Sales caractères

Petite histoire de la typographie

par Reine Bürki

Simon Garfield

Paris, Seuil, 2012, 352 p., 21 cm
ISBN 978-2021038651 : 25,40 €

La typographie, chose commune et bien commun…

Chose commune, en effet, que la typographie : elle s’affiche, s’impose, compose notre quotidien à tel point que bien souvent on l’oublie et qu’on ne la remarque même plus ! Et pourtant, de leur conception à leur agencement, rien n’est laissé au hasard – ou à un simple caprice esthétique – dans le choix et le graphisme des polices qui constituent notre culture visuelle. Dans Sales caractères, le journaliste britannique Simon Garfield se propose ainsi de nous emmener dans les coulisses de cet univers typographique, en nous racontant à partir de nombreux exemples la façon dont les polices qui nous sont aujourd’hui si familières, grâce à nos ordinateurs, ont été conçues, choisies, et lancées dans le monde…

Bien commun, également, que la typographie : plus qu’un jeu de caractères dont la finalité première reste la communication, le choix d’une police relève non seulement d’enjeux pratiques (lisibilité, visibilité) auxquels président des règles graphiques et optiques, mais également d’éléments symboliques (identité visuelle d’un groupe, d’une firme, d’un courant esthétique ou d’une période historique). Simon Garfield détaille ainsi comment les polices choisies par des entreprises ou pour des couvertures de livres, aussi bien que pour les transports des grandes villes, véhiculent en soi une idée, une culture, un esprit de la lettre qui dépasse de loin leur simple vocation fonctionnelle. La signalétique urbaine offre de nombreux exemples de cette alliance entre fonctionnalité et ancrage identitaire : Johnston Sans est associée au métro londonien, Albertus évoque le quartier de la City (et les livres Faber & Faber !), Parisine est la police du métro parisien – dont les enseignes Art déco, « Métropolitain », étaient à l’origine l’œuvre d’Hector Guimard… Plusieurs anecdotes témoignent également de l’impact collectif de cette représentation graphique : ainsi la malheureuse tentative de la firme Ikea – dont l’enseigne est typographiée en Futura – pour évoluer en Verdana, qui suscita de très vives contre-réactions des consommateurs (cet épisode fut d’ailleurs qualifié par la presse de « verdanagate ») ; ou l’exemple de Comic Sans, une police qui divise avec acharnement les utilisateurs, entre les « pour » et les « contre » dont le manifeste radical s’affiche sur des tee-shirts et des pancartes ban comics sans

De la lourde responsabilité du concepteur de caractères

Il semble qu’une police ne soit jamais tout à fait anonyme : elle est le résultat d’une recherche graphique, mais également d’une histoire individuelle – voire d’un rapport au monde… une lourde responsabilité pour son concepteur ! La création d’une nouvelle police semble également bien souvent s’inscrire dans une généalogie typographique : les exemples de reprises, de citations, de réinterprétations d’une police ancienne modernisée ou épurée ne manquent pas… et cette petite histoire de la typographie paraît s’écrire dans l’ombre de la grande Histoire. L’ouvrage de Simon Garfield est ainsi traversé par les figures – plus ou moins connues – des fondeurs, des concepteurs de caractères, des graphistes, des théoriciens, qui se succèdent au service de cet art depuis l’essor de l’imprimé jusqu’au numérique… Car à chaque évolution typographique, à chaque nouveau caractère ou à chaque nouvelle police, correspond un homme. Au fil des pages, on croise entre autres Baskerville (considéré par Lichtenberg comme « le meilleur concepteur de caractères de son temps »), Cobden-Sanderson (noyant dans la Tamise la belle police Doves, car « craignant de voir ces caractères utilisés dans des ouvrages bâclés »), Eric Gill (les couvertures des éditions Penguin !), Adrian Frutiger (conférant à la typographie le pouvoir « de rendre lisible la totalité de la pensée humaine simplement en ré-agençant encore et toujours les mêmes lettres »), Matthew Carter (concepteur de nombreuses polices contemporaines – Verdana, Georgia, Tahoma… – devenu, selon le New Yorker, « l’homme le plus lu dans le monde ! »). Et des femmes aussi, telles Beatrice Warde – conseillère typographique de la firme Monotype –, Margaret Calvert – designer des panneaux autoroutiers britanniques –, Sue Shaw – fondatrice et directrice de Type Archive –, ou Suzana Licko – graphiste californienne défendant l’idée selon laquelle la lisibilité d’un caractère est avant tout liée à sa familiarité : « Ce qu’on lit le mieux, c’est ce qu’on lit le plus. »

Type ou pas type ?

L’ouvrage de Simon Garfield constitue en soi un objet documentaire composite : les polices changent au fil des chapitres pour se conformer au sujet traité, les illustrations nombreuses et variées envahissent la page directement dans le texte, des renvois à des enquêtes et des sites en ligne ainsi qu’une sélection de signets complètent le propos de l’auteur. Autant d’éléments qui permettent d’imaginer que ce livre pourrait trouver une version sur mesure – voire « augmentée » – sous une forme numérique, grâce aux liens dynamiques, à l’enrichissement documentaire et iconographique que facilite ce support…

Soulignons également que l’approche de Simon Garfield se fonde plus sur le recueil d’anecdotes, que sur une réelle démarche historienne. Les chapitres sont courts et peuvent aisément être lus de façon indépendante, à l’instar de chroniques rédigées dans un style humoristique parfois déroutant (comme lorsque l’auteur prend à parti Gutenberg : « Cool, Johannes, cool ! »). Il peut en résulter un sentiment de raccourci, voire de libre pérégrination en pays typographique sans réelle problématisation de l’ensemble. Ajoutons que, même si un chapitre évoque effectivement le vocabulaire typographique, un petit glossaire aurait été le bienvenu pour mieux en apprécier les nuances et les usages au fil de l’ouvrage : entre fontes, types, lettrages, casses, polices, et autres caractères gras ou maigres, empattés, grotesques ou « sans ».

Cet ouvrage se révèle toutefois de bonne compagnie, facile à lire et accessible à tous. Il possède notamment la précieuse qualité d’inviter ses lecteurs à s’intéresser aux petits et grands caractères qui constituent notre environnement quotidien (imprimé et numérique), et peut-être d’amener les pas de celui qui voudrait approfondir le sujet vers le Musée de l’imprimerie de Lyon – par exemple –, où l’on pouvait voir à l’automne 2012 une exposition consacrée à « La lettre à l’heure des révolutions technologiques »…