L’Age des cénacles
Confraternités littéraires et artistiques au XIXe siècle
Anthony Glinoer
Vincent Laisney
Fayard, 2013, 714 p.
ISBN 978-2-213-67207-6 : 30 €
L’archéologie du cénacle
Tels des archéologues fouillant les vestiges d’une époque révolue, Anthony Glinoer et Vincent Laisney font parler l’archive cénaculaire. Or que nous dit le cénacle que la doxa ou la Vulgate n’aurait pas retenu ni compris ?
La thèse défendue par les auteurs est simple : le cénacle, injustement négligé par les historiens, point aveugle des études littéraires, souvent confondu avec d’autres formes de sociabilité concurrentes (salons, cafés, académies), est « la structure de sociabilité de référence des écrivains et des artistes, à l’heure de former un mouvement esthétique » (p. 11). Coincé entre le salon mondain et l’avant-garde, le cénacle s’invente en un XIXe siècle où l’écrivain, dans les coulisses de son sacre de légende, peine à réussir et mise sur l’esprit de corps pour y parvenir.
Mais qu’est-ce qu’un cénacle ? Un groupe homogène, une famille d’esprit et un esprit de famille, si, être de la famille, c’est partager des liens d’amitié, une foi inébranlable en l’Art, faire partie des fidèles à une figure charismatique qui bien souvent les parraine. Le cénacle tient de la secte, il est cet avatar laïque de la Cène biblique où il puise son étymologie : le Testament d’un Edmond de Goncourt, notamment, le cénaclier du Grenier d’Auteuil, s’en fait le théâtre fantasmé, théâtre des rêves ou des illusions de reconnaissance, puisqu’il est bien question de cela dans tout ce livre passionnant qu’on lit comme un roman. De fait, le cénacle est cet espace de médiation, ce réseau littéraire de premier plan dont les auteurs de l’ouvrage restituent toute l’importance, aidant ainsi à mieux comprendre cet étrange mystère d’un passage réussi à la postérité.
Le cénacle comme champ de fouilles
Quatre parties autopsient autant qu’elles ressuscitent le cénacle selon une approche pluridisciplinaire des plus pertinentes.
« Le temps des cénacles » retrace, de la genèse au déclin, l’histoire de cet espace de médiation. Des noms exotiques émergent (« la secte des Méditateurs », « la Société des Buveurs d’eau », « Le Cercle zutique »), des jours de la semaine s’égrènent (« Les Mardis de Mallarmé », « Les Mercredis de Vigny », « Les Jeudis de Zola », « Les Samedis du boulevard des Invalides », « Les Dimanches de l’Arsenal »), des cénacles se font greniers, tables de rédaction de revues, salons, avant que la Belle Époque, à coups de démocratisation et de démythification artistiques, ne lui préfère les avant-gardes iconoclastes et décomplexées.
La « physiologie du cénacle », amusant clin d’œil à cette mode littéraire de la caricature de mœurs que pratiquèrent bien des cénacliers évoqués dans le livre (Balzac, Nodier, Nerval, Gautier…), dresse le panorama des confraternités culturelles parisiennes pour mieux cerner les invariants de la sociabilité cénaculaire : un lieu urbain et bourgeois, fermé et cloisonné, où rester entre soi à cultiver l’esprit de groupe à date régulière, « pour y causotter, buvotter, fumotter », ironise Rimbaud (p. 154).
Nettement sociologique, la troisième partie – « Le cénacle en mouvement » – s’attache aux stratégies, positions et trajectoires sociales et au « sociolecte cénaculaire » : « mots de la tribu » et jargon de connivence, rites communautaires, communion collective cimentent la cohésion du groupe, avant que le cénacle ne s’institutionnalise, ne se médiatise et ne devienne soluble dans un mouvement littéraire en « -isme » avec leader charismatique et manifeste, hiérarchie et distribution des rôles, puis ne meure et ne disparaisse, et avec lui, ses fantasmes d’académie – ou plutôt de contre-Académie française –, sacrifié sur l’autel de la reconnaissance.
La dernière partie – « Le cénacle en représentation » – explore l’imaginaire d’un cénacle qui s’écrit, se moque, se vante, s’invente, se rêve, sans jamais se couper totalement de l’ethos réel de l’écrivain et de ses agents médiateurs, ni des discours collectifs qui accompagnent l’inscription de l’écrivain dans le groupe, même si le trait est un peu forcé, le lieu cénaculaire dramatisé. Scénographies imaginaires et cénacles de papier ne sont pas sans rappeler certaines analyses de L’écrivain imaginaire (Diaz), mais aussi postures et sociabilités imaginées recensées dans Imaginaires de la vie littéraire (Dozo, Glinoer, Lacroix). On pense aussi au Rimbaud le fils de Pierre Michon, brocardant tous ces poètes cénacliers qui posent en « trembl[ant] devant la postérité », et l’on regrette un peu que le livret central de photographies et de dessins réunis dans l’ouvrage d’Anthony Glinoer et Vincent Laisney ne donne pas lieu à quelque analyse sémiologique qu’un Barthes aurait pu ajouter à ses Mythologies. On y découvrirait ce que conclut l’ouvrage : que le cénacle n’est pas qu’un huis clos physique, mais aussi une « figure de pensée » (p. 561), un mythe qui aide à se croire et à s’affirmer artiste.
La somme impressionnante de documents et de sources, brassés avec méthode et rigueur, force l’admiration, de même que le travail tout en finesse de dénomination et de terminologie, compte tenu du foisonnement et de l’hétérogénéité des formes de sociabilité littéraire au XIXe siècle. Le plus de l’index nominorum, en sus de la bibliographie, offre de suivre à la trace des écrivains habituellement momifiés dans les manuels et les anthologies, dans le foisonnant vivier des cénacles et lieux de confraternité littéraire. Un cahier de conversations fait même entendre les voix cénaculaires (p. 275-293) car parler dans un cénacle, c’est « médier » et « médire », mais aussi rire, plus que dire ce qu’il faut écrire. Les annexes et illustrations réincarnent des figures cénaculaires dont nombre nous sont familières, de Balzac à Mallarmé, de Nerval à Zola. Seules les notes érudites, rejetées en fin de volume, gâchent un peu le plaisir de lecture.
Les trouvailles de l’ouvrage
Mais les auteurs de cette somme se font aussi orpailleurs et livrent quelques pépites grâce auxquelles réviser les topoi d’un XIXe siècle que l’on croit à tort si bien connaître.
La première, c’est la confirmation que l’écrivain singulier se construit dans le pluriel du groupe et la relation à ses pairs. Loin de l’icône romantique du l’artiste solitaire et singulier dont notre époque peine encore à se départir, l’ouvrage se fonde sur une pensée de l’écrivain en réseau dont le cénacle est un habitacle mal connu. Avec lui, l’adage baudelairien « L’union fait la force » prend tout son sens. Si le cénacle n’est qu’un maillon d’un vaste réseau de sociabilité littéraire dont on fréquente aussi d’autres lieux, on retiendra sa forme labile et en devenir, fondamentalement réticulaire (même si le mot n’est pas souvent prononcé par les auteurs), à l’image de la « boulimie de sociabilité qui caractérise l’homme de lettres du XIXe siècle » (p. 251). Il est ce lieu bourgeois (ni bohème ni mondain) où se jouent les « stratégies de réussite » (p. 270) et où les écuries d’auteurs s’inventent bien avant les écuries d’éditeurs d’aujourd’hui. Le cénacle n’est pas toujours littéraire ni dominé par les écrivains, et tient plutôt d’une « arche de Noé » cultivant « l’économie solidaire » et tenant d’un « système d’entraide » (p. 342) misant sur une « fraternité des arts » (Sainte-Beuve), de la plume et du pinceau, qui invente un étendard fédérateur : l’artiste.
L’autre révélation du cénacle, c’est que les écrivains non seulement écrivent, mais qu’ils causent et se lisent, et que leur œuvre se poursuit par tout autre moyen que le geste d’écrire. De fait, le cénacle incarne cette « confrérie fictive » (p. 561) qui permet à l’écrivain d’exister, entre mythe et réalité, comme acteur social et comme figure d’élite artiste.
L’histoire plurielle des cénacles que retrace ce volume de référence aide aussi à combattre une certaine doxa de l’histoire littéraire. L’ouvrage revisite tous les mouvements en « -isme » que nos manuels littéraires mobilisent comme autant de balises rassurantes d’une histoire littéraire qui a oublié la « rampe de lancement destinée à mettre un mouvement en orbite » qu’ont constituée le cénacle et les sociabilités humaines.
Finalement, s’il a bien un âge qu’on peut dater, le cénacle n’en est pas moins l’un de ces lieux possibles pour l’écrivain où le « roman familial des origines » s’invente pour mieux fonder son identité auctoriale, à savoir, comme le souligne Jules Renard, cité en conclusion du volume : « Changer la famille naturelle contre une famille littéraire de son choix, afin de pouvoir dire à tel auteur d’une page touchante : frère. »