À la recherche d’un monde meilleur

Quelques remarques sur le mécénat

David Aymonin

Le mécénat culturel moderne est le fruit d’un échange d’idées et d’une conception partagée du monde, dans le but d’améliorer ce dernier, appuyé sur des pratiques communes entre grands administrateurs et capitaines d’industrie. Sponsors et maîtres d’ouvrage se lient alors dans un contrat de partenariat qui définit les devoirs de chacun.

Cultural patronage in the modern world results from an exchange of ideas and a common understanding of, and desire to improve, the world, based on practices shared by high-level administrators and captains of industry. Sponsors and project managers work together bound by partnership contracts which outline the duties incumbent on each participant.

« Tout ce qui vit est à la recherche d’un monde meilleur  1. »

Karl Popper

Dans notre imaginaire républicain de « sans-culottes » issus cependant d’une société historiquement majoritairement catholique, le mécène est parfois perçu négativement car nous avons tendance à imaginer que :

– pour être mécène, il faut être riche (ce qui est assez vrai au fond) ;

– pour être riche, il faut… avoir volé des pauvres (ce qui l’est moins) ;

– montrer son argent est une vilaine chose (quand on est une personne respectable).

Ce n’est évidemment pas si simple, et toutes les sociétés humaines n’ont pas ces valeurs ni ces préventions, mais il est un fait que le mécénat interroge notre relation à la création de la richesse et à sa répartition dans la société, à l’équilibre entre les pouvoirs de l’État et des particuliers, à la manière dont se prennent les décisions dans nos démocraties même, au projet collectif de la société, dans ses dimensions de création et de transcendance, lorsqu’elle veut se dépasser et se transformer.

Le mécénat : fortius, citius, altius ?

Le don récent  2 fait par Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, de 99 % de ses actions estimées à 45 milliards de dollars (= une montagne de sucre ?) à une fondation qu’il vient de créer pour donner au monde sur lequel sa petite fille vient d’ouvrir les yeux une chance d’être meilleur, ce don donc, illustre à mon sens parfaitement – et même caricaturalement – le sens profond du mécénat tel qu’il existe depuis l’antiquité  3 et a évolué au cours des âges.

Ce geste spectaculaire et médiatisé, légitimé par la très grosse fortune de M. Zuckerberg mais aussi par sa volonté expliquée longuement dans la lettre-manifeste écrite à sa fille et au monde, nous oblige à l’envisager dans sa double dimension : 1) le riche donne pour que 2) le monde soit meilleur.

Dans les sociétés plus à l’aise que la nôtre avec le désir d’enrichissement personnel, assumé comme un but louable dans la vie et socialement utile – par exemple les pays d’obédience majoritairement protestante ou encore les pays asiatiques, Inde, Chine, Corée, etc. –, le mécénat vient compléter les actions de l’État et offre les moyens à ceux qui les ont de remplir un rôle essentiel en finançant des actions et des opérations utiles à la multitude, mais qui sont aussi belles.

Le mécénat culturel n’est plus l’apanage des princes,
mais celui des capitaines

Dans les exemples récents de mécénat que nous avons connus en Europe, et notamment dans celui du Rolex Learning Center de l’EPFL (École polytechnique fédérale de Lausanne), est apparue une forme nouvelle, reliant l’action publique décentralisée et le financement privé.

Du premier modèle de mécénat né dans l’antiquité et ayant survécu bien après la fin de l’Ancien Régime, où le mécène finançait un artiste qui créait une œuvre pour son bienfaiteur, qui lui-même la léguait à la postérité, nous sommes passés au mécénat « d’État » dans lequel un prince (héréditaire ou même plus tard élu) à la tête de l’État… décide de faire construire un objet culturel exceptionnel à destination du public. Les plus grands établissements culturels de France construits au XXe siècle relèvent de cette catégorie.

Puis nous est arrivée cette nouvelle forme de mécénat, concomitante à la décentralisation du pouvoir dans nos démocraties consuméristes et mondialisées : l’État nomme de grands administrateurs d’établissements scientifiques et culturels (présidents d’universités, directeurs de grands musées ou de monuments prestigieux) qui vont nouer des relations avec les personnalités à même de donner – sans autre contrepartie que l’image, c’est la base du mécénat – des sommes importantes, permettant d’améliorer le service public rendu par ces institutions.

Le mécénat moderne résulte d’un échange d’idées
et d’une conception partagée du monde

Cependant, on s’en doute, il ne suffit pas à ces hauts responsables de se retrouver dans un cocktail en face du PDG d’Apple ou de Siemens pour décrocher leur premier million d’euros de mécénat.

Un certain nombre de conditions préalables sont nécessaires à la rencontre et à l’accord de partenariat.

Tout d’abord, l’administrateur doit avoir une vision – une vista – qu’il peut transmettre et partager avec les très riches. Cette vision de ce qu’il souhaite réaliser doit répondre au désir du futur mécène d’apporter du mieux sur terre. Sans doute faut-il voir grand, voir loin, mais aussi beau, et même un peu fou.

Ensuite, le grand administrateur devrait autant que possible se faire reconnaître par ses nouveaux pairs comme étant aussi compétent, efficace et entreprenant qu’eux. La notion de réussite est importante et les capitaines d’industrie la valorisent chez les administrateurs. La réussite est le résultat d’une prise de risque pour réaliser une vision ou un projet, qui va bien au-delà d’une simple ascension dans une hiérarchie administrative, aussi élevée soit-elle.

Il faut alors nouer des liens personnels assez forts pour créer la confiance. Les grands administrateurs vont passer du temps, avec plaisir on l’espère, à rencontrer les mécènes dans les lieux où ils passent une partie de leur temps social : galas, forums, séminaires, compétitions sportives, événements de niveau national ou international, au cours desquels l’entre-soi remplace le protocole mais permet de partager sa vision du monde. Le réseau se construit.

Au moment où les relations nouées aboutissent à une promesse de soutien, il devient temps pour l’administrateur et son institution de se lancer dans les études préalables à la réalisation du projet : analyses techniques, programme, estimation des coûts, budget d’étude, budget de réalisation. Et ainsi le projet de recherche de fonds peut-il concrètement être lancé et aboutir au financement de l’une ou l’autre des étapes ou des parties de la réalisation à venir.

L’argent appelle l’argent

Dans l’exemple que nous avons vécu à l’EPFL, et qui me semble assez représentatif de ce mécénat moderne des institutions publiques en Europe, le président de Logitech, la société informatique spécialisée dans les souris, claviers et périphériques, a personnellement offert 1 ­million de francs suisses pour permettre à l’EPFL de lancer un concours d’architecture convenablement doté et organisé pour attirer les plus grandes signatures mondiales de l’architecture.

Les équipes internes de l’EPFL (bibliothèque, services techniques, centre d’innovation pédagogique) ont alors été sollicitées pour définir les concepts et le programme architectural servant de base aux concurrents et pour organiser le concours dans le respect des règles de l’art.

Une fois le lauréat désigné par un jury composé d’architectes, de professeurs, du responsable de la bibliothèque, du vice-président de l’EPFL en charge des infrastructures, du président de l’EPFL et du premier sponsor, Daniel Borel, le président de Logitech, le projet a réellement démarré.

Le président de l’EPFL en personne, entouré des plus hauts cadres de son état-major a actionné son réseau et su attirer les financements privés adéquats, ce qui a permis de faire assez avancer les idées et le projet réel pour convaincre les autorités fédérales et le parlement d’autoriser la construction du Rolex Learning Center, mais aussi de la financer en partie !

Ainsi, en plusieurs cycles, s’est constitué un partenariat public-privé aboutissant à la faisabilité d’un projet hors normes que le public seul n’aurait pu financer.

Le mécénat ne donne pas de droits mais plutôt des devoirs au sponsor et au maître d’ouvrage

Géré de manière professionnelle, le mécénat donne lieu à l’établissement d’un contrat de partenariat, juridiquement valable, qui définit les obligations des parties, surtout sur le plan des valeurs à respecter par l’institution publique, sur le retour d’image pour le sponsor, et sur les droits d’image et d’usage qui auront cours après la réalisation du projet.

Au final, les droits du sponsor et l’influence de ce dernier sur le projet sont limités. Dans la mesure où le projet initial correspondait dans ses buts, son esthétique, ses destinataires et ses services, aux valeurs portées par le sponsor sollicité, ce dernier demande seulement un état de situation régulier au cours de la construction afin de s’assurer que le « contrat d’image » est bien respecté, mais n’intervient pas dans les travaux techniques, ni dans le chantier de construction ou de décoration. Si un écart est constaté entre le projet initial et la réalisation, il peut y avoir renégociation du contrat avec le sponsor (cas extrême) ou, plus facilement, correction du projet, dans les limites du budget alloué et de la souplesse de l’architecte ! L’intérêt des parties est alors que le projet aboutisse, sans dépassements de budget ni arrêt des travaux.

Le mécénat est un défi pour les organismes publics
et un bienfait pour la société

Un tel partenariat apporte des moyens supplémentaires à des projets publics qui auraient soit été ajournés, soit réalisés beaucoup plus modestement et peut être même sans réelle ambition, faute de moyens suffisants.

Mais cette ambition peut poser des difficultés à des équipes techniques habituées à gérer des projets sans grands moyens, découpés en tranches de financement fines comme de la viande des Grisons, ou qui n’attirent pas les architectes ou les créateurs les plus brillants, ceux dont les méthodes de travail peuvent s’avérer particulières… mais qui savent réaliser de très grands projets.

Loin de brider la créativité des architectes et de dévoyer l’action des gestionnaires publics, le mécénat moderne – quand il est bien conduit – peut améliorer notablement les initiatives publiques sans en modifier la mission ni en entraver le fonctionnement. Il apporte des moyens complémentaires au financement public, qui permettent d’amplifier les ambitions ou la qualité des projets, pour le bénéfice des citoyens.

Rolex Learning Center

Le Rolex Learning Center, conçu par le bureau d’architecture japonais de renommée internationale SANAA, est à la fois un laboratoire d’apprentissage, une bibliothèque abritant 500 000 ouvrages et un centre culturel international. Il est ouvert aussi bien aux étudiants qu’au public. Sur une surface continue de 20 000 m², il offre services, bibliothèques, centres d’information, espaces sociaux, lieux d’études, restaurants, cafés et magnifiques extérieurs. Le bâtiment est extrêmement novateur, avec des pentes douces et des terrasses ondulant autour de « patios » intérieurs. Sans oublier les piliers quasiment invisibles qui soutiennent le toit courbe, une structure qui a exigé des méthodes de construction inédites. Le bâtiment a ouvert ses portes le 22 février 2010 et a été officiellement inauguré le 27 mai 2010.

« Le Rolex Learning Center illustre parfaitement notre école, où les frontières traditionnelles entre les disciplines sont dépassées, où les mathématiciens et les ingénieurs rencontrent les neuroscientifiques et les microtechniciens pour imaginer les technologies qui amélioreront notre quotidien. Nous invitons le public à découvrir cet espace afin qu’il comprenne que travailler dans le domaine scientifique, c’est participer au progrès de la société », déclare Patrick Aebischer, président de l’EPFL.

Un partenariat public-privé

Le coût total du Rolex Learning Center est de 110 millions de francs. Le projet a été financé par la Confédération et de grandes entreprises suisses. La participation de Rolex à ce projet est le fruit d’une longue collaboration de l’entreprise avec l’EPFL pour la recherche en science des matériaux et en microtechnologie pour le design des montres. Logitech a offert la contribution initiale qui a lancé la compétition architecturale. Losinger, membre de Bouygues Construction Group et sponsor, a été l’entrepreneur principal du bâtiment. Le Crédit Suisse a installé un Future Banking Laboratory dans le bâtiment. Les autres partenaires suisses actifs sur le plan international qui ont contribué au financement, à la recherche et à l’innovation de ce bâtiment sont Nestlé, Novartis et Sicpa.

Rolex

Figure de proue de l’industrie horlogère suisse, Rolex est, depuis plus d’un siècle, un symbole universel de qualité et de prestige. Basée à Genève et présente dans plus de 100 pays à travers 26 filiales et près de 4 000 horlogers, elle s’appuie sur des racines et une histoire hors du commun pour perpétuer sa tradition d’innovations et de succès. Rolex entretient des liens anciens et très étroits avec l’EPFL. À la fin de l’année 2009, 84 diplômés de l’EPFL travaillaient pour Rolex dans la recherche et le développement, la production ou l’informatique. Rolex confie également à l’EPFL des mandats de recherche dans les domaines de la microtechnique ou de la science des matériaux. À travers la création du Rolex Learning Center, Rolex contribue à l’avenir de l’EPFL et au développement de son campus. Ce partenariat témoigne de son engagement de longue date dans le mécénat et la philanthropie, illustré par les Prix Rolex à l’esprit d’entreprise et le programme de mentorat artistique Mentor et Protégé.

Logitech

Axé sur l’innovation, Logitech est un leader mondial dans le domaine des périphériques personnels destinés à la navigation sur ordinateur, à la communication internet, à la musique numérique et au contrôle des systèmes multimédia domestiques. Fondée en 1981, Logitech International est une société suisse, listée à la bourse suisse SIX (LOGN) et au Nasdaq Global Select Market (LOGI). Au terme de l’année fiscale 2009 (bouclée au 31 mars 2009), le chiffre d’affaires a atteint 2,2 milliards de dollars, pour un bénéfice net de 110 millions de dollars. Les centres de recherche et de développement de Logitech, situés en Suisse et aux États Unis, et la capacité de la société à identifier et anticiper les aspirations des utilisateurs et les changements technologiques sont à la base du succès de la société et lui permettent de poursuivre sa vision de la « maison digitale ».

Extrait du dossier de presse et du site web de présentation du Rolex Learning Center :

http://rolexlearningcenter.epfl.ch/page-54811-fr.html

http://rolexlearningcenter.epfl.ch/