La chair du livre

Matérialité, imaginaire et poétique du livre fin-de-siècle

par Michel Melot

Évanghélia Stead

Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2012, 566 p., ill., 23 cm
ISBN 978-2-84050-836-6 : 28 €

Il y a beaucoup de livres dans ce livre. Tous sont réunis par l’idée axiale selon laquelle « à la fin du XIXe siècle, les conditions historiques et sociales et les paramètres techniques favorisent un tel mélange entre textes et images qu’il devient impossible de penser la profusion des images en termes d’union ou de fusion avec le texte » (p. 46). Ainsi naît une approche nouvelle de l’histoire du livre où contenu du texte, poétique ou journalistique, style littéraire, mise en page, typographie et aspect matériel du livre sont abordés de front. Tout se tient et le livre d’Évanghélia Stead, patiemment tissé, travaillé et construit de matériaux qu’on a l’habitude de voir séparés, tient debout, tout seul, comme un monument.

Le livre est un langage qui parle d’une seule voix, quels qu’en soient les composants. À la fin du XIXe siècle, quand les techniques de reproduction de l’image, l’industrialisation de l’imprimerie, la diversité des genres littéraires et de leurs lecteurs l’ont permis, « à la séparation des codes, écrit-elle encore, à la pureté, à la non-mixité, règles classiques bien connues, s’oppose une manière de faire qui encourage l’amalgame et l’hybridation » (p. 73). Une telle étude embrasse donc l’ensemble de la production d’une époque, c’est une étude globale de la « fin-de-siècle » avec ses façons, ses inventions, ses singularités, ses obsessions. Une époque vue à travers le prisme de ses publications, toutes catégories confondues.

La nouveauté est là aussi : observant que toute cette production nouvelle « naît de la presse », que les périodiques, à la fois sur le plan social, littéraire et technique jouent un rôle moteur dans l’évolution du livre, de la littérature et de l’illustration, comme cela est clair pour Mallarmé, l’étude d’Évanghélia Stead se réfère tant aux revues populaires qu’aux livres de bibliophilie et l’on voit que de l’un à l’autre il n’y a pas solution de continuité.

De même, pas de discrimination entre ce que dit le texte et ce que montre l’image ou la mise en page. La chair du livre renvoie ainsi à un imaginaire sensuel stimulé tant par le sens des mots que par les images, les mises en page, les cartonnages, pour un plaisir total du livre, objet confectionné, pensé, rêvé, et à son lecteur, qui, populaire ou savant, intègre en même temps son esprit et son corps dans le corps du livre, lors de ce qu’on appelle « la lecture ».

Une telle entreprise suppose une vaste connaissance de l’époque et de ses publications. L’érudition de l’auteur est, à cet égard, étourdissante : elle connaît les auteurs que l’histoire de la littérature a jusqu’ici méprisés, les célébrités comme les chroniqueurs à la mode oubliés mais si éloquents pour représenter leur temps. Elle a lu tout le corpus sucré et salé de l’époque, limité il est vrai par des bornes bien déterminées dans le dernier quart du XIXe siècle, et elle fait preuve de la même connaissance des illustrateurs que des écrivains, réconciliant, comme d’autres (Philippe Kaenel, Dario Gamboni) l’ont fait, l’histoire de l’art et celle des lettres. Mais c’est bien de l’imprimé qu’il s’agit, livre et presse confondus.

Du côté du lecteur, on assiste au début de cette écriture/lecture, à ces deux façons de comprendre le livre, déjà deviné par Paul Valéry, qui s’épanouit aujourd’hui dans ce lecteur multimédia qui sait lire et voir en même temps, pour qui la fameuse formule selon laquelle « le message, c’est (aussi) le médium » est devenue une évidence. Sur un plan social, au-delà des techniques et de l’esthétique, l’accès à la culture de masse explique à la fois le mode industriel de production (et ses réactions artisanales et esthétisantes) et le goût mélangé de raffinements, élaborés ou frelatés, et de vulgarités, authentiques ou affectées.

Ce livre est une suite qui, après une introduction qui donne la synthèse, est composée de chapitres distincts montrant chacun à sa façon, de façon convaincante, l’unité du propos. On rencontre successivement, mais chaque fois analysés dans un souci exigeant du contexte, des œuvres considérées comme mineures ou oubliées (les illustrations d’Henri Cresson pour La vie moderne, dont les inventions graphiques font penser aux virtuosités de Tex Avery, les textes autographiés de Camille Mauclair, etc.), les œuvres méconnues (George Auriol), démodées (Octave Uzanne) et les auteurs célèbres (Redon et ses légendes dont Mallarmé était jaloux, Marcel Schwob qui fait ici l’objet d’une petite monographie) revisités avec le regard neuf de leur insertion dans ce grand brassage. Chacun est aux prises non pas avec la technique littéraire ou graphique, mais avec le phénomène de l’édition et de la reproduction : lithographie, autographie, fac-similé, photomécanique, qui confèrent à leurs œuvres une tout autre dimension et une signification radicalement différente de ce qu’elle aurait eue cinquante ans auparavant. Entre images et textes, ce ne sont pas des échanges ou des dialogues, mais de véritables compénétrations : tantôt l’image est à lire comme un véritable poème, tantôt c’est le texte qui passe, comme le dit justement É. Stead, « de l’autre côté du vitrail et l’on se trouve dans l’image ». Parfois, c’est un thème qui fait l’objet d’une minutieuse enquête à travers les productions fin-de-siècle, comme celui particulièrement riche de Salomé et d’Hérodiade, poursuivi à travers Aubrey Beardsley, Marcus Behmer, Oscar Wilde, Mallarmé et les somptueuses illustrations de Gustav-Adolf Mossa. Certains chapitres sont des articles complets, comme celui sur « la tache » où la métaphore de l’encre et du sang est filée avec une abondance presque inquiétante d’exemples, ou celui sur « l’éventail », qui renvoie aussi bien à la forme symbolique du livre, ses rapports avec l’espace et le temps, qu’aux principes croisés de l’écriture et du spectacle.

L’idée maîtresse des travaux d’Évanghélia Stead, déjà exprimée dans de nombreux articles, est tendue par une sorte de « physique » du livre, où l’affectivité, le sensuel et le sexuel prennent tout leur sens et toute leur place. Le livre fait corps. Il est le « compagnon de nos nuits », mais l’on entend bien qu’il s’agit aussi bien de nos nuits psychiques que biologiques. Ce livre en est le commentaire et l’exemple : dense de près de 550 pages, nourri d’une profusion d’images bien choisies et bien reproduites (c’est bien le moins qu’on pouvait attendre sur ce sujet, et félicitons au passage les Presses de la Sorbonne qui font sortir enfin les presses universitaires de leur grisaille), appareillé d’une moisson de notes, d’une grosse bibliographie et d’un index détaillé, il est donc une somme parfaitement symptomatique de ce que pourrait être, au début du XIXe siècle, une histoire du livre comme reflet d’une culture.