche, elle a aiguisé son esprit d’analyse, et la consultation quotidienne des répertoires lui a apporté l’aisance qui fait oublier la technique. À même de sélectionner les outils de recherche les plus pertinents pour un public donné, elle a été sollicitée en 1974 pour participer à la publication des Ouvrages de référence dans les bibliothèques publiques : répertoire bibliographique, qui connaîtra plusieurs éditions.
Très tôt, Marcelle a partagé son expérience dans le cadre de la formation professionnelle destinée aux débutants comme aux professionnels confirmés. Elle prenait un réel plaisir à faire découvrir cette discipline qui, en quelque sorte, dispense de connaître les réponses aux questions puisqu’il suffit de savoir comment les chercher pour les trouver ! Les travaux pratiques qu’elle préparait avec pédagogie mettaient habilement en scène les connaissances théoriques indispensables que les étudiants retenaient d’autant mieux qu’ils en voyaient immédiatement l’utilité. En 1983, elle publie le Guide de bibliographie générale : méthodologie et pratique qui restera pendant plus de 10 ans un manuel incontournable.
La bibliographie était aussi pour Marcelle un champ de recherches. Dans les années 1970, elle a recensé pour l’Unesco Les services bibliographiques dans le monde : 1970-1974, ce qui lui a ouvert l’esprit sur des problématiques dépassant largement les frontières nationales. Et c’est dans le cadre de la Section de bibliographie de l’International Federation of Library Associations and Institutions (IFLA) qu’elle a fait progresser la réflexion sur le contrôle bibliographique universel en présentant de nombreuses conférences sur ce thème lors des congrès annuels. Dès les années 1990, elle a réfléchi à l’avenir des bibliographies nationales à l’ère du numérique. Sous ces différentes formes, la bibliographie était le domaine d’excellence de Marcelle Beaudiquez, qui a mis cette expertise au service de la communauté des bibliothécaires, en France et dans le monde.
BBF : Comment Marcelle Beaudiquez a-t-elle vécu la transformation de la BN en BnF ?
Françoise Bourdon : De l’annonce de la création de la Très Grande Bibliothèque en 1988 à la mise en place de l’organigramme de croisière de la BnF en 1998, la trajectoire a duré 10 ans, ce qui n’est pas rien à l’échelle d’une carrière ! En 1988, Marcelle venait de prendre la direction du Centre de coordination bibliographique et technique (CCBT) de la BN. Le projet d’une bibliothèque nationale d’un « genre nouveau » lui est apparu comme une grande chance. Grâce à ses rencontres régulières, dans le cadre de l’IFLA, avec des représentants d’établissements équivalents à l’étranger, elle mesurait bien les faiblesses de la BN mais aussi son formidable potentiel. Toutefois, en octobre 1989, la création de l’établissement public de la BnF (EPBF), à qui était confié le pilotage de la mise en place du nouvel établissement, a provoqué chez elle une grande perplexité : l’expertise en matière de bibliothèque nationale était à la BN, pourquoi ne pas charger celle-ci de la conception du projet ? Puis vint l’inquiétude quand des experts BN se sont mis en disponibilité pour signer des contrats alléchants avec l’EPBF où ils emportaient leur savoir-faire. Et enfin la colère quand le CCBT a dû renoncer à ses projets BN pour former les hordes de catalogueurs recrutés par l’EPBF pour cataloguer les acquisitions destinées au libre accès de la future bibliothèque.
À l’arrivée de Philippe Bélaval en 1993, avec pour mission de rapprocher les deux établissements, une confiance mutuelle s’est instaurée entre eux. C’est sous son impulsion que Marcelle accepta en 1994, lors de la mise en place de l’organigramme de trajectoire qui marqua la fusion entre la BN et l’EPBF, de prendre la responsabilité de la Direction du développement scientifique et des réseaux (DDSR). La mutation a été rude car le CCBT qu’elle quittait était certes une entité stratégique sur le plan du traitement documentaire à l’heure du développement d’Internet, mais il ne comptait qu’une trentaine d’agents de catégorie A et B, dont Marcelle maîtrisait parfaitement les métiers relatifs au catalogue. À l’inverse, la DDSR regroupait environ 325 agents de statuts très différents, avec un organigramme en râteau : 10 chefs de service étaient directement rattachés à Marcelle. Un large panel de métiers était représenté et les services avaient des missions et des effectifs hétéroclites : de l’Agence bibliographique nationale (160 agents) à la Mission pour la recherche (2 agents) en passant par le Service de numérisation (11 agents) ou le Service des échanges internationaux (30 agents).
Marcelle s’est vu confier la fermeture de plusieurs services hérités de la BN et qui n’avaient pas vocation à perdurer en tant que tels : le Service de prêt des doubles (31 agents), le Service des dons (7 agents), le Service du Catalogue collectif des ouvrages étrangers, sans oublier le Service des échanges internationaux pour lequel la fermeture programmée dès cette époque ne sera réalisée que beaucoup plus tard… Elle craignait que la profession ne se souvienne que de son rôle de fossoyeur de services ! Elle y a mis pourtant toute son intelligence, sa patience et son humanité, le profil des personnels concernés n’étant pas facile à recaser !
L’autre défi qu’elle a eu à relever à la tête de la DDSR a été l’encadrement de professionnels dont elle ne maîtrisait pas le domaine d’expertise, par exemple ceux qui constituaient la collection des 100 000 textes numérisés destinés à la bibliothèque virtuelle qui deviendra Gallica. Par exemple, des décisions étaient à prendre sur la structuration des fichiers numériques à exiger des prestataires de numérisation. Elle a dû à la fois acquérir rapidement un nouveau vocabulaire technique, faire confiance aux spécialistes, tout en portant la responsabilité des orientations prises.
En 1998, l’organigramme de trajectoire est remplacé par un organigramme de croisière. La DDSR fait place à la Direction des services et des réseaux (DSR) confiée à Daniel Renoult. Marcelle quitte donc un poste de directeur pour devenir responsable du département Agence bibliographique nationale au sein de la nouvelle DSR. Cette évolution peu conventionnelle a suscité chez elle beaucoup d’interrogations : avait-elle démérité à la tête de la DDSR ? Il semblerait que non puisqu’en 1997, sur proposition de Philippe Bélaval, Marcelle est nommée Chevalier de l’ordre national du Mérite. De santé précaire, elle a finalement apprécié d’être moins exposée et de retrouver ses domaines de prédilection : la coordination bibliographique, la normalisation documentaire, les chantiers de conversion rétrospective… Pour autant, sa contribution à la transition BN/BnF s’est poursuivie jusqu’à sa retraite en 2003, dans le cadre des migrations de données dans le catalogue général en ligne et la définition d’une nouvelle gamme de produits bibliographiques destinés aux bibliothèques.