La bibliothèque dans le nuage numérique
Yves Desrichard
« Nous habitons une culture, non une technique. » Ces fortes paroles, rappelées par Milad Doueihi, convenaient bien à l’ouverture de cette table ronde sur « la bibliothèque dans le nuage numérique », tenue le 19 mars dans le cadre du Salon du livre. Même si on regretta que Jacques Attali, un instant pressenti, ne soit pas là pour nous dire ce qu’il pensait des projets actuels, lui si lié au projet de la TGB, le débat, de bonne facture, permit, non certes de circonscrire exhaustivement le sujet (le nuage est une figure qui ne se prête guère à l’exercice), mais au moins de l’aborder sous plusieurs et différentes facettes.
Renchérissant sur Jacques Attali, Milad Doueihi, le désormais bien connu auteur de Pour un humanisme numérique 1, rappela que, si « l’informatique est une technique, le numérique est une culture », qu’il convient donc d’habiter, en étant dans les flux qu’elle génère, et qui sont puissants, paradoxaux, irrésistibles : « Le nuage annonce le changement. »
Nous sommes dans un monde où l’accès transparent, sans obstacle, devient essentiel, où les modèles d’interface doivent se faire oublier, pour privilégier la continuité, même si, comme le rappela à sa suite Bruno Racine, président de la Bibliothèque nationale de France, il existe encore « de la rugosité », le cadre juridique notamment, mais aussi le fait que tout n’existe pas – pas encore – sous forme numérique, ce qui oblige encore à des usages hybrides, payant/gratuit, numérique mais sur place/à distance. Et de s’appuyer sur l’expérience de la BnF pour souligner que, si l’utilisation des espaces physiques est en stagnation, il reste néanmoins en saturation, tandis que les usages de Gallica 2, la bibliothèque numérique de la BnF, sont en croissance, drainant des publics nouveaux ; tandis que, pour pallier la barrière juridique, l’offre de « Gallica intramuros » est plus importante qu’à distance, mais paradoxale – car obligeant à un déplacement physique pour une consultation qui reste virtuelle. Et de souligner aussi que les bibliothèques physiques rencontrent leur public, qui permettent le travail en silence (dans un monde où le mot même semble avoir disparu), le travail en groupe, des évènements culturels – la BnF étant à cet égard plus qu’exemplaire. Il reste que la « sociabilité » numérique est de plus en plus en tension avec la sociabilité physique, comme en témoigne le compagnonnage autistique avec les possesseurs de téléphones portables dernier modèle – le dernier modèle permettant de parler tout seul non pas dans son téléphone mais à son téléphone.
Rebondissant sur la question juridique, Alban Cerisier, des éditions Gallimard, posa l’épineuse question : « À qui appartient le nuage ? » Il le fit avec plus que des précautions, à l’image de la célèbre maison à laquelle il « appartient », rappelant que le développement du livre numérique en France est plus que balbutiant, que la loi sur les livres indisponibles pourra générer des effets pervers, qu’il faut réguler l’accès à l’offre en ligne, etc., bref, qu’il convient d’être prudent – très prudent, d’autant plus que la conservation à long terme de ces documents (le « stock » pour un éditeur) est bien loin d’être assurée. Et cela d’autant plus qu’on peut constater une obsolescence programmée des formats, destinée à renforcer la captation du lecteur, et qui demanderait des décisions politiques (courageuses, étant donné le poids des lobbies) pour imposer des formats libres et standards. De toute façon, la conservation numérique à long terme, comme l’expérimente la BnF avec son programme SPAR, est un processus d’actualisation continue des données, et, en tant que tel, « coûteux ».
Qui plus est, faut-il tout numériser, même si la distinction demeurera forcément entre le numérique natif et ce qu’on pourrait oser qualifier de numérique acquis ? Milad Doueihi ne le pense pas, qui dénonce « une idéologie imaginaire de la bibliothèque universelle », entre Borges (bien sûr) et Google. C’est que le « numérique a une difficulté à penser l’oubli », qui est pourtant salutaire, nécessaire.
Pourtant, il faut établir des critères, faire des choix, pour numériser, pour « conserver » sous forme numérique, une forme toujours sujette à caution, le papier restant « la source de toute chose », comme l’indiqua Michel Fingerhut, qu’on a connu plus circonspect sur ce « vieux » support. Et les participants de s’interroger sur le fait de savoir s’il existait des usages spécifiques au numérique (ce qui nous sembla, humblement, évident), que les offres sont fragmentées, que les bibliothèques doivent choisir entre accès à court terme et archivage à long terme, que de nouveaux rôles se définissaient pour les auteurs, pour les intermédiaires, pour les lecteurs, etc., etc. Avant que de tomber d’accord sur le fait que le rôle de la bibliothèque en tant que « prescripteur privilégié » est révolu, et que, si elle veut continuer à jouer un rôle de prescripteur sur les réseaux sociaux par exemple, il faut le faire de manière interactive, et non plus sous le schème de l’argument d’autorité, qui n’a plus court dans un univers qu’elle ne maîtrise pas.
Et de voir, un peu curieusement, dans cette figure, « le retour du populisme qui fragilise les intermédiaires », propos qui nous menèrent soudain loin des bibliothèques, même si la conclusion, plus convenue, évoqua les rapprochements institutionnels à mener entre les archives et les bibliothèques, désormais indifférenciées sur le web. Certes. •