Design et bibliothèque

Un partenariat entre le réseau de lecture publique de Vienne et le Pôle supérieur de design de Villefontaine

Joseph Belletante

Si les musées ont pris l’habitude d’intégrer à leurs projets une dimension de fabrication collaborative de prototypes et de création numérique (fablab) 1

, les bibliothèques commencent à peine à se lancer dans cette démarche innovante rassemblant des designers, des webmestres, des graphistes, des artistes et des experts sur site pour une durée courte afin d’imaginer ensemble des scenarii plus ou moins transposables dans la réalité de refonte d’espaces et des services sur place et à distance. Les projets de Museomix 2 (pour remixer les musées) se sont ainsi répétés ces dernières années dans les établissements patrimoniaux internationaux, et ce mouvement s’est largement élargi et diversifié, atteignant désormais les bibliothèques 3, comme ce fut le cas notamment à Grenoble 4, et à Vienne (38) entre novembre et décembre 2013.

Contexte et projet : « Demain la médiathèque »

Les bibliothèques de Vienne ont connu l’ouverture d’une médiathèque municipale en 2012, au sein d’un pôle culturel regroupant aussi un conservatoire et une salle de spectacle (Le Trente 5

, 3 000 m2 au total), une forte affluence des publics du territoire (un passage de 3 000 à 8 000 abonnés, presque 9 000 en 2014) et la mise en place d’un projet culturel privilégiant le réseau, l’innovation numérique et l’accompagnement des publics dans un contexte de crises économiques et idéologiques structurelles.

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Le Trente - façade. © Andy Parant.com 
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Le Trente - médiathèque. © Andy Parant.com

Un partenariat a ensuite été rapidement noué avec le Pôle supérieur de design de Villefontaine et avec le DSAA Design de produit et Design interactif (diplôme supérieur des arts appliqués, équivalent master 1) qui y est rattaché afin de préparer un workshop de 5 semaines autour du thème « Demain la médiathèque » piloté par les équipes pédagogiques et professionnelles du DSAA et les bibliothèques de Vienne, et dont on trouvera la présentation détaillée dans un document pilote 6

.

Après une réunion de présentation du lieu et des enjeux locaux et nationaux auxquels sont confrontées les bibliothèques, la vingtaine d’étudiants 1re année du diplôme supérieur d’arts appliqués ont ainsi enchaîné le travail de terrain et la création, en groupe de deux ou troix, d’objets et de projets touchant à ce thème avec un angle anthropologique fort.

Au final, sept projets ont émergé de ce partenariat, aboutissant au rendu d’un article synthétique et d’une cartographie formalisant la démarche suivie. Si certains étudiants se sont basés sur les problématiques exposées par le comité de pilotage (mise en œuvre d’une bibliothèque numérique libre de droit, scénographie pour relier les espaces et les documents entre eux, rapprocher les publics et les bibliothécaires), d’autres ont émergé des études menées auprès des usagers d’après leurs besoins ou leur pratique des espaces.

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Cartographie retraçant les étapes de travail sur le projet Boussole

Le workshop a donné lieu à une restitution à la médiathèque le 12 décembre 2013 en présence des membres du comité de pilotage du projet, des bibliothécaires du réseau et de professionnels, designers ou informaticiens. Parmi les projets proposés au final, un ou deux seront achevés, améliorés et poursuivis d’ici à 2015 dans le réseau des bibliothèques en lien avec les étudiants les ayant conçus.

Sept propositions pour se réapproprier la médiathèque

Voici maintenant une présentation synthétique des différents projets travaillés, qui se recoupent sur la notion de parcours alternatifs proposés aux lecteurs afin qu’ils puissent mieux découvrir et se réapproprier la médiathèque. Chacun d’entre eux a débuté par une recherche anthropologique de terrain (design anthropology) donnant lieu à l’établissement de personae (profils synthétiques tirés des entretiens avec les publics) et d’une problématique. Les étudiants ont ensuite initié des prototypes qui ont été testés dans les espaces de la médiathèque avant d’être modifiés et adaptés aux résultats et réactions rencontrées au niveau des équipes et des publics sur place.

Projet 1 • Oserez-vous ? [Noémie Nicolas, Cindy Gross et Lise Bernard]

Ce projet d’application numérique a suivi la problématique suivante : faciliter l’accès à l’informa­tion, proposer une expérience unique pour faire finalement évoluer le lieu « médiathèque » vers plus de lisibilité et d’attraction pour les publics, quels qu’ils soient. L’application imaginée permet aux utilisateurs d’accé­der plus facilement à toutes les ressources de la médiathèque, mais surtout d’y parvenir différemment. L’application « Oserez-vous ? » propose quatre entrées différentes, correspondant aux différents désirs/attentes des usagers de la médiathèque : partager, découvrir, participer, apprendre. En plus de proposer une arborescence construite non par l’institution mais par l’expérience attendue, les étudiants ont souhaité proposer un ton décalé, interpellant l’utili­sateur. « Oserez-vous les aborder ? » « Oserez-vous vous y mettre ? » « Oserez-vous l’annoncer ? » « Oserez-vous prendre le temps ? » Il s’agissait de proposer une manière simple et surprenante de découvrir les ateliers, les livres ou encore les formations proposées dans ce lieu de culture et d’accueil. Les étudiants ont intégré au cœur de cette application une plate-forme de petites annonces et d’entraide. Avec ce service, la médiathèque pourrait tendre plus vers un lieu de rencontre, permettant par exemple à un étudiant de venir partager ses compétences en mathématiques ou à des covoitureurs de se donner rendez-vous. L’application « Oserez-vous » se place enfin dans une démarche plus globale et souhaiterait investir plus de lieux hors de la média­thèque, pour des démarches de communication et d’affichage innovantes pour renforcer l’identité de la médiathèque à l’extérieur.

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Projet « Oserez-vous ? », application d’accès aux ressources et services

Projet 2 • Boussole [Corentin Allardet, Paul Lequay et Vincent Ricard]

Le projet Boussole se propose de développer l’individuation des lecteurs à travers les apports sociaux et culturels mis en place par les différents services de la médiathèque. Il suggère de changer ses habitudes, de se tourner vers les nouveautés par l’intermédiaire du « pas de côté », qui est la valeur forte du projet. Elle va permettre aux publics réguliers empruntant des ressources et aux publics flânant dans les rayonnages de pouvoir être guidés par un dispositif numérique – smartphone, tablette – les invitant à suivre une piste découlant d’un choix préalable lié à un de leurs intérêts. À côté du parcours ou de la routine classique des publics dans la médiathèque, la Boussole va permettre de construire, grâce à un système de bouche à oreille intégré, la possibilité de découvrir des documents et des ressources différentes en contraste avec les choix effectués au départ. Ce système est alimenté par les publics, qui donnent leur avis sur la ressource empruntée au moment du retour sur l’automate dédié – grâce à un scanner plus rapide –, laissant libre cours à l’expression de leur avis. Cet avis est complété par les bibliothécaires, qui sélectionnent des ressources en fonction de leur expertise ou des thématiques abordées dans la médiathèque. On se retrouve donc au final avec un système immersif de suggestion, qui propose en direct des ressources permettant d’ouvrir les champs d’intérêt de la médiathèque et de guider les publics vers des découvertes culturelles sur un mode ludique.

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Projet Boussole, dispositif numérique de déambulation dans les collections

Projet 3 • Ouadi [Hélène Casado et Nicolas Schmitt]

Ouadi est une anagramme d’audio ; de plus, l’homonyme de « Wadi » signifie « le flux » en arabe. À travers cet objet simple (et élégant), les étudiants ont proposé une solution concrète aux lecteurs qui se disent parfois gênés par les nuisances sonores perçues dans la médiathèque. Constitué d’un bandeau lumineux bleu, il signale une zone de calme et de travail. Il s’allume lorsque le lecteur passe la main au-dessus de lui et souhaite communiquer aux autres publics de la médiathèque le besoin de se mettre en retrait pour un temps de calme et de concentration. À cette lumière s’ajoute la diffusion d’un bruit blanc, un voile sonore qui permet au cerveau d’ignorer au mieux les bruits alentour. Ce son représente la somme de toutes les fréquences audibles par l’oreille, portées à la même intensité. Il s’agit par ailleurs d’un prototype facile à construire et peu coûteux, symbolique aussi, qui peut être distribué sur demande par les bibliothécaires aux lecteurs. Ouadi permet en fin de compte d’améliorer le confort à l’échelle personnelle dans les espaces pour mettre l’accent sur le vivre ensemble à la médiathèque.

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Projet Ouadi, dispositif audio-lumineux pour une zone « calme »
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Élaboration du projet Ouadi : de l’esquisse au prototype

Projet 4 • Colibri [Sabrina Vigil, Jean-Pierre Traveaux et Nicolas Fayard]

Le projet Colibri tente de répondre à la question suivante : et si demain tous les ouvrages culturels d’une médiathèque devenaient numériques, que proposerait-elle encore d’exclusif ? La réponse des étudiants se tourne vers le libre de droit et sur la création d’un étage virtuel pour la médiathèque. Colibri est ainsi envisagé comme un service cogéré par les utilisateurs et les personnels de la médiathèque. Il proposera de la musique, des livres et des films tombés dans le domaine public que chacun pourra récupérer ou partager sur place. Des bornes interactives seront placées à tous les étages de la médiathèque autour d’un point central situé dans le hall indiquant à chacun la démarche à suivre pour pénétrer dans ce nouvel espace. Il conviendra aussi de penser l’accès à des bornes à l’extérieur du bâtiment au même titre que les boîtes de retour déjà en place dans l’établissement. Les artistes, les associations et tous les partenaires locaux de la médiathèque pourront aussi apporter leur pierre à l’édifice culturel, disponible au sein même de l’établissement et pas en dehors. Cette communauté créée pour l’occasion proposera des services et des documents culturels personnalisés, devenant par définition les exclusivités de la médiathèque « de demain ». Elle s’appuiera sur les valeurs de gratuité, de désacralisation du savoir et des biens culturels, sur la participation et l’appropriation de la médiation par les publics, sur le libre-échange de documents en lien avec les bibliothécaires qui co-conçoivent l’étage virtuel repli de collections et de services.

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Projet Colibri, une bibliothèque en libre partage
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Projet Colibri, un nouvel étage virtuel

Projet 5 • Serendipity [Marie Siau, Aymeric Muletier et Maxime Antremont]

Serendipity se présente comme un nouveau type de recherche de documents dans une médiathèque autour d’un objet étonnant, une table numérique faisant défiler en boucle des mots-clés liés à des documents présents dans la médiathèque. Les mots-clés seront élaborés en préalable par les lecteurs et pourront être choisis au hasard pour emmener les lecteurs vers des choix différents et surprenants d’œuvres disponibles. Ce projet de recherche aléatoire casse le côté institutionnel de la classi­fication de Dewey et des choix mis en avant pour présenter les collections de la médiathèque. Il invite à la flânerie, au superflu, il valorise l’autonomie des participants. L’usager devient véritablement acteur des collections, il peut entrer des mots-clés après avoir posé un document sur l’écran tactile ou bien se laisser accompagner en choisissant des mots parmi ceux qui tournent continuellement, ces derniers le conduisant à un choix documentaire nouveau. Si ce principe de sérendipité peut dérouter à première vue et déranger parfois des usagers qui ont du mal à se laisser guider ou perdre dès l’entrée de la médiathèque, il permet l’échange et la discussion autour des mots-clés choisis et des œuvres taggées. Le design de la table a un rôle très important, qui doit jurer aussi avec le mobilier de la médiathèque pour isoler le projet comme un espace propre, vraiment collaboratif, et pourquoi pas éphémère.

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Projet Serendipity, interface de recherche intuitive dans les collections
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Projet Serendipity, la médiathèque de demain

Projet 6 • Thémathèque [Ségolène Badier, Lara Bourrel et Alienor Fernandez]

Les étudiants ont tiré de leur étude de terrain une indication selon laquelle les usagers de la médiathèque se restreignent généralement à leur parcours habituel au sein de l’établissement, sans se soucier assez de la diversité des ressources qui peuvent être offertes aux différents étages du lieu. Le but du projet Thémathèque est d’accomplir un glissement sur le parcours habituel de l’usager en lui suggérant le contenu des différents étages par l’intermédiaire d’une thématique définie et d’un mobilier ad hoc, de type étagère. Le dispositif est installé à chaque étage auquel correspond une couleur propre. L’étage où se trouve l’usager est symbolisé par une strate où les livres sont tangibles, et empruntables directement par les lecteurs. Accompagnée de puces RFID, la manipulation des ouvrages permet de détecter le mouvement et de lancer un son qui éveillera l’application. Lorsque l’ouvrage est reposé, l’appli­cation se mettra en mode veille. Ces puces ont également un rôle de gestionnaire. En effet, une fois empruntée, la ressource disparaîtra des suggestions d’emprunts. L’étagère comporte ensuite deux écrans pour représenter les étages manquants. L’écran révèle ainsi le contenu virtuel des étages supérieurs ou inférieurs. Les documents peuvent aussi être réservés puis empruntés grâce aux comptes abonnés des lecteurs via le SIGB de la médiathèque. Cette application intuitive permet à l’usager d’entrer facilement dans un catalogue de contenu suggéré par les bibliothécaires. Le dispositif comprend également une interface pour les bibliothécaires, outil qui leur permet de gérer le contenu et d’archiver le travail et les collections constituées sur des thématiques précises.

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Projet Thématèque, une approche thématique des collections

Projet 7 • Pile ou face [Léa Slimani, Pauline Andru et Adrien Chatelain]

Ce projet propose de valoriser le statut du bibliothécaire auprès des publics en le présentant comme un conseiller expérimenté et accessible permettant une médiation numérique et un lien pérenne entre les lecteurs et l’établissement. Il se décline dans une combinaison de deux dispositifs. Des affiches en format A2 d’abord, représentant le ou la bibliothécaire en gros plan. Elles comprennent des précisions sur leurs compétences, leurs passions et proposent une sélection de livres à disposition en lien avec leurs profils, dont un ouvrage physique mis en avant sur une petite étagère collée aux affiches. Celles-ci sont complétées par une puce numérique qui permet de scanner l’ouvrage avec sa carte de bibliothèque et de se voir envoyer directement le document par messagerie électronique. Les documents empruntables devront ainsi être disponibles en libres de droit afin de permettre une mise en œuvre rapide et peu chère du dispositif. Enfin, les affiches et les petites étagères devront être disposées dans des lieux de passage de la médiathèque, si possible éloignées des rayonnages et où des visites sont menées à proximité pour favoriser un accès à des flux les plus importants possibles de lecteurs et les surprendre aussi par la scénographie choisie et les photographies mises en avant. Il est aussi envisagé de créer une application mobile en liaison avec ce service nouveau et innovant pour les publics.

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Projet Pile ou face, la sélection du bibliothécaire

Petit lexique de la démarche de design en bibliothèque

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