De la censure
Essai d’histoire comparée
Robert Darnton
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-François Sené
Gallimard, collection « NRF essais », 2014, 391 p.
ISBN 978-2-07-014484-6 : 24,50 €
Les éditions Gallimard ont publié à l’été 2014 le dernier opus de l’historien américain et bibliothécaire d’Harvard Robert Darnton. Pour l’avoir lu, et dans sa traduction française et dans l’édition anglaise qui en a été également donnée en 2014 par la British Library, l’auteur de ces lignes regrette que le titre français rende moins compte de l’ouvrage que le titre originel : Censors at Work. How States Shaped Literature (Censeurs à l’œuvre. Comment les États ont modelé la littérature). Dans cet ouvrage, Robert Darnton revient sur l’un des grands thèmes qui sous-tendent son œuvre : le livre interdit et la censure. Il le fait à travers trois dossiers géographiquement et temporellement bien cadrés qui explicitent le sous-titre de la traduction française Essai d’histoire comparée : la France d’Ancien Régime et plus spécialement le règne de Louis XV, l’Inde du Raj du temps de l’Empire britannique, la République démocratique allemande.
Les deux premiers dossiers évoquent des exemples, voire des personnages, déjà connus du familier de l’œuvre de Robert Darnton. Le chapitre consacré à la France des Bourbons constitue un très bon panorama du système de publication en vigueur sous l’Ancien Régime : rôle de la Direction de la Librairie dont dépendait la censure royale et système des privilèges, permissions tacites, permissions orales… scandales de De l’Esprit et de l’Encyclopédie, livres prohibés, contrefaits et interdits. Des exemples judicieusement choisis en rappellent les réalités, tel celui de cette demoiselle Bonafon, femme de chambre d’une grande dame de la cour de Versailles et auteur d’un ouvrage à clef sur les mœurs de Louis XV. Darnton avait déjà évoqué ce cas dans plusieurs articles de revues : Dix-Huitième Siècle (2003), Representations (2004), Actes de la recherche en sciences sociales (2004)… Le second chapitre évoquant la répression de textes, contes et chants dans l’Empire des Indes sera plus exotique pour le lecteur français moins familier des réalités du Raj. C’est pourtant un thème que Darnton avait déjà abordé dans certaines publications et dans des conférences, en particulier dans le cadre des congrès de SHARP (Society for the History of Authorship Reading and Publishing). Après la révolte des cipayes de 1857, l’administration britannique a mis sur pied tout un système de surveillance de tous les aspects de la vie indienne, y compris la littérature. La partie la plus neuve est sans aucun doute la troisième consacrée au fonctionnement de la censure dans la République démocratique allemande. On se souviendra que Robert Darnton a été un témoin de la chute du mur de Berlin, expérience dont il a rendu compte dans Dernière danse sur le mur. Berlin 1989-1990 (Odile Jacob, 1992). Dans cette troisième partie, Darnton narre sa visite et ses longues conversations sur leurs pratiques professionnelles avec les censeurs est-allemands désœuvrés, quelques jours après la chute du mur. Il a, par la suite, pu avoir accès à des archives de la Stasi, qui lui ont permis de compléter son information, laquelle met en évidence l’existence d’une planification de l’édition, du choix des ouvrages à écrire à leur publication, voire à leur pilonnage après retrait des points de vente.
C’est une réalité jusque-là très partiellement connue que Darnton dévoile ici. Trois évocations, trois aires géographiques, trois temporalités, des mesures répressives différentes selon les cas… mais qui ne parviennent pas à empêcher totalement la publication… et d’autres conséquences trop souvent méconnues ou oubliées telle la « collaboration » qui bon gré mal gré s’instaure entre l’auteur et son censeur, faisant de ce dernier, et dans une certaine mesure, un coauteur, mais aussi et plus insidieusement le façonnement ou le modelage de la production imprimée par l’État.
Ces trois cas, même le plus récent, peuvent nous paraître relever d’un passé révolu. Ils n’en doivent pas moins nous interroger dans un moment où un contrôle étatique sournois et intrusif se généralise.