Ouvrir plus, ouvrir mieux

Un défi pour les bibliothèques

par Louis Klee

Georges Perrin (dir.)

Sous la direction de Georges Perrin
Presses de l’Enssib, collection «La boîte à outils<», n° 31, 2015, 173 p.
ISBN 979-10-91281-39-3 : 22 €

* NDLR : texte commun avec la critique de l’ouvrage de Françoise Muller et Marine Rigeade (dir.), Ouvrir grand la médiathèque. Faire évoluer les horaires d’ouverture.

Les rapports de l’Inspection générale des bibliothèques (IGB), de Georges Perrin en 2008 et de Dominique Arot en 2012  1, recommandant l’extension des horaires et la refonte de la conception du métier, et la récente pétition « Ouvrons + les bibliothèques !  2<» ont remis à l’ordre du jour la lancinante question de l’extension des horaires des bibliothèques. Deux ouvrages collectifs, quasi des manuels, viennent fort à propos actualiser notre réflexion et surtout baliser les pistes possibles d’action  3.

Ouvrir plus, ouvrir mieux : un défi pour les bibliothèques

Cet ouvrage publié aux Presses de l’enssib, sous la direction de Georges Perrin, inspecteur général des bibliothèques honoraire et auteur du rapport de 2008, pose d’emblée sa problématique. Comment adapter la bibliothèque, municipale ou universitaire, à la nouvelle donne ? Car ouvrir plus, ce n’est pas seulement augmenter les horaires d’ouverture mais s’ouvrir plus aux nouvelles pratiques sociétales induites par l’évolution technologique ou imposées par l’évolution socio-économique.

La première partie, « Work on progress<», présente une sélection d’expériences en cours tant en bibliothèques municipales qu’universitaires.

Ces expériences se caractérisent toujours par l’ancrage dans un contexte local spécifique et par l’identification rigoureuse des demandes des publics.

Condé-sur-Noireau (Cavaldos, 5  700 habitants) transcende sa médiathèque en la transformant en un centre culturel polyvalent et sociétal y associant un musée, un service social lié à l’emploi et un office du tourisme, ouvert 36 heures par semaine grâce à une orientation résolue vers les services aux publics.

La BU du Havre s’intéresse aux ruptures générationnelles. Elle analyse les nouveaux comportements des étudiants des générations Y et Z qui impliquent la conception d’un nouveau type de BU, learning centre ou bibliothèque YZ.

L’article « Une bibliothèque ouverte sur des individus en construction<» sert une réflexion stimulante sur la dimension sociétale, le sens et l’impact de l’ouverture sur la bibliothèque, sur ses publics et sur l’individu, étayé de références littéraires et sociologiques. Il aurait été mieux placé en introduction de cette partie plutôt qu’en sandwich entre deux expériences !

La médiathèque du Kremlin-Bicêtre insiste sur l’accompagnement de l’usager et la lisibilité des horaires.

La BU de Lille-3 raconte sa mue en learning centre associant nouvelles pratiques pédagogiques des enseignants et des étudiants et horaires élargis (59 h 30).

La deuxième partie analyse les obstacles à franchir et les prérequis pour réussir une extension des horaires. Elle insiste sur la compréhension des temps urbains et des rythmes de vie des publics du chrono-urbanisme à la chrono-bibliothéconomie, en s’appuyant sur des comparaisons stimulantes avec d’autres services, comme par exemple les piscines. Les interactions entre la bibliothèque numérique (24 heures/24, 7 jours/7), la bibliothèque servicielle (services sociétaux) et le lieu bibliothèque en feraient 3 bibliothèques en 1 démontrant ainsi la plasticité et les capacités d’adaptation des bibliothèques. Mais ce devenir reste encore dans ses phases d’expérimentation. La mutualisation des ressources financières, humaines et de localisation, l’extension des objectifs sociétaux de la bibliothèque, la connaissance fine des publics s’inscrivent dans cette démarche. Entre les lignes, apparaît une réalité bien plus triviale : l’ouverture en semaine, le mercredi, en soirée, le samedi, le dimanche correspond toujours à une demande constante des publics, laquelle peut d’ailleurs se recouper et donc se multiplier. Publics multiples mais demande unique : ouverture large ! Cela étant, la nécessité de l’appropriation de tout projet d’extension d’ouverture par l’ensemble des partenaires et l’importance fondamentale de la négociation avec les différentes catégories de personnels, les syndicats et la tutelle sur les rythmes de travail, la rémunération, la gestion matérielle sont posés comme des prérequis incontournables.

La troisième partie expose les expériences déjà réussies où il apparaît combien l’extension des horaires requiert d’imagination, de dynamisme et d’esprit d’entreprise ! Où il apparaît aussi que les BU avec une moyenne nationale de 59 h 30 ont le vent en poupe

La médiathèque de l’Institut français de Londres se bat sur tous les fronts : réorganisation et amélioration des locaux, du travail et des services au lecteur.

La BU de Nantes affiche 104 h 30 d’ouverture hebdomadaire et nous livre sa méthode pour maintenir cet effort.

La BU de Toulouse ouvre depuis 2004 le dimanche grâce aux emplois étudiants, 389 en dix ans, qui ont ainsi connu une première expérience professionnelle au moins aussi gratifiante que dans un supermarché ou dans un néfaste food.

La BU de l’INSA de Lyon démontre combien l’innovation pédagogique se révèle moteur dans l’extension des horaires.

Le mémento conclusif synthétise et structure les problématiques. Il est complété par un fort utile glossaire et une bibliographie. Par contre, un index et une biographie des contributeurs sont manquants.

Des données chiffrées plus complètes et un tableau récapitulatif présentant les objectifs au regard des horaires d’ouverture permettraient de mieux évaluer les situations. Cela révélerait les disparités, l’ampleur du chemin à parcourir pour atteindre le standard anglo-saxon, et combien Nantes reste, hélas !, une exception. Dans ce contexte, on regrettera d’autant plus l’absence de l’exemple de la BU de Nice Sophia Antipolis – Saint-Jean-d’Angély, ouverte 7 jours/7 et 84 heures hebdomadaires.

Au final, cet ouvrage répond parfaitement aux objectifs de la collection : boîte à outils mais aussi boîte à idées. Agréable à lire, c’est un guide pratique et éclairé pour tout bibliothécaire confirmé.

Ouvrir grand la médiathèque : faire évoluer les horaires d’ouverture

Ce titre publié par l’ABF, en partenariat avec le ministère de la Culture et de la Communication, et dirigé par Françoise Muller et Marine Rigeade, focalise sur les bibliothèques de lecture publique. La bibliothèque est devenue un espace polyvalent de loisir et de culture, passerelle entre l’espace privé du domicile et l’espace partagé et public du lieu de travail, espace aussi de brassage, voire de métissage social. Cela dit, le titre annonce bien la couleur, surtout à l’aune avouée du retard français. Ouvrir grand signifie-t-il ouvrir plus ? Le sujet est-il de multiplier les nouveaux services à caractère sociétal ou d’étendre les horaires d’ouverture ?

L’ouvrage aborde la problématique sous trois angles.

La question du projet d’extension des horaires d’ouverture rappelle combien le sujet recèle un potentiel élevé de conflit. Il convient de l’instruire sous tous ses aspects (mutations technologiques, modes de déplacement, temps de la vie, temps libre, solitude subie) et de questionner tous les protagonistes, élus, autres directions de services, professionnels des bibliothèques, syndicats et publics. La question de la collaboration BM/BU est posée par le doyen de l’IGB.

L’exemple de Rennes qui a lancé une enquête pour cibler les horaires d’ouverture avec le Bureau des temps, service municipal travaillant sur l’articulation des temps dédiés aux différentes activités des citoyens nous semble très pertinent et prospectif. De même, la méthodologie entre participation et co-construction du projet d’établissement des médiathèques de Lorient présente l’avantage de gérer la complexité tout en minimisant les risques de malentendu, de fausse route et de conflit.

Cette partie décline les stratégies particulières du réseau du Grand Dole (Jura), de Mulhouse (Haut-Rhin), de Lezoux (Puy-de-Dôme), de Tarnos (Landes) et de Montreuil (Seine-Saint-Denis).

Les problématiques de ressources humaines sont à juste titre largement développées.

« Le cadre réglementaire applicable aux agents de bibliothèque<» est à ce titre une présentation synthétique et très utile, balisant avec clarté le chemin des initiatives.

La suite décline des expériences stimulantes dont nous reprenons les intitulés :

– Entre renfort des équipes et externalisation des médiathèques de Cergy,

– La mobilité d’une équipe à l’échelle d’un bassin de lecture de Clermont-Ferrand,

– La médiathèque 7 jours sur 7 de Levallois,

– L’emploi étudiant à la bibliothèque de Tulle,

– L’accueil des vacanciers à Carnac,

– Les emplois d’avenir à la médiathèque de Moulins,

– Ouvrir avec des bénévoles à la médiathèque de Lapalisse,

– Mettre en œuvre l’ouverture du dimanche à la médiathèque de Marsan,

– L’ouverture en nocturne à la BMVR de Poitiers (jusqu’à 22<heures, reconsidérée en 2014).

« Équipements et automatisation, des facteurs matériels de réussite<» traite des questions matérielles favorisant l’extension des horaires (réorganisation des locaux, externalisation partagée du catalogage, recours aux automates de prêt, RFID).

Là encore, les exemples éclairent notre compréhension :

– Les contraintes liées au bâtiment pour la médiathèque Mériadeck de Bordeaux,

– L’automatisation des prêts et des retours à la médiathèque d’Alfortville,

– Une médiathèque municipale ouverte jusqu’à 23 heures soit 67 h 30 hebdomadaires<».

Enfin l’ouvrage se clôt sur une réflexion sur l’usage du numérique en bibliothèque. Cela couvre autant les ressources numériques que les outils interactifs.

Au final, ce kaléidoscope fourmille d’exemples et de renseignements pratiques. Il répond à beaucoup d’interrogations et suscitera sans aucun doute beaucoup d’initiatives. Il permet d’appréhender autant la diversité des terroirs que l’invariance des problématiques. Il fonctionne comme un champ à idées où les bibliothécaires butineurs pourraient faire leur miel. Cette bibliothéconomie factuelle, inspirée peut-être sans le savoir de l’EBM (evidence based medecine), nous semble féconde.

On reste d’autant plus surpris par une fin un peu abrupte sans véritable conclusion prospective, alors que chaque partie fait l’objet d’une introduction synthétique et pertinente. Les données chiffrées sont plus conséquentes que dans le précédent ouvrage, mais là encore, aucun tableau permettant un récapitulatif général des objectifs au regard des horaires. Il est vrai que l’affichage de leur faiblesse pourrait avoir des effets démobilisateurs sur l’esprit d’entreprise des bibliothécaires. On regrettera l’absence de glossaire et d’index.

En conclusion générale, ces deux ouvrages sont à lire absolument. Ils éclairent de l’intérieur les termes d’un débat dans lequel les bibliothécaires semblent s’engager à reculons. Différents dans leur style, facture universitaire vs facture pratique, ils s’avèrent complémentaires, comme l’avers et le revers d’une même pièce de monnaie. Ils démontrent une fois de plus qu’il n’y a qu’un seul métier de bibliothécaire, dédié à la transmission des savoirs et aux services sociétaux à tous les publics. Ils décrivent les trésors de créativité pragmatique, parfois de pur bon sens, développés par une institution et un métier, qui, comme bien des secteurs, sont soumis à la destruction créatrice décrite par Joseph Schumpeter, et qui veulent en même temps garder leur âme et leur mission citoyenne. Ils révèlent aussi l’immense et nécessaire chemin encore à parcourir, qu’une extension importante et généralisée des horaires raccourcirait et paradoxalement allégerait. La bibliothèque, lieu massif de brassage social et citoyen, favorisera son financement par les politiques. On pourrait encourager l’Enssib à favoriser plus de projets de recherche traitant de l’interaction entre le numérique, les nouveaux services et l’extension des horaires, dans une logique de développement des humanités numériques. La notoriété de la bibliothèque passe aussi par sa reconnaissance en tant que sujet de recherche.

L’étonnante plasticité de la bibliothèque et des bibliothécaires dans leur capacité à intégrer l’évolution numérique nous font espérer que l’esprit d’ouverture mènera à l’ouverture d’esprit pour l’ensemble de notre communauté. L’ouverture, c’est la vie et c’est donc l’avenir !