Travaux 2012 de l’Observatoire numérique de l’enseignement supérieur
« Accès, usages et perceptions des ressources numériques à destination du premier cycle de l’enseignement supérieur »
Philippe Chevallier
Comme l’a rappelé Benoît Epron (directeur de la recherche, Enssib) en introduction de cette journée organisée le 12 juin à l’Enssib, les étudiants de premier cycle universitaire, tout juste sortis du lycée, se trouvent confrontés à une masse documentaire qu’ils ne sont pas préparés à gérer. Comment les guider dans cette masse et quelles ressources pertinentes leur proposer pour leurs études ? Deux temps ont permis de réfléchir à ces questions, avec pour horizon d’action le renouvellement d’une offre éditoriale encore timide dans le domaine des « manuels » numériques, quasi inexistants dans certaines disciplines. Delphine Merrien (département des études et de la recherche, Enssib) a présenté une synthèse des travaux menés en 2012 par l’Observatoire numérique de l’enseignement supérieur, structure créée dans le cadre de la plateforme de collaboration entre le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et le Syndicat national de l’édition, dont le pilotage a été confié à l’Enssib. Plusieurs intervenants ont ensuite librement réagi à cette présentation et aux questions venues de la salle : Annie Imbert, responsable de la formation des usagers et tuteurs documentaires au service commun de documentation (SCD) de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Emmanuel Bettler, directeur du service innovation, conception et accompagnement pour la pédagogie (iCAP) de l’université Claude Bernard Lyon 1, et Christophe Evans, responsable du service Études et recherche de la Bibliothèque publique d’information et expert sollicité par l’Enssib pour valider la méthodologie des travaux présentés. La journée était ainsi placée sous le signe de l’échange entre différentes catégories d’acteurs, condition pour que les ressources numériques mises à disposition des étudiants répondent aux besoins de ceux-ci.
Résultats des travaux de l’Observatoire en 2012
Les deux études présentées par Delphine Merrien nous éclairent sur l’usage des ressources pédagogiques, en particulier numériques, par les étudiants de licence et leurs enseignants. Le choix du niveau licence visait à compenser un déficit d’information à l’égard de cette catégorie d’étudiants par rapport aux niveaux master et doctorat dont les pratiques documentaires nous sont mieux connues. Au premier semestre 2012, une étude quantitative réalisée au sein d’une dizaine d’universités françaises a dressé un état des lieux des pratiques et des attentes des étudiants de licence et de leurs enseignants en matière de ressources pédagogiques (920 personnes interrogées). À l’automne, 32 entretiens individuels avec des enseignants et des personnels des universités engagés dans l’accompagnement des étudiants (SCD, technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement – TICE, etc.) ont permis d’approfondir ces résultats. Retenons quelques lignes de force.
Le numérique a pris une place importante dans les usages de ressources pédagogiques des enseignants et étudiants du premier cycle universitaire : rapidité de recherche, facilité d’accès et d’archivage en sont les principaux atouts. Même si le polycopié du cours reste la ressource reine pour les étudiants interrogés – plébiscite qui dénote leur grande dépendance vis-à-vis de l’enseignant prescripteur et la commodité toujours vérifiée du format papier – 70 % d’entre eux déclarent utiliser les ressources en ligne de l’espace numérique de travail (ENT). Ces ressources sont à la fois pédagogiques (via les enseignants) et documentaires (via la bibliothèque de leur établissement). L’apparente complémentarité qui s’établit entre les formats papier et numérique ne doit pas masquer plusieurs limites de l’offre actuelle.
Pour les enseignants, l’absence de reconnaissance et de valorisation de leur investissement pédagogique est un frein à l’élaboration de propositions numériques dynamiques et librement partagées sur le web. Ce qu’ils déposent dans l’ENT à destination de leurs étudiants est très loin d’être exhaustif, par crainte du « pillage » intellectuel et d’un impact négatif sur l’assiduité en cours. Ils sont cependant conscients du rôle primordial qu’ils ont à jouer pour guider les étudiants vers les bonnes ressources en ligne et se disent intéressés par le renouvellement de la relation pédagogique que permet aujourd’hui le numérique (possibilité d’échanges personnalisés et réguliers que ne permet pas le cours ex cathedra).
Du côté des étudiants, le déficit de manuels numériques adaptés au cycle licence est patent (sauf dans certains domaines comme les études médicales) et le peu qui leur est proposé est soumis à une sévère évaluation de leur part en termes d’accessibilité. Les étudiants sont en effet habitués à un univers web performant et sans barrière où le plus petit nombre de clics possible est la règle. L’offre d’informations en ligne est perçue par eux comme un continuum, qui s’étend des réseaux sociaux aux ENT et déjoue les scénarios d’usage conçus pour eux par les TICE (les ressources des ENT sont le plus souvent accessibles directement par l’URL de la rubrique dédiée qu’ils mettent en favoris, sans passer par le portail de l’ENT). Cette exigence de continuité se heurte à des ENT où les modules pédagogiques conçus par les enseignants et les ressources documentaires mises à disposition par la bibliothèque de l’université ne communiquent pas. La place des ressources documentaires « éditées » dans ce continuum est par conséquent questionnée. Autant il est facile pour les universités de recréer un campus avec l’ensemble de ses services dans un espace numérique dédié, autant il reste difficile aujourd’hui d’introduire dans cet espace une « brique documentaire ».
Interopérabilité des données et décloisonnement des compétences
En ouverture de l’après-midi, Delphine Merrien rappelle que les deux enquêtes ont, comme il se doit, leurs limites, du fait en particulier de la surreprésentation dans l’échantillon des sciences et techniques. Il sera cependant possible d’exploiter plus avant les données brutes pour affiner les résultats en fonction des catégories de répondants. Toute collaboration en ce sens avec des chercheurs intéressés est la bienvenue.
Emmanuel Bettler émet le vœu que les plates-formes pédagogiques des universités soient uniformisées afin qu’elles puissent communiquer entre elles, et qu’un cours fait à Paris puisse ainsi être utilisé à Limoges. Ce vœu soulève aussitôt la question, relayée dans la salle par un prestataire, de l’interopérabilité des données contenues dans chaque « brique pédagogique », qui peut provenir aujourd’hui de sources très diverses. Ces données n’obéissent à aucune norme particulière et les éditeurs ont eux-mêmes des stratégies de formats différentes. Delphine Merrien confirme qu’au sein d’un même ENT il existe peu de passerelles entre les différentes briques. Quand le système de l’ENT évolue, les vieilles données sont rarement retraitées en profondeur pour des questions de coût et on se contente souvent de les « encapsuler ».
Christophe Evans insiste sur l’importance de ne pas analyser seulement les pratiques, mais également les représentations que l’on a de ses propres compétences. Dans le domaine de la documentation numérique, ces compétences peuvent être faibles malgré un haut niveau d’usage d’internet. Une étude en 2008 a montré que la connexion internet n’était pas un facteur favorisant la compétence documentaire des étudiants, contrairement à la fréquentation d’une bibliothèque au cours de l’enseignement secondaire 1. Une corrélation a également été établie entre l’utilisation de la documentation fournie par une bibliothèque universitaire et la réussite des étudiants de licence 2. À ce sujet, on peut juger que l’usage déclaré des ENT et des bases de données spécialisées reste faible, y compris chez les enseignants. Les digital natives ne sont pas ipso facto des experts et leurs parcours sur le web restent limités, guidés le plus souvent par des routines alors même qu’ils croient se balader dans une galaxie d’informations. Dans ce contexte, le sentiment de malaise ou d’illégitimité des SCD face aux enseignants et aux personnels des TICE qui ressort des entretiens est inquiétant.
Annie Imbert souligne que les étudiants arrivent en licence sans culture de la lecture « académique ». La préoccupation des SCD est d’amener ces étudiants à avoir une lecture experte dans leur discipline, d’autant plus importante à acquérir que le support numérique tend à masquer les différences entre les types de documents (un mémoire de M2, un rapport d’étude, etc.). Le travail engagé se heurte malheureusement trop souvent à des rivalités de compétences entre les personnels des SCD, des TICE et les enseignants. Il est important que les enseignants conseillent des ressources numériques pertinentes à leurs étudiants, mais jusqu’où connaissent-ils véritablement les ressources existantes et leurs usages potentiels ? Les bibliothécaires et documentalistes ont sur ce point un rôle d’accompagnement à jouer. Si l’on parle beaucoup aujourd’hui du travail du bibliothécaire en termes de médiation, cette médiation doit se recentrer sur le document et les concepts documentaires nécessaires à sa bonne utilisation. L’enseignant est utilisateur du Sudoc mais le bibliothécaire ou le documentaliste savent comment le Sudoc a été fait ! •