Une histoire des libraires et de la librairie

De tous les commerces de textes et d’images, d’idées et de savoirs, de découvertes et d’imaginaires, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours

Jean-Luc Buard

Jean-Yves Mollier, Olivier Deloignon (dir.)
Une histoire des libraires et de la librairie : de tous les commerces de textes et d’images, d’idées et de savoirs, de découvertes et d’imaginaires, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours
Actes Sud et Imprimerie nationale Éditions, 2021
Collection « Arts du livre »
ISBN 978-2-330-14711-2

Selon le sous-titre, ce livre embrasse le plus grand champ possible dans l’histoire des libraires et de la librairie, tous les temps, pays, genres, et ce faisant, il parcourt son sujet d’une manière simple et pédagogique autant que parfaitement informée.

S’appuyant sur ses travaux depuis 1984, ses monographies d’éditeurs, Calmann Lévy, Hachette et Larousse, traitant d’un personnage, tel l’abbé Bethléem (La mise au pas des écrivains, 2014), ou d’un thème (L’argent et les lettres, 1988 ; Édition, presse et pouvoir en France au XXe siècle, 2008), Jean-Yves Mollier convoque aussi les travaux disponibles sur chaque point envisagé (thèses, mémoires, livres et articles en tout genre, parfois très récents, appelés en notes marginales), pour étayer ce vaste panorama, fondé sur des synthèses particulières, composant une histoire totale de la librairie dans ses moindres aspects.

La figure du libraire, de l’Antiquité à la Révolution française

Après une introduction où l’auteur rappelle la présence récurrente de la figure du libraire dans des romans depuis une vingtaine d’années et plus – le libraire en tant que professionnel menacé par l’évolution du commerce du livre autour de lui (ou en tant que figure idéalisée du lecteur total, au même titre que le bibliothécaire) est en effet un personnage qui fascine les romanciers – et partant « aux origines de la librairie », la première partie s’intéresse au commerce du livre de l’Antiquité à la fin de l’Ancien Régime, détaillant d’abord les aspects matériels qu’ont adoptés les livres, tablettes, codex ou volumen au cours des âges. Le parcours nous mène de Sumer à Rome, se dirige vers l’Extrême-Orient, évoque le monde juif, aborde le libraire en terre d’Islam et le monde byzantin. La rupture opérée à la fin de l’Antiquité conduit à un « monde à reconstruire » durant la période médiévale, celle de la librairie commerciale, soutenue par les clercs et les lettrés demandeurs de manuscrits, du fait que, en ces hautes époques, c’est de leur commerce dont il s’agit, en attendant les nouvelles formes de reproduction, xylographie (XIVe siècle) puis imprimerie au siècle suivant. L’invention de cette dernière et son expansion entraînent une surveillance accrue des productions livresques, jugées dangereuses sur un plan religieux, dès le XVIe siècle, époque de querelles doctrinales intenses, de réformes, disputes et autres guerres de religion, avant les controverses politiques qui les supplanteront, sans les supprimer, dans les siècles suivants. Le libraire est alors une figure urbaine centrale et chaque grande ville d’Europe aura le sien, créant parfois des dynasties, mais ces entreprises s’implantent aussi dans les villes moyennes. Un autre phénomène se développe parallèlement, celui des foires européennes, surtout dans le monde germanique et italien. Reliant foires, grandes villes et régions éloignées, il existe enfin un réseau de colportage, jusqu’au XIXe siècle. Au XVIIIe siècle apparaît « un nouveau type de libraire, l’éditeur », dont Panckoucke, Brokhaus et Longman sont les représentants en France, Allemagne et Grande-Bretagne. Le chapitre se clôt sur un état de la librairie à la veille de la Révolution et l’apparition des cabinets de lecture, forme de commerce intermédiaire entre la librairie et la bibliothèque.

La naissance de la librairie moderne

La deuxième partie s’intéresse à « la librairie moderne », issue de la Révolution, qui connaît de profondes mutations, d’abord portée par de nouvelles réglementations, du moins pour la France sous l’Empire napoléonien, fort strict en matière de surveillance du livre et des libraires. C’est toutefois à cette époque que se constituent les socles bibliographiques encore existants, dont la Bibliographie de la France (1810) et les premiers catalogues de libraires répertoriant la production courante comme le Manuel du libraire de Brunet (1809). Dès lors et sous la Restauration se développent les cabinets de lecture, véritable alternative à la librairie traditionnelle, du fait de la cherté générale des livres et journaux, qui aboutiront aux premières « crises du livre » peu après – qui ne trouveront de solutions que dans la création progressive de livres et périodiques à bon marché. Cependant, au XIXe siècle, les librairies se développent irrésistiblement, libraires-éditeurs souvent, notamment dans la capitale, mais aussi partout en France, dans les villes grandes ou moyennes, avec l’appui d’un réseau de colportage toujours présent et actif, mais bientôt supplanté par l’ouverture de lignes de chemins de fer, qui seront l’occasion de développer un réseau de diffusion lié à ces axes de communication. Pour se développer, les librairies vont se spécialiser : sont abordées tour à tour les librairies des écoles et des lycées, proches de ces établissements, les librairies religieuses et d’éducation, d’implantation similaire, les librairies médicales et juridiques, en lien avec l’existence d’une faculté de médecine ou de droit, les librairies théâtrales ou musicales, dans le voisinage des lieux de spectacle. À cela s’ajoute la librairie d’ancien et d’occasion (ou antiquariat, existant depuis le XVIIe siècle), bien sûr aussi ancienne que le livre lui-même, et qui prend une extension considérable au XIXe siècle après les saisies révolutionnaires. Peu à peu apparaissent d’autres spécialités, suivant le développement technique et scientifique, géographique, des beaux-arts, architectural, militaire, maritime mais aussi la bibliophilie et les livres illustrés, sans oublier les librairies étrangères et les librairies politiques. La question de la censure amène au XXe siècle et à la « Librairie aujourd’hui », enjeu de la troisième partie, qui met en avant, pour l’illustrer, cette « diversité de la librairie », héritage de son histoire.

Un panorama de la librairie d’aujourd’hui

Jean-Yves Mollier s’offre alors un tour du monde des librairies, pour exposer cette diversité indéfinie, depuis les chaînes de magasins jusqu’aux multiples librairies indépendantes. Le cas de la France est exposé : les trois niveaux de librairies dans notre pays, les organisations professionnelles mises en place (Cercle de la Librairie, 1829), les tentatives de la Maison du livre français pour s’opposer au monopole d’Hachette. Suit le détail des organisations syndicales des libraires au XXe siècle, qui s’attaquent tant aux questions de formations au métier que de la gestion des défis qui s’annoncent : apparition des super et hypermarchés, concentration dans l’édition, évolution du métier. Ces défis prennent la forme de la loi du prix unique du livre, en 1981, et de nouveaux groupements professionnels portés par de jeunes libraires dans les années 1990, pour faire face à une modernité sans cesse en mouvement, sur les plans économique, gestionnaire (stocks, offices, retours) et informatique, rendant ces commerces très fragiles. Du côté des foires, le Salon du livre de Paris, créé en 1981, rejoint d’autres salons prestigieux à l’étranger, mais d’innombrables manifestations autour du livre se tiennent partout dans le pays, et l’auteur note l’essor remarquable du secteur du livre pour la jeunesse, celui de la bande dessinée et des mangas. Dans le domaine du livre d’occasion, des villages du livre sont créés en France et à l’étranger.

Il poursuit son tour du monde sur les cinq continents, des commerces exotiques telles les « librairies du trottoir » (Égypte, Afrique, Inde) ou la littérature du cordel (Brésil). Il dresse enfin le constat d’un métier de plus en plus féminin. On notera au fil des pages de belles évocations de portraits de libraires, des traditions bibliophiles et de l’antiquariat. Par exemple, le panorama des librairies spécialisées en bande dessinée et culture parallèle inclut celles des années 1960-1970, dont le Kiosque (de Jean Boullet), le Minotaure, Futuropolis ou Jean-Claude de Repper, qui ouvre une des premières librairies de science-fiction, à l’enseigne d’Azathoth.

L’ouvrage se termine sur l’avènement annoncé du livre à la demande, imprimé devant le client, et se conclut, en écho aux libraires « héros de romans » de l’introduction, sur le libraire comme « héros de polars ».