Kraft

Tribute to Moses Malone

Mamadou Mahmoud N’Dongo

A travers la figure légendaire d'un trompettiste nommé Moses Malone, l'écrivain Mamadou Mahmoud N'Dongo plonge le lecteur dans l'histoire du jazz et de la condition noire-américaine dans l'Amérique des années soixante.

The writer Mamadou Mahmoud N'Dongo takes the legendary figure of a trumpeter named Moses Malone as the starting point of a journey through the history of jazz and the African-American experience in 1960s America.

Ça tourne ? Alors t’as fait tout ce chemin pour que je te cause de Moses Malone, bon ben… pose ton gagne-pain ! Pas le magnéto, je parle de ton cul, assieds-toi ! T’as vraiment tapé dans l’œil de mon petit-fils, ça fait quatre jours qu’il me tanne pour que je te parle, et moi l’après-midi je dors, mais bon, ma fille m’a dit : « Elle est Blanche mais elle est belle ! » et je voulais voir ça… je dois reconnaître que t’es un joli lot ! C’est rare une blonde avec des yeux aussi noirs… tu rougis… faut pas avoir le trac, t’es musicienne ? Musicologue ! T’as quel âge… 24 ans, comme le petit ! J’annule une sieste somptueuse pour toi ! J’espère que tu sauras te montrer reconnaissante avec lui !

Pourquoi tu t’intéresses à Moses ? T’écris un livre sur les légendes du Jazz ! C’était le meilleur d’entre nous, le meilleur, même Miles le reconnaissait et pour que Miles le reconnaisse… Qu’est-ce que tu sais de Moses à part que c’était un grand musicien… pas grand-chose et tu te poses des questions ? Il n y a pas de photo, ni de pochette ni d’affiche tu ne sais pas à quoi il ressemble, il n’y a pas d’image de Moses Malone, parle plus fort, il ne voulait pas qu’on le prenne en photo ; c’est vrai ! On t’a dit que c’était une maladie de peau… c’est bien ça et elle s’appelait Cotton Club sa maladie… Tu veux savoir pourquoi il y a pas de photographie… je vais te le dire ?

Bon par où je commence, ça tourne ?

Commençons par le début, et comme toutes les histoires cela commence dans un lit avec une femme qui crie. Moses est né dans Berlin, sa mère était une allemande, je ne sais pas si elle a été violée, mais je mentirais en te disant que Moses a été le fruit d’un amour, pour ce que j’en sais c’est qu’il faisait partie de ces Babies Brown, pas de la deuxième, de la première génération !

Tu sais de ces enfants nés de la guerre, elle l’a abandonné à sa naissance !

Maintenant je croise des couples métis ils ont même des enfants de mon temps cela ne se faisait pas !

On vivait séparés c’était ça la ségrégation ! On ne fréquentait pas les mêmes endroits, par exemple quand on partait en tournée, le manager était tenu par contrat de nous donner un Green Book.

Green Book ! Tu ne sais peut-être pas ce que c’est ? Déjà que mon petit-fils ne le sait pas alors j’imagine, comme t’es blanche tu n’en as jamais entendu parler ! Ouais je m’en doutais… Green Book c’est un guide à voyager dans son pays pour les gens de couleur ! Ce livre te liste les endroits où tu peux manger dormir prendre de l’essence ! T’avais intérêt à ne pas t’égarer sinon tu pouvais finir balancé aux branches d’un arbre, eh ouais c’était aussi simple que ça à l’époque !

Alors imagine quand t’es noir aussi noir que Moses, lui il avait mémorisé toutes les adresses, on s’en amusait après 1964 : il me disait « là ! on peut y aller, là non ! »

Moses il était plus noir que Miles Davis et Louis Armstrong réunis, à le voir on n’aurait jamais imaginé qu’il était le fils d’une Allemande ! Il était d’un noir violet magnifique m’avait dit Dizzy.

Moses Malone le plus grand trompettiste du monde ! C’est la raison qui faisait qu’on ne mentionnait jamais son nom, il n’apparaissait jamais sur les pochettes, sur les affiches ! À quoi bon, les clubs ne pouvaient pas le faire jouer, il mettait mal à l’aise tout le monde, on ne voyait que lui sur scène, les gens avaient les yeux fixés sur lui !

Il n’avait pas d’engagement, trop noir pour monter sur scène, trop noir parmi les noirs ! Duke et Dizzy dès qu’ils tournaient en Europe l’engageaient, mais bon, va savoir, il ne se sentait en vie qu’à New York !

Et à cette époque à New York je veux dire de son temps, il y avait plusieurs clubs, comme le Cotton Club qui faisaient le test du papier Kraft, si tu étais plus noir que ce fichu papier, tu n’avais pas d’engagement ! C’était aussi simple que ça, et alors tu n’avais plus qu’une option te faire blanchir, il y avait des produits dans le marché noir, seulement voilà il ne fallait pas être trop regardant sur ce qu’il y avait dedans ! Au bout d’un temps ça te bouffait la peau. Il a fini à l’hosto, et Duke a payé la facture, et l’a fait remonter sur scène en Europe un temps, puis il est revenu en Amérique c’est à ce moment au début des années soixante que je l’ai connu, un soir Dizzy me l’a présenté !

J’ai même pu l’accompagner à Paris, je t’ai dit qu’il n’aimait pas l’Europe, il a passé sa petite enfance là-bas, dans un orphelinat en Allemagne, il ne parlait jamais de cette période, seulement pour me dire que son drôle de prénom vient de l’orphelinat puis une famille de paysans du Kansas : les Malone qui manquaient de bras l’ont rapatrié !

Qu’est-ce que tu dis… Non, il ne parlait pas de sa famille, très peu, il ne parlait pas de lui et je ne posais pas de questions ; on n’était pas de la même génération, il aurait pu être mon père, et il m’impressionnait en tant que musicien, et en tant qu’homme j’osais à peine lever les yeux sur lui à cause de sa peau bouffée par l’acide, ce truc qu’il mettait sur ses mains et son visage pour jouer au Cotton Club dans les années 30 l’avait rongé. Il ne sortait plus en journée, il souffrait autant de la lumière des projecteurs ! Je lui mettais ses bandes, et le soir je lui passais un baume avant qu’il monte sur scène, il y a laissé sa peau… lui qui ne vivait que pour la scène, à la fin il n’en pouvait plus, il est devenu sideman…

La dernière fois que je l’ai vu physiquement c’était pour l’enterrement du Duke… il s’est approché on ne voyait plus son visage : effacé ! Il était devenu un homme invisible : il portait des lunettes de soleil une écharpe un chapeau des gants, il nous a salués puis il s’est engouffré dans le taxi et a disparu… c’est à partir de ce jour que sa légende a commencé il doit bien approcher les 100 ans, maintenant ! Je sais qu’il continue à faire des disques, mais bon tout le monde dit qu’il a joué dans le sien, ce qui est difficile à vérifier disons sur la pochette je t’ai dit qu’on ne citait jamais son nom sur ses premiers albums et maintenant c’était lui qui refusait qu’on le mentionne dans les derniers… Qu’importe il était déjà le meilleur sideman de la côte Est autant dire du monde, je ne sais pas s’il est vivant où bien s’il est mort, mais le plus sûr c’est qu’il suffit de l’entendre pour le voir !