Dans la bibliothèque de Shakespeare
Article publié dans le BBF n° 7 de décembre 2015
pour Daniel Mesguich
Depuis qu’aux alentours de 1850 une certaine Delia Bacon attribua les textes de Shakespeare à son illustre homonyme Francis Bacon, on a souvent disputé de la véritable paternité de cette œuvre, la plus jouée sur les scènes du monde, inépuisable source de provocations intellectuelles, d’inspirations morales et de débats. Quels furent les ingrédients et les conditions d’une pareille création ? Que savons-nous de sa traçabilité ou de sa genèse ? Comment « un Shakespeare » est-il possible ? Les esprits de cette envergure ne tombant pas du ciel, l’explication toujours avancée mais un peu courte par le « génie » rejoint le créationnisme ou le tour de passe-passe des interventions divines : ces réponses somnifères finissent par faire balançoire ou refuge de l’ignorance.
Il existe un énorme abîme entre les pauvres anecdotes ressassées par les biographies du Barde et ce que nous ressentons à la fréquentation de ses pièces, ou de ses poèmes. Le Shakespeare officiel ne semble pas avoir été connu, de son vivant, comme une personnalité littéraire, et l’on n’a pu retrouver de lui aucune lettre échangée avec des esprits éminents de son temps ; en revanche, on le suit à la trace, vaille que vaille, à travers ses querelles de bornage, ses prêts à taux usuraire et les embellissements de sa maison de Stratford où il mourut en bourgeois enrichi. Son testament, pièce rarement exhibée, et pour cause, ne montre aucune pensée élevée ou digne de l’auteur que nous aimons tant, mais les soucis financiers d’un petit notable de province qui n’a pas un livre, pas un manuscrit à léguer à sa femme et à ses deux filles, lesquelles demeurèrent d’ailleurs largement illettrées… Comment expliquer qu’au moment de tester, l’auteur d’Hamlet ou de La tempête se souvienne avec autant de détails (d’une totale platitude) de ses affaires en cours et de ses biens, mais pas du tout des titres qui recommandent son esprit si rare à notre mémoire et à notre dévotion ? Ce document est une énigme, plaident quelques orthodoxes ; pas du tout, a corrigé une chercheuse, le testament de Shakespeare constitue pour sa mémoire un désastre !
Toute biographie du Barde (et on en compte plus d’une centaine en y incluant les films) ressemblera donc, selon l’ironique formule de Mark Twain, à la reconstitution du brontosaure, six petits osselets pour six tonnes de plâtres… Et, en matière de biographie, les plâtriers continuent de s’en donner à cœur joie, si l’on en juge par la dernière en date parue parmi nous, autorisée auprès des stratfordiens et bien sûr « définitive », le fort volume Will le magnifique signé par Stephen Greenblatt (Flammarion, 2014), dont l’art d’accommoder les restes n’a produit qu’une tentative demi-habile de sauvetage. Le raisonnement à l’œuvre dans ce genre d’ouvrages trahit une grande ingénuité, celle qui s’étale par exemple aux dernières lignes de Antibiography (2007) de Bill Bryson : « … c’est là précisément la marque du génie. Un seul homme était en position de nous faire ce présent incomparable, un seul en possédait le talent. William Shakespeare était indiscutablement cet homme, et qu’importe, au fond, qui il était ? ». Quand la tautologie s’enroule à ce point sur elle-même, il ne reste plus qu’à tirer l’échelle.
Tous les amoureux de cette œuvre ne la lisent pas, heureusement, de cet œil. Mark Twain, Henry James, Charles Dickens, Sigmund Freud, Charlie Chaplin, John Gielgud ou Jorge Luis Borges ont exprimé de façon récurrente leurs doutes ; une pétition de plus de trois mille signatures est en cours de circulation parmi les académiques pour rouvrir la question de la « Shakespeare’s authorship », et la rendre au moins discutable ; un livre de Diana Price, Shakespeare’s Unorthodox Biography (2001), tout en se gardant de proposer le moindre prétendant, a fait si rigoureusement justice de la thèse officielle qu’il semble impossible après sa lecture de soutenir encore la doxa : le médiocre affairiste de Stratford et l’auteur qui se fit appeler Shakespeare demeurent out of joint, ils ne sont pas raccord et constituent à l’évidence deux personnes radicalement distinctes. L’entreprise de vouloir à toute force accoler l’un à l’autre aboutit à façonner un monstre, au prix d’étranges contorsions et dénégations – que le livre de Price met en pleine lumière – et elle falsifie gravement notre idée familière de l’esprit : celui d’un Descartes, d’un Montaigne ou d’un Machiavel par exemple apparaît entier dans chaque opération de la personne, qu’il frappe d’unité en lui conférant son identité ou son style. Dans le cas de « Shakespeare », dont nous connaissons infiniment mieux l’œuvre que la vie, que nous dit la première de la seconde, et comment remonter de celle-là à celle-ci ?
Cette question de la paternité se pose pour moi à partir d’un horizon de travaux ou de curiosités médiologiques, qui postulent que nos performances symboliques de mémoire, de savoir, de création, voire de rêve reposent sur des conditions de production matérielles, historiquement et socialement situées. Il faut pour écrire, penser ou imaginer quelques outils bien tangibles tels que, dans le cas qui nous occupe, la possession ou la consultation assidue d’une large bibliothèque (chose rare à l’époque et réservée aux Grands), mais aussi la fréquentation de la cour et, justement, de ces Grands, mais encore une connaissance inhabituelle des langues et notamment de l’italien (dix-sept pièces de Shakespeare sont situées dans la péninsule), une intimité passionnée avec l’Écriture sainte, une connaissance raffinée de la musique et de quelques autres arts chers à la noblesse (escrime, danse, fauconnerie, chasse, etc.), et quelques ingrédients encore que les études spécialisées ne cessent d’exhumer à force de lire et relire les pièces : Shakespeare et les sciences du droit et de la loi, Shakespeare et les voyages en mer, et les religions, et la botanique, et l’astronomie, et la médecine… On n’en finirait pas d’énumérer les savoirs particuliers enclos dans cette œuvre encyclopédique, qui résume à sa façon et retient dans son cercle toute la culture de son époque.
Shakespeare en d’autres termes fut un super-scholar, comme le proclame son œuvre qui ne cesse de révéler sa richesse ou sa profondeur et qui donne, depuis tant d’années consacrées à son étude et à son interprétation (académique, théâtrale), tout ce fil à tordre et détordre à des générations d’acteurs, de traducteurs et de savants… Étant donnée la foule des esprits qui n’ont cessé de se mesurer à « Shakespeare », il est exclu que son génie surgisse d’un être sauvage ou à demi cultivé, ni des préoccupations que reflète, à l’exclusion de toutes autres, son triste testament. Attribuer au véritable auteur la vie du William officiel, l’affubler de ces vêtements si mal dégrossis ou coupés, est un attentat à notre idée de la culture, une insulte aux voies et aux moyens de la création, dont les stratfordiens se font une bien pauvre idée.
On méconnaît gravement les jeux de l’écriture et de l’imagination, leur travail en les situant ainsi hors sol ou ex nihilo. Le stratfordisme (l’attribution de la paternité de l’œuvre au quidam né « upon Avon ») semble futile, d’une incurable frivolité. « Pourquoi, insistent ingénument ses défenseurs, Shakespeare n’aurait-il pas été ce fils de gantier contraint de quitter autour de quinze ans la grammar school de son village pour rejoindre l’échoppe de son père, vous refusez donc au peuple ou à ses rejetons tout accès au génie ? Je vous trouve bien snob… – Et moi, je vous trouve bien idéalistes de croire que le génie ou l’esprit jaillissent ainsi, tout armés, de n’importe quelle souche. »
Ce sont les mêmes d’ailleurs qui, bien forcés d’admettre le maigre bagage culturel de leur champion, lequel ne connaissait aucune langue étrangère (« small latin and less greek » selon le diagnostic fameux de Ben Jonson), imaginent qu’une compétence linguistique aussi éblouissante s’acquiert par imprégnation, en fréquentant les docks et les tavernes où notre auteur sans doute grappillait de même les rudiments des savoirs précités…
Sur ce point justement, il y a plus à creuser, et ces premières remarques entraînent au moins deux questions. Celle d’abord de l’appartenance de l’auteur aux mondes qu’il évoque avec tant de libérale familiarité : il semble évident que « Shakespeare » connaissait intimement les jeux de pouvoir de la cour, mais aussi sa culture et ses divertissements, toutes choses dont il traite en témoin et en acteur de premier rang. Mais, seconde question, pour qui écrivait-il avec un pareil luxe de fantaisie et de détails ? Car pour le spectateur standard du Globe comme aujourd’hui celui de la Comédie-Française, qui n’a pas forcément sous la main l’édition Arden ou de la Pléiade, la majeure partie des subtilités et des jeux sophistiqués du texte était forcément inaudible, perdue. Demandons-nous, pour paraphraser Hamlet, qu’est-ce que tout ce langage venu d’Hécube peut bien dire au parterre, et qu’est même Hécube pour lui ?
« Shakespeare » en d’autres termes n’écrivait pas pour le seul moment de la représentation théâtrale mais il avait une vive conscience de proposer un texte, soit un tissu ou un filet de mots capables de résister au temps et au passage des générations. Lui-même pourrait donc dire de son théâtre ce qu’il affirmait de ses Sonnets (18, 19, 55, 81, 107…), « Nor marble, nor the gilded monuments / Of princes, shall outlive this powerful rhyme ; But you shall shine more bright in these contents […] », Le marbre des monuments princiers / Vivra moins que la puissance de mes rimes… D’où, soit dit en passant, la contradiction où s’engage la critique stratfordienne quand elle écrit que le Shakespeare officiel négligeait le sort de ses pièces, abandonnées à l’état corrompu des éditions pirates ou des premiers quartos.
Le véritable Shakespeare édifiait très consciemment un monument, voire un chef-d’œuvre de paroles et d’idiomes en sachant tout ce qu’il faudrait de temps et de recul pour en prendre vraiment connaissance, aucun lecteur en particulier n’en pouvant à lui seul démêler tous les fils, la profondeur d’intentions et de sens. C’est ainsi qu’Aragon, dans le chapitre de Blanche ou l’oubli intitulé « The isle is full of noises… », consacre plusieurs pages à traduire quatre vers de La tempête prononcés par Caliban pour conclure à son incompétence, jamais le français ne parviendra à pleinement restituer ce que ces lignes soulèvent, ou lui donnent à entendre…
Notre (mystérieux) auteur autrement dit écrivait pour lui, sans le souci d’être compris à court terme, mais pour le plaisir de rivaliser avec ses sources et de porter celles-ci à une hauteur renouvelée ; il tressait ses intrigues et composait ses phrases avec la passion de louer et d’exalter la souveraineté de sa langue, de la faire sonner et chanter comme avant lui elle ne l’avait jamais fait – et après lui ne le fera plus !
Motivations peu compatibles avec celles du monnayeur ou de l’agioteur à courte vue de Stratford, mais plus justes, voire inévitables si l’on se demande de quel élan résolu, de quel projet fulgurant de telles pièces figurent la retombée ou l’archive. Si Shakespeare fait encore aujourd’hui travailler tant de scholars, ne dut-il pas être lui-même un fou de savoirs et de langues, un chercheur d’une érudition encyclopédique et d’une curiosité telles que personne pris en particulier ne réussit à en faire le tour ?
Serrons l’argument de plus près : le profil du riche entrepreneur de Stratford tel qu’il ressort de ses biographes est celui d’un spéculateur intéressé à un rendement à court terme ou à un profit sonnant et trébuchant. Le temps où se meut l’auteur Shakespeare suppose au contraire un incroyable pari sur le futur ; il sait que nul ne l’entendra pleinement de son vivant, il ne compose pas pour le parterre qui ne captera le temps d’une représentation qu’une faible part des contenus moraux et philosophiques cryptés dans ses pièces, et dans ces conditions à quoi bon celui qui voudrait battre monnaie du théâtre y fixerait-il par écrit les infinies subtilités d’Hamlet ou d’Antoine et Cléopâtre ? Sinon, comme on lance une bouteille à la mer, pour en appeler aux « scoliastes futurs » et aux nuits indéfiniment à venir du déchiffrement et de la guerre des interprétations…
J’appelle « bibliothèque de Shakespeare » non seulement les rayons où cet auteur rangea, volume par volume, les savoirs précisément livresques, les sources et tous ces « pilotis » qu’on a mis en évidence à partir de ses pièces – Holinshed pour la chronique des Richard, des Henry, mais encore Luigi Grotto source de Roméo et Juliette, Sextus Grammaticus pour Hamlet, Matteo Bandello et Cinzio pour Othello ou Giovanni Fiorentino pour Le marchand de Venise… Cet esprit-bibliothèque imprégné jusqu’aux moelles de literacy se meut dans le temps du livre ou de l’imprimé, il a soin de différer sa connaissance, d’en ménager la diffusion lente et d’en dérouler les infinis méandres, sans se croire tenu de rivaliser avec l’éclat grossier des scènes de théâtre ou de foire qui côtoyaient à son époque l’industrie de la fosse aux ours et des bordels. Le même gap impossible à ne pas relever entre le prospère affairiste et le poète se remarque aussi entre celui-ci et le public qui l’acclame au parterre ; véritable héros de la graphosphère (comme nous disons en médiologie), et en dépit des séductions de l’oralité propre à la scène, Shakespeare n’écrivait pas sur commande ni pour coller aux attentes d’un public, mais pour nourrir la bibliothèque et élever ainsi en Angleterre (en retard de deux siècles sur la Renaissance italienne) le niveau des arts et des lettres.
Notre question devient donc, inévitablement, de dénicher parmi les contemporains de cette œuvre lequel avait les talents, les ressources de langues et de livres, les accès à la cour et d’une façon générale possédait la culture et les relations nécessaires (sinon suffisantes bien sûr) pour signer de pareils textes. J’ai dit qu’une longue tradition de recherches a proposé tour à tour divers prétendants, une soixantaine à ce jour, tous Anglais de bonne souche et généralement masculins… Un nouveau venu vient de surgir avec le livre de Lamberto Tassinari, John Florio, The Man Who Was Shakespeare, d’abord publié en italien puis en version anglaise sous deux éditions successives , et qui va enfin paraître en français aux éditions du Bord de l’eau (janvier 2016). Pourquoi ce challenger est-il plus acceptable que les autres, quels sont ses titres à détrôner le bonhomme de Stratford ?
John Florio fut un personnage extraordinaire, oublié par la critique académique malgré la biographie assez remarquable mais jamais traduite que lui consacra Frances Yates (1934). Plus âgé de onze ans que « Shakespeare » et mort neuf ans après lui (1553 – 1625), il naquit à Londres d’un père Michel Angelo émigré d’Italie, car protestant (après avoir été moine franciscain) et d’abord juif, prédicateur, érudit en religions. Lui-même lexicographe auteur de dictionnaires, professeur d’italien, polyglotte et grand traducteur, précepteur à la cour de Jacques 1er, employé à l’ambassade de France où il espionna peut-être…, John ou Giovanni ne cessa (avec son père ?) de côtoyer les Grands et de jouer les « passeurs » dans cette Europe en gésine. À petites touches, tout en douceur (et en érudition), Tassinari étaye cette thèse d’un auteur d’origine juive, et italienne. L’enquête se lit comme un haletant « roman de formation » ; on y voit enfin William Giovanni Shakespeare rendu à sa richesse, à sa complexité née des tribulations de l’exil et du polylinguisme.
La culture de Florio passait par une fréquentation précise, ardente, des humanistes de la Renaissance continentale : Dante, Boccace, Machiavel, L’Arétin, Bruno (pas toujours déjà traduits) se lisent en filigrane au fil des pièces de Shakespeare, or tous ces auteurs figuraient dans la considérable bibliothèque de Florio, résolu à féconder par eux la ténébreuse Albion… « Shakespeare » montrait de même une grande familiarité avec l’Antiquité romaine, avec les Essais de Montaigne (dont Florio publia la traduction anglaise en 1603), et son œuvre contribua grandement à enrichir sa nouvelle langue de quantité de néologismes ou de mots forgés. Or beaucoup de commentateurs ont relevé que dans l’anglais manié par le Barde, on entend moins une langue vernaculaire ou standard que la fraîcheur d’une parole qu’on dirait venue du dehors et comme à l’état naissant, ou renaissant…
Il se trouve que Florio parlait sept langues, et que ses successifs dictionnaires montrent pour la traduction, les étymologies ou la vie des proverbes une passion dévorante. On mentionnera encore, à l’appui du rapprochement entre cet homme et cette œuvre, ce qui affleure pour finir de façon poignante quoique cryptée dans La tempête, la plainte de l’exilé jeté sur un rivage étranger, la perte du premier langage, sa consolation par la fantasmagorie et les méandres douloureux du rapport générationnel… Ces tourments de l’exil hantent de même les Sonnets ; furent-ils vraiment ceux du lourdaud qui voyageait pour ses affaires de Stratford à Londres, et ne sortit jamais de son île ?
Tassinari consacre des dizaines de pages à chacune de ces questions, une par une, méthodiquement. Il ne discute pas à coups d’a priori ni d’illuminations soudaines, il détaille les trouvailles de la création verbale et des hapax, il sonde (de son oreille italienne) une langue où résonne si fort son propre idiome : pourquoi, alors que l’anglais est forgé par l’alliage de racines latines et germaniques, la langue de Shakespeare choisit-elle si fréquemment des désinences latines ? Le critique italien exhume encore les dates de publication des textes qu’il rapproche, sachant que la création consiste d’abord à beaucoup lire et à plagier : sous quelle forme Shakespeare eut-il accès à tant de sources italiennes, dont certaines, Gli Eccatommiti de Cinzio ou Il Pecorone de Fiorentino n’étaient pas disponibles en traduction aux dates de représentation d’Othello ou du Marchand de Venise ? Pour qui se pose sans idéalisme la question de savoir d’où vient ce qu’on nomme trop vite le génie, l’enquête sur les livres alors disponibles, la recherche en filiation des mots (des centaines de vocables forgés par Florio se retrouvent dans Shakespeare), le récit des amitiés et des disputes du milieu littéraire touchent à la chose même. Tassinari n’avance pas de « preuve », mais un impressionnant faisceau d’indices convergents que, pour l’instant, la recherche officielle refuse d’examiner.
Et à travers son ouvrage, ce sont les livres de Shakespeare, à foison, qui ressuscitent et nous reviennent ! Je songe à ce trottoir, entre la Humboldt Universität et le Staatsoper de Berlin, qui montre au ras du sol un trou (revêtu d’une vitre épaisse), sur le terre-plein où les piétons circulent ; durant le jour, on n’y distingue pas grand-chose ; de nuit, cette cave puissamment éclairée d’en bas exhibe, blanches sur les murs blancs, des rangées d’étagères toutes également vides. Saisissante façon de marquer en ce lieu l’emplacement d’un autodafé de livres tirés des proches bibliothèques et dans les années trente brûlés par les nazis ! La library de Shakespeare de même, dans nos mémoires, a brûlé ; et celle de John Florio, considérable et qu’il conserva jusqu’au bout pour la léguer aux Pembroke malgré la pauvreté qui marqua la fin de sa vie, fut dispersée par sa femme Rose après que les héritiers désignés pour ce don n’ont pas daigné le recevoir. Il existe heureusement, en appendice à son grand dictionnaire Queen Anna’s World of Words (1611), la liste des ouvrages en sa possession d’où sont issus tous les mots rares et les expressions collectés : 252 livres étrangers se trouvent ainsi recensés, compte non tenu de ceux en langue anglaise, tous présents dans sa bibliothèque d’alors et dont on lira le catalogue, extrêmement instructif, classé par matières dans Tassinari.
J’ai moi-même rédigé sur ce foisonnant dossier un ouvrage, Shakespeare, le choix du spectre (à paraître aux Impressions nouvelles, février 2016) pour développer les intuitions et les arguments de Tassinari, notamment en direction de la médiologie. Car notre question semble deux fois médiologique : d’où viennent l’esprit sans doute, et le génie, mais encore pourquoi ou comment un mensonge collectif parvient-il à si longtemps prospérer, malgré tant d’évidences contraires ? Comment se forgent une religion ou un totem national, inexpugnables dès lors qu’ils font travailler plus de gens, acteurs et régisseurs, éditeurs, critiques académiques, traducteurs, étudiants, industries festivalières et touristiques…, que la British Airways ? Avec quelles raisons et objections entame-t-on un pareil consensus ou une telle chaîne de fabrication ?
Mais si l’on comprend qu’un Grand Écrivain National et le chauvinisme qui s’attache à lui ne sont pas chose facile à déboulonner, peut-on espérer qu’un détour par la France permettra quelques avancées ? Je suis très curieux de la réception chez nous de ces deux livres qui vont paraître simultanément, qui leur fera écho, quelle institution va se sentir ébranlée, ou concernée par ce changement d’identité, quels scholars allons-nous rallier ? La question si complexe ou le nœud de problèmes ici résumés pourront susciter bien des discussions ou disputes contradictoires qui plongeront loin vers les racines des œuvres, et nos raisons de les admirer…
Notre temps ne se dépayse point à ruminer Shakespeare, que Jan Kott sacra « notre contemporain », et ses pièces et poèmes ne cessent d’appeler au débat. Une meilleure connaissance de sa biographie, de même, ne pourra qu’enrichir celle des textes. Gageons que le « Barde », ou quel que soit le nom du personnage tenacement dissimulé sous ce masque, n’a rien à craindre de cette reprise d’enquête et qu’il n’en sortira pas diminué, mais doté au contraire d’une éducation, d’une surface sociale et d’un visage enfin dignes de son œuvre !