« Quel avenir pour la librairie en Europe ? »
Anaïs Andreetta
Pauline Bosset
Blandine Chicaud
Julie Lemarchand
« La librairie française doit relever trois grands défis », a lancé Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française (SLF), en ouverture du colloque sur la librairie en Europe organisé lundi 26 mars 2012, à Bordeaux, par six étudiantes en licence professionnelle librairie au CFA Métiers du livre. Défi numérique, d’abord ; mais aussi sociologique, avec l’évolution des pratiques des lecteurs ; et économique, le taux de rentabilité d’une librairie étant plus que faible (0,3 % en France). Trois défis qui ne sont pas franco-français, comme l’ont confirmé les intervenants espagnol, belge, anglais et allemand présents. Tour d’horizon.
En Espagne
Seuls 35 % des ventes de livres (assujetties à un prix unique) sont réalisés en librairie, concurrencées par la grande distribution. Depuis 2008, « la crise économique mondiale freine la poursuite du développement des structures culturelles (bibliothèques, entre autres) entamé déjà tardivement, après la mort de Franco », rapporte Michèle Chevalier, directrice de la Cegal 1. Les subventions pour l’équipement en livres des bibliothèques ont par exemple été plus que divisées par deux, passant de vingt mille à moins d’une dizaine de milliers d’euros par an. Les collectivités réglant les factures trois, voire six mois après la livraison, et les banques accordant plus difficilement des crédits aux libraires en difficulté, ces derniers renoncent à répondre à certains appels d’offres. « Désintérêt pour la culture, fidélisation plus difficile des publics mais aussi problèmes de personnel » sont d’autres conséquences de la crise.
À quoi il faut ajouter l’organisation administrative et territoriale du pays, qui compte quatre langues officielles. Deux particularités qui posent notamment problème au plan de l’éducation : les manuels scolaires, avec les livres pour enfants et la littérature, constituent la majorité des 80 000 titres édités chaque année en Espagne. Et l’adaptation des contenus aux réalités linguistiques, historiques, voire politiques des autonomies donne lieu à « une production éditoriale démesurée aux yeux des professionnels et du public ».
En Belgique
Pas de prix unique du livre au pays de Tintin, qui ne compte pas moins de 4 500 points de vente. Le Conseil du livre, organisme interprofessionnel, recommande « d’œuvrer en faveur d’une harmonisation des prix du livre entre la Belgique et la France ». Les livres importés représentent 70 % des ventes, dont plus de la moitié sont des titres distribués par Interforum et Hachette, qui continuent à majorer le prix de vente aux libraires malgré l’abolition, en 1987, de la tabelle 2 et le passage à l’euro. Le Syndicat des libraires francophones de Belgique (SLFB) a saisi la Commission européenne en 2006. En attendant d’obtenir gain de cause, les libraires sont contraints de majorer les prix publics de vente pour s’assurer une marge minimum. D’autant plus que les remises aux collectivités ne sont pas encadrées : « Les bibliothèques exigent 10 % de remise minimum, et plus elles achètent, plus la remise voulue est conséquente », explique Bernard Saintes, libraire à Louvain et membre du SLFB. Résultat : des prix publics de plus en plus élevés en centre-ville, pour un bénéfice net d’1 à 1,5 %. Ce qui freine l’investissement, d’autant plus que les banques rechignent à accorder des crédits hors projets d’achats de murs, si le projet n’est pas déjà soutenu financièrement par une structure comme l’Association pour la défense de la librairie de création.
La tabelle handicape encore plus les libraires face à la concurrence d’internet, qui fait fi des frontières géographiques. « Arriver à répondre plus rapidement aux commandes que les groupes de vente sur internet » est donc le défi à relever, selon Bernard Saintes.
En Angleterre
« La question du prix unique est revenue dans l’actualité grâce à l’“Agency Model” (prix d’agence, ou unique) proposé pour le livre numérique afin de contrer la domination d’Amazon », souligne Godfrey Rogers, spécialiste du système du livre anglais. En Grande-Bretagne, le Net Book Agreement (NBA), accord entre éditeurs et libraires qui avait instauré le prix unique du livre en 1900, a été jugé contraire à la loi sur la concurrence en 1997. La dénonciation du NBA, qui garantissait des prix de gros aux libraires, fut « moins catastrophique qu’attendu », nombre d’indépendants ayant déjà fermé à cause de la concurrence des chaînes de librairies. Elle a aussi permis une baisse du prix public du livre saluée par les lecteurs, et même dynamisé l’économie du livre : le nombre de titres publiés et le volume global des ventes ont augmenté. « Mais la diversité de la production éditoriale a souffert, faisant perdre au livre sa valeur culturelle aux yeux de certains », précise Godfrey Rogers, pour qui l’Agency Model, défendu à nouveau par les éditeurs, « laisse à penser que le prix unique peut toujours contribuer à garantir un minimum de diversité dans la distribution du livre, fût-il numérique ».
En Allemagne
En Allemagne, les ventes en librairie sont en baisse, mais restent supérieures à 50 % du total ; celles en ligne augmentent de 1 à 2 % par an (17 % des ventes en 2010). Les achats directs des grandes bibliothèques et entreprises auprès des éditeurs représentent environ 20 % des ventes de livres, encadrées par une loi instaurant un prix unique.
Le livre numérique gagne des parts de marché, et la vente des livres imprimés est en légère baisse. Conséquences : une diminution des surfaces consacrées au livre dans la grande distribution (3 % des ventes totales de livres), voire des fermetures de points de vente des groupes franchisés.
Caisse de solidarité et système de facturation unique aidant, les libraires allemands semblent donc moins pâtir de la crise. Néanmoins, selon Ronald Schild, directeur marketing de la MVB (Marketing und Verlagsservice des Buchandels, l’équivalent d’Électre), les libraires « doivent impérativement faire évoluer leurs modèles économiques s’ils veulent survivre ».
Les métadonnées, « libraires du futur » ?
Lorsque Google a commencé à numériser les livres disponibles en bibliothèque en 2004, les acteurs de la chaîne allemande du livre ont lancé une contre-offensive en créant « Libreka ! », une plateforme numérique qui héberge les magasins virtuels des petites librairies pratiquant la vente en ligne de livres imprimés, mais surtout qui recense les catalogues d’e-books des éditeurs. Des services proches de ceux proposés par Amazon, dont la place sur le marché du livre est, du coup, moins importante qu’ailleurs en Europe.
La MVB défend aussi le principe d’un prix unique pour le livre numérique, et le remplacement du système de DRM (Digital Rights Management) par le « watermarking » (tatouage numérique), « plus efficace contre le piratage et posant moins de problèmes au consommateur ».
Pour Ronald Schild, il faut aussi « séparer les processus de production des livres imprimés et des e-books pour une meilleure adaptation du marché aux évolutions des pratiques de lecture », et prendre la mesure de l’importance des métadonnées, sortes de marqueurs qui, introduits dans des fichiers, améliorent l’efficacité de la recherche d’informations (sur le web ou un progiciel) par rapport à une recherche en texte intégral. Pour certains, les métadonnées sont les « libraires du futur » : d’après une étude menée en Angleterre, une base de données bien faite augmenterait les ventes de 70 %.
Loin d’être réjouissante, la situation économique de la librairie en Europe nécessite une mobilisation des professionnels afin d’assurer l’avenir de la filière. Mobilisation qui doit être structurée au sein de chaque pays, voire au plan plus large de l’Europe, selon les intervenants présents à Bordeaux le 26 mars. Mais s’il existe une fédération des libraires européens, « pour le moment, la Commission européenne se positionne davantage en faveur des acteurs tels qu’Amazon, plutôt que dans une optique de bataille », déplore Guillaume Husson. •