« Image(s), imaginaire(s) et réalité(s) de la bibliothèque » – 1/2
Université de Lorraine (Nancy) – 21 et 22 octobre 2014
« Image(s), imaginaire(s) et réalité(s) de la bibliothèque » : un thème attrayant proposé par le centre Littératures, Imaginaire et Sociétés (LIS), organisateur de ce colloque international et interdisciplinaire dont la particularité est d’être entièrement pensé par de jeunes chercheurs, spécifiquement pour les jeunes chercheurs. Doctorants et post-doctorants de tous horizons se sont donc réunis les 21 et 22 octobre à Nancy au sein de la faculté de lettres et sciences humaines de l’université de Lorraine afin d’interroger cette entité multiple qu’est la bibliothèque.
Une entité multiple, puisqu’elle peut être publique ou privée, image du passé ou en proie à l’innovation, élément fictif ou espace bien réel. La bibliothèque n’est pas un simple lieu dédié au rangement, à la classification et à la documentation. Représentée dans la fiction, elle prend diverses formes dont la complexité témoigne des valeurs et des objectifs qui animent nos sociétés. Interrogée plus concrètement, elle devient le miroir de notre modernité dans lequel se reflète la quête de soi.
Entre imaginaire et réalité, la bibliothèque est alors questionnée par de nombreux jeunes chercheurs, sous trois angles bien distincts. La première journée est consacrée à la bibliothèque en tant qu’objet de représentation, réelle ou fictive, dans les lettres et les arts. Plus dense, la seconde journée regroupe deux thématiques interrogeant respectivement les liens entre la bibliothèque et ses auteurs, puis les rapports entre les bibliophiles et les évolutions modernes de la bibliothèque.
Regards sur la bibliothèque :
représentations entre réel et invention
Noémie Budin, l’une des trois organisatrices, ouvre la journée du 21 octobre en répondant à cette première question : « Pourquoi un colloque sur l’imaginaire et les réalités de la bibliothèque ? »
Impossible, explique-t-elle, d’évoquer la bibliothèque sans mentionner l’objet qui justifie son existence, le livre. Il sauvegarde les connaissances aussi bien qu’il les diffuse, et c’est en occupant une place sur l’étagère qu’il assigne à la bibliothèque toute son importance. Elle devient alors le lieu de l’inspiration, de la réflexion, du refuge de la connaissance.
Les livres paraissent dans les bibliothèques, et il n’est pas rare que les bibliothèques apparaissent dans les livres. Telle est l’idée de ce premier axe de colloque, l’articulation entre réel et invention au sein des représentations de la bibliothèque. Les intervenants de la journée sont alors divisés en deux groupes : les premiers sont venus discuter des bibliothèques revisitées par l’intertextualité, les seconds des mises en scène de la bibliothèque.
Intertextualité et bibliothèques revisitées
Rémi Cayatte, de l’université de Lorraine, est le premier à prendre la parole. Son exposé porte sur « La bibliothèque fictive et collaborative inspirée par le Necronomicon », un ouvrage fictif créé par Lovecraft – célèbre pour ses récits d’horreur et de science-fiction. Dans l’univers romanesque de Lovecraft, le Necronomicon est un livre ésotérique, dangereux, capable de faire appel à des forces maléfiques. Une œuvre créée de toutes pièces, qui donne pourtant naissance à des copies bien réelles et à des ouvrages immatériels similaires.
Lorsque Lovecraft cite le Necronomicon, il l’accompagne toujours de références qui ne sont pas des inventions. L’intertextualité sert ici à donner une réalité à un ouvrage imaginaire. Cette ambiguïté dont s’amuse l’auteur amène certains inconditionnels à matérialiser le Necronomicon, devenant lui-même un élément de l’intertexte au sein d’autres fictions.
Stimulant toujours plus l’imaginaire fictionnel, le Necronomicon est aussi à l’origine de la création d’une bibliothèque fictive et collective alimentée par quelques auteurs désirant exprimer leur amitié ou leur admiration pour Lovecraft, en créant eux-mêmes leur propre livre irréel ou en réalisant leur propre réécriture du Necronomicon. L’ouvrage pensé par Lovecraft donne ainsi lieu à une intertextualité fictive permettant de donner de la consistance à tout un univers fictionnel.
« La bibliothèque dans le livre : inventaire du Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle » est un sujet qui nous est présenté par Eva Rothenberger des universités de Lorraine et d’Augsburg. Nous nous détournons d’une bibliothèque fictive pour nous intéresser à une bibliothèque au plus près de la réalité.
À l’origine du Dictionnaire historique et critique, le sentiment de frustration ressenti par Pierre Bayle lorsqu’il est confronté aux références incorrectes ou absentes de certains ouvrages. Il prend alors la décision de rédiger son propre dictionnaire, avec pour objectif idéaliste l’exhaustivité bibliographique.
Afin de proposer à ses lecteurs un ouvrage accessible tant par la forme que par le fond, Pierre Bayle le conçoit telle une bibliothèque. Les articles disposés en colonnes surplombent les remarques de l’auteur, et laissent apparaître des marges conséquentes aux allures d’étagères contenant un nombre considérable de références bibliographiques. De cette manière, le lecteur peut saisir le sujet désiré dans sa globalité.
Le Necronomicon et le Dictionnaire historique et critique se distinguent par leur utilisation de l’intertexte, Lovecraft s’amusant à semer la confusion dans l’esprit de ses lecteurs, contrairement à Pierre Bayle qui l’utilise afin de les rapprocher de son idée de la vérité.
Les mises en scène de la bibliothèque
L’étude des « Représentations de la bibliothèque dans les jeux vidéo » par Hélène Sellier introduit la notion de nouveau média dans le débat. S’ils ne remplacent pas l’objet livre, ils invitent toutefois à le repenser, remarque-t-elle.
Qu’est-ce qu’une bibliothèque dans un jeu vidéo ? Rarement utilisée en tant que simple décor qui n’affecte en rien le gameplay 1, la bibliothèque est un élément d’interaction. Elle peut remplir le rôle d’opposant – en faisant apparaître des obstacles – ou d’adjuvant, lorsqu’elle permet au joueur d’acquérir les connaissances nécessaires.
Elle possède également une fonction narrative façonnant l’ambiance du jeu. La bibliothèque est un lieu de vie, où le joueur retrouve la figure du bibliothécaire et d’autres personnages. Mais la bibliothèque est aussi le lieu des connaissances oubliées, du passé, c’est pourquoi elle est souvent représentée en ruine. Un espace qui devient mystérieux, magique, qui permet un passage entre les mondes. Enfin, la bibliothèque peut être un lieu effrayant, celui de l’épreuve, de la perdition, de l’absence de vie où le joueur affronte de terribles monstres.
La bibliothèque est finalement cet espace paradoxal où le jeu vidéo met en scène le livre, image du passé. Hélène Sellier l’explique par une volonté du nouveau média « de s’ancrer dans une tradition culturelle et de s’appuyer sur l’autorité incarnée par l’objet livre ».
Giovanni Berjola, post-doctorant et membre du centre Littérature, Imaginaire et Sociétés, recentre l’attention de l’auditoire sur le genre romanesque en s’intéressant à « L’imaginaire stendhalien de la bibliothèque ». Présente en filigrane chez Stendhal, la bibliothèque y représente l’espace de l’intime, tant pour l’auteur que pour ses personnages. Le Rouge et le Noir révèle ainsi une bibliothèque constituée des livres que lisent les personnages, qui souvent définissent leur caractère et dirigent leur destinée. En effet, Julien et Mathilde s’inspirent de leurs lectures pour écrire leur vie, alors que Stendhal s’inspire de sa vie pour écrire ses livres.
À ce titre, Giovanni Berjola observe que les personnages incarnent des doubles de l’écrivain. Comme Julien, Stendhal était un emprunteur de livres qui ne les rendait pas toujours et il connaît le désenchantement de la vie lié aux fantasmes suscités par la lecture. Ainsi, la bibliothèque intime structure l’univers stendhalien et participe à la construction de sa posture « égofictionnelle » : en écrivant ses livres à partir de ses lectures, ses romans deviennent pour lui un miroir du moi.
La dernière conférence de cette journée est animée par Laurianne Perzo de l’université d’Artois, qui nous présente une réflexion sur « L’anthropomorphisme du livre et de la bibliothèque dans le théâtre contemporain pour la jeunesse ». Deux pièces à destination du jeune public ont retenu son attention : Histoires à lire debout 2 de Jean-Paul Alègre et Les aventures du livre de géographie qui voulait voyager avant de s’endormir 3 de Cathy Ytak.
Ici, la bibliothèque est un lieu magique et merveilleux, permettant l’animation du livre, qui revêt des caractéristiques et des sentiments humains pour devenir personnage. Ainsi personnifié, le livre s’oppose à des ennemis créés dans le but d’interpeller le jeune lecteur sur sa pratique de la lecture. Ainsi, Cathy Ytak aborde avec l’enfant les notions d’immigration et de liberté de circulation, tandis que Jean-Paul Alègre met en garde le lecteur contre l’apparition des nouvelles technologies.
De cette manière, l’anthropomorphisme crée une interaction avec le jeune lecteur en le confrontant à l’objet livre et aux problématiques qui y sont liées. Pour finir, Laurianne Perzo souligne qu’« il revient toujours à des personnages d’enfants d’apporter une solution. Ces œuvres leur confèrent un rôle essentiel dans la société et place en eux l’espoir d’envisager l’avenir ».
Au terme de cette journée, il apparaît que la bibliothèque, réelle ou fictive, recouvre deux principaux aspects. Elle peut être un espace revisité, dont l’intertexte vient à la fois appuyer la cohérence fictionnelle et hiérarchiser les savoirs au sein d’une œuvre, ou s’incarner en un lieu de représentations permettant d’introduire des réflexions sociétales et d’identifier l’imaginaire d’un auteur.