Occur Books, depuis 2084
Inspirations graphiques du livre de demain
Invité par Vanina Pinter et Yann Owens à exposer son travail à l’École supérieure d’art du Havre dans le cadre de l’événement Une Saison Graphique 2015, Frédéric Tacer a choisi de faire voyager les visiteurs dans le temps avec et parmi les livres du futur. Avec son projet Occur Books, le jeune graphiste se risque à parier sur la pérennité du livre imprimé malgré les incessants plaidoyers d’une lecture tout numérique.
Frédéric Tacer was invited by Vanina Pinter and Yann Owens to exhibit his work at the School of Fine Arts in Le Havre as part of their 2015 arts season and chose to take visitors on a journey in time to the books of the future. His project Occur Books places its faith in the perennial appeal of printed books even when facing stiff competition from the digital realm.
Invité par Vanina Pinter et Yann Owens à exposer son travail à l’École supérieure d’art du Havre dans le cadre de l’événement Une Saison Graphique 2015, Frédéric Tacer a choisi de faire voyager les visiteurs dans le temps avec et parmi les livres du futur. Avec son projet Occur Books, le jeune graphiste se risque à parier sur la pérennité du livre imprimé malgré les incessants plaidoyers d’une lecture tout numérique.
Les prémices du projet Occur Books me sont apparues il y a quelques années à la lecture de Cat’s Cradle, géniale satire de Kurt Vonnegut. Son récit met en scène une religion fictive, le Bokonisme, à travers The book of Bokonon, sorte de Bible réinventée. Déformation professionnelle oblige, je me demandais à quoi pouvait ressembler cet ouvrage. Quel pouvait être son format, sa reliure ou sa couverture ? J’imaginais qu’il pourrait être amusant de donner une forme et une existence « réelles » à toutes ces éditions fictives qui n’existent souvent qu’au travers de quelques lignes de texte.
L’idée a ensuite évolué. Je m’étais rendu compte que ce que je trouvais particulièrement fascinant était le fait que Vonnegut arrive à donner vie à une religion entière par la citation seule de quelques extraits de cet ouvrage fictif. Outre cette idée de mise en abîme (le livre dans le livre), c’est le pouvoir narratif d’une chose aussi simple qu’un titre de livre qui me fascinait. Certains auteurs ont cette capacité à nous projeter dans un univers par un simple titre ou quelques lignes de postulat.
Grand amateur de fiction mais piètre écrivain, le challenge d’arriver à raconter une histoire par l’unique vecteur d’une simple couverture de livre m’a rapidement séduit. Particulièrement passionné de science-fiction, l’idée de parler du futur a très vite émergé. Mais il s’agissait aussi et surtout d’une réaction à la prétendue « mort du livre ».
Le futur du livre
À l’ère du numérique, il est en effet fréquent de voir questionné l’avenir du livre en évoquant son inexorable – et prétendument proche – disparition (tout du moins sous sa forme imprimée). Je trouve ce débat assez futile et je dois avouer être fatigué de cette dichotomie physique/numérique très caricaturale que l’on nous ressort à tout-va. Qui plus est, les commentateurs ont tendance à opposer trop rapidement ces deux univers qui ne sont pourtant pas incompatibles (comme en atteste par exemple le projet des éditions Volumique initié par Étienne Mineur). Certes, le numérique apporte des évolutions avec lesquelles le livre peut difficilement rivaliser (bibliothèque illimitée et instantanée, texte dynamique, interaction, etc.). Mais à l’inverse, aucun smartphone, aucune tablette et autre liseuse numérique ne nous offrira la satisfaction de dénicher une petite perle chez un bouquiniste, le simple plaisir d’un subtil jeu de papier, de l’odeur d’un livre ancien ou d’une reliure qui craque.
Le livre est pour moi un contenant avant d’être un contenu. J’aime sa matérialité, son toucher, son odeur, sa praticité et l’évidence de sa forme. J’apprécie aussi que les étagères de ma bibliothèque soient les témoins physiques de certains moments de ma vie. C’est peut-être une anecdote insignifiante mais à chaque nouveau livre que je lis, j’insère un marque-page différent. Il peut s’agir d’un billet de train ou d’avion, d’un ticket d’exposition, d’une note de restaurant, d’un petit mot ou d’un dessin laissé sur un bout de papier… Outre leur caractère évocateur intrinsèque, chaque livre se transforme alors en petite capsule temporelle. Ma bibliothèque est ainsi une gigantesque boîte à souvenirs dans laquelle je prends plaisir à me perdre une fois de temps en temps. Et aucun support numérique ne pourra rivaliser avec cela.
Il ne s’agit cependant pas d’un postulat conservateur. En tant qu’enfant d’internet, je consomme moi-même énormément d’information numérique. J’aime seulement à penser que ce sont deux univers qui peuvent naturellement coexister (voire s’enrichir réciproquement) et que l’avènement de l’un ne signifie pas nécessairement la mort de l’autre.
La situation actuelle entre étrangement en écho avec un chapitre de Notre-Dame de Paris, titré « Ceci tuera cela », dans lequel Victor Hugo développe une sorte de théorie du progrès questionnant – entre autres – le rôle de l’église dans la société médiévale et les modes de transmission du savoir que la presse de Gutenberg va alors révolutionner. Le personnage de Frollo y affirme sans équivoque la mort proche de l’architecture avec l’apparition de l’imprimerie : « Ceci tuera cela. Le livre tuera l’édifice. »
Notre recul est maintenant suffisant pour constater que ces inquiétudes étaient vaines. Si elle a peut-être participé à la faire évoluer, l’imprimerie n’a en rien signé l’arrêt de mort de l’architecture. Il est néanmoins amusant de comparer cette réflexion à nos préoccupations propres, puis de relativiser ces dernières. Il est évident que chaque innovation technologique apporte son lot d’incertitudes mais l’alarmisme ambiant est quelque peu fatiguant. On veut nous faire croire à la mort inéluctable du papier mais je reste persuadé que celui-ci a encore de beaux jours devant lui.
De mon point de vue, la production éditoriale va inéluctablement se scinder en deux. Une production dématérialisée d’un côté (idéale pour diffuser la quantité exponentielle d’information jetable qui inonde nos médias) et une production imprimée de l’autre, plus rare certes, mais plus pérenne et plus qualitative (tant sur le fond que sur la forme). Dans le domaine de la presse, on peut d’ailleurs déjà constater le phénomène avec des revues comme XXI ou 6 mois.
Dans le cadre de ce projet, je souhaitais donc non pas parler du futur du livre mais du livre du futur. Une manière pour moi de dénoncer la futilité de ce débat en « prouvant » que les livres existeront toujours dans l’avenir.
Le livre du futur
C’est ainsi qu’est né Occur Books, une maison d’édition fondée en 2084.
Occur Books est l’entité sous laquelle se regroupent l’ensemble des « ouvrages de demain » que j’ai imaginé. C’est également une manière de crédibiliser cette histoire, car la narration de mon projet se trouve finalement autant dans les couvertures de livre produites que dans ce postulat d’une maison d’édition provenant du futur. Dans la fiction que je me suis créée, notre collaboration avec Occur Books a débuté en 2025, lorsque j’ai été contacté pour réaliser la couverture de The World Wide Web War (La cyberguerre mondiale) en tant que contemporain de l’événement.
Bien qu’Occur Books ait été fondée en 2084, tous les ouvrages édités ne sont pas nécessairement contemporains à cette création. J’imagine qu’à cette date, le voyage dans le temps est une réalité. Occur Books se trouve être la première maison d’édition à profiter de cette technologie pour distribuer ses ouvrages non seulement dans l’espace (sur notre planète et sur d’autres) mais aussi dans le temps. Rendant ainsi toute notion de chronologie caduque et me permettant d’envisager les thématiques abordées dans un futur très proche comme très lointain.
Ce projet s’est avéré être un magnifique terrain de projection, tant créatif que conceptuel. Il m’a permis d’extérioriser tous ces fantasmes d’anticipation accumulés au fur et à mesure de mes diverses lectures et – une fois n’est pas coutume pour un graphiste – de penser le fond autant que la forme.
Visuellement, la part belle a été faite à la typographie qui se veut ici aussi informative qu’illustrative. Le choix d’un caractère suisse des années cinquante, le bien nommé Univers dessiné par Adrian Frutiger, est rapidement apparu comme une évidence. Outre son dessin intemporel et universel, son offre étendue de graisses et de chasses permettait de nombreuses variations typographiques tout en gardant une cohérence sur la totalité de la collection. Mon inspiration graphique est, elle, fortement orientée vers les avant-gardes du XXe siècle (constructivisme, dadaïsme, etc.) et leur usage expressif et décomplexé de la lettre. La simplicité des formes et des compositions est autant liée à ma volonté farouche de me rapprocher d’une forme d’évidence graphique, de minimalisme formel (que je considère comme intemporel), qu’à la technique d’impression choisie : la sérigraphie (réalisée dans l’atelier de Yann Owens à l’ESADHaR).
Plus qu’une réflexion sur l’avenir du livre, le projet Occur Books est une invitation à se projeter dans le (des) futur(s) par l’intermédiaire de ce merveilleux vecteur qu’est l’objet livre. Passionné de science-fiction, je suis aussi naturellement intéressé par la science pure et simple. Et il se trouve que nous vivons à une époque qui n’a technologiquement et scientifiquement rien à jalouser au futur imaginé par les auteurs de science-fiction d’il y a cinquante ans. L’anticipation d’hier est la réalité d’aujourd’hui, et toutes les thématiques abordées par ces livres du futur ne sont au final que des extrapolations de recherches, théories ou phénomènes contemporains.
« Le futur est déjà là, disait William Gibson. Il est juste inégalement réparti. »