Les bibliothèques au défi de la communication
57e Congrès de l'ABF
Christelle Petit
Yves Desrichard
On connaît le principe de l’injonction paradoxale : « Soyez spontanés ! » ; le 57e Congrès de l’Association des bibliothécaires de France 1, qui s’est tenu dans la bonne ville de Lille du 23 au 25 juin 2011, en a privilégié une autre : « Communiquez ! » – plus précisément : « Les bibliothèques au défi de la communication », comme s’il était possible de ne pas communiquer, alors que, comme le précisèrent rapidement Violaine Appel et Hélène Boulanger, de l’université de Nancy 2, tout est communication (bâtiment, attitudes, règlement, etc.) et que, donc, ne pas communiquer… c’est communiquer… mais mal. Preuve que le sujet intéressa, et que l’ABF, on s’en réjouit, connaît un regain d’intérêt et d’adhésions, la fréquentation du congrès battit (c’est de la communication) de nouveaux records, puisqu’on n’y dénombra pas moins de 600 participants.
La bibliothèque visqueuse
La conférence inaugurale du congrès est traditionnellement l’occasion de proposer à un esprit d’élite, non issu du monde des bibliothèques, d’ouvrir la perspective avant, parfois, que de se replier sur des préoccupations un peu trop professionnelles. Olivier Badot 2, docteur en anthropologie à la Sorbonne (Paris 5), ne faillit pas à la règle, en nous proposant un exposé des plus brillants sur les consommations du futur, exposé qui fut autant admiré que détesté – ce qui est bon signe. Le commerce du futur sera « dématérialisé, fragmenté et liquide », là où « le doute et l’humilité » sont les seules « boussoles » du marketing de l’avenir. C’est que ce mode de consommation s’inscrit dans des tendances que les bibliothèques feraient bien de méditer, car elles les concernent directement : la crise du pouvoir d’achat ; la volonté de faire soi-même ; le déclin du modèle suburbain ; une reconquête de la proximité ; la montée en puissance des « outils de la mobilité ». Si l’on y regarde de près, tout cela est plutôt bel et bon pour nos établissements, dans cette « société du transit et de l’emport » comme la qualifia (emprunt à l’incontournable Paul Virilio 3) Olivier Badot. Et quand il ajouta que « la consommation est faite en grosse partie par les femmes », on était d’autant plus acquis à sa cause que, dénonçant une « carence en caressage », il invita chacun (et chacune) au caressage du « moi-moi » (moi tout seul) et du « moi-nous » (moi et ma communauté) – dans le sens du poil, on le suppose. S’annonce lors l’ère de la « bibliothèque visqueuse », ce dernier terme n’étant pas, dans le contexte, à considérer péjorativement, mais tout au contraire comme l’illustration d’une parfaite capacité à coller à des flux de consommateurs. Bref, si l’on en excepte quelques aperçus futuristes un peu inquiétants, où l’enjeu est la stimulation du désir des gens narcissiques et névrosés (mais les bibliothèques n’en sont-elles pas, aussi, remplies ?), la présentation suggestivement illustrée d’Olivier Badot ne pouvait qu’ouvrir l’appétit, réveiller les optimistes, inciter aux innovations – à toutes les innovations.
À cet exposé provocateur, Violaine Appel et Hélène Boulanger, déjà citées, firent contrepoint par une présentation plus sage, plus concentrée, mais finalement très complémentaire. Auteurs du chapitre inaugural du volume consacré par les Presses de l’Enssib à la communication des bibliothèques 4, elles rappelèrent quelques évidences qui, comme on dit, méritent de l’être : la communication n’est pas une solution à un problème politique ; elle doit être au contraire la traduction d’un projet politique en résonance avec un territoire. La communication doit être cohérente, sous peine de brouillage, mais aussi modulée en fonction des cibles. Pour ce qui concerne les bibliothèques, elle doit mettre l’accent sur les services. Et (très important, souvent oublié), la communication externe doit s’appuyer sur la communication interne : les agents doivent être impliqués, au courant, si on veut que les usagers, à leur tour, se sentent concernés, au courant. Dès lors, l’appel final qu’elles lancèrent à la professionnalisation de la communication dans nos établissements trouva un écho favorable, car il s’appuie sur des principes clairs, qu’il reste, il est vrai, à traduire projet par projet. Cette professionnalisation, on s’en doute, se heurte souvent à un manque de moyens, tant humains que financiers. Mais il n’est pas interdit de penser, comme elles le suggérèrent, qu’elle s’appuie aussi sur une méfiance de certains bibliothécaires tant à l’égard de l’idée même de communication – selon saint François de Sales, « ce qui fait du bien ne fait pas de bruit, ce qui fait du bruit ne fait pas de bien » – que, pour ceux qui sont acquis à la cause communicationnelle, sur le caractère professionnalisant de la discipline – retournement ironique des doutes sur notre propre légitimité ?
Pourquoi et comment communiquer ?
Muni de ces deux viatiques introductifs, les bibliothécaires n’avaient plus qu’à picorer dans une série de retours d’expérience qui déclinaient le thème de la communication en autant de typologies adaptées : « communiquer avec son public en temps de crise », « communiquer avec les décideurs », « accessibilité et communication », « promouvoir les bibliothèques et la lecture », « supports de communication », et l’inévitable « communication via internet ». Richesse des débats, simultanéité des ateliers et des sessions, ne permettent pas autre chose que des coups de sonde fortement injustes et qui, comme souvent, volent vers le succès, comme cette présentation, par Daniel Le Goff, de la campagne de communication initiée par la Bibliothèque francophone multimédia de Limoges 5. Deux lignes de force pour cette action : « La bibliothèque participe de l’idéal républicain » et, plus pantouflard mais tout aussi décisif, « La bibliothèque, c’est comme chez vous ». Daniel Le Goff exposa avec modestie les conditions d’élaboration de cette campagne très réussie, en soulignant combien (en ce domaine comme dans beaucoup d’autres) l’implication sans faille d’autres services municipaux est indispensable, vitale. Avant que de s’interroger : pourquoi communiquer dans un environnement non concurrentiel ?
Par exemple : pour faire évoluer l’image traditionnelle de la bibliothèque, mettre en avant de nouveaux services, aller au-devant des publics, comme l’exposèrent Christian Benoît et Céline Ancel, de l’agglomération de Plaine Commune en Seine-Saint-Denis 6, qui dispose d’un budget communication conséquent de près de 150 000 euros et de deux personnes à temps plein, il est vrai pour un territoire « hors normes » : 350 000 habitants, 130 nationalités, 23 médiathèques, etc. Le plan de communication, très ambitieux, s’est articulé autour de trois « cibles » : les usagers, les non-usagers, les publics spécifiques, en développant de nombreux outils, traditionnels – ou moins : des journaux, un guide pour les enseignants, des films courts sur la vision des médiathèques par les usagers, une plateforme numérique, etc., et un important volet d’action culturelle. L’objectif est de 25 % d’inscrits actifs, ce qui représenterait 75 à 80 % de foyers « touchés ». Mais, comme indiqué plus haut, le plan de communication doit s’inscrire dans un effort plus global, notamment en matière de construction ou de réaménagement de bâtiments dont beaucoup sont, pour l’instant, inadaptés.
Le même prétexte peut s’appliquer à la communication mise en place par la bibliothèque de Metz, pour laquelle la reconquête du territoire passe par la nécessité absolue de relations publiques. Le but ? Faire du « buzz », comme l’on dit. À cet exercice, la création de Miss Média 7, porte-parole numérique de la bibliothèque, a assez bien réussi, avec l’aide du blogueur André Faber, et une collaboration soutenue avec la presse. Que Miss Média ne donne pas forcément une image très moderne de la bibliothèque et de ses personnels importe moins que le fait que, avec cette création et avec d’autres, la bibliothèque a réussi à créer un « barouf » (nom du très réussi journal « institutionnel », 75 000 exemplaires tout de même) et donc à faire évoluer son image, ce qui est bel et bon – à condition (voir plus haut) qu’il y ait, aussi, un projet politique.
Même s’il ne relevait pas des bibliothèques, le projet de communication de l’opéra de Lille 8, présenté par Matthieu Rietzler, pouvait offrir aux bibliothécaires, par sa cohérence et son pragmatisme, l’occasion de beaucoup de réflexions et de quelques leçons. Un budget modeste comparé à d’autres institutions de ce genre (trois fois moindre que celui de l’opéra de Lyon, par exemple) invite à une communication ciblée, où il s’agit pour chaque spectacle de trouver le public approprié. Matthieu Rietzler distingue trois types de public : le public captif, qu’il faut malgré tout faire adhérer au projet artistique de l’institution ; le public potentiel, chez lequel il faut provoquer le déclic qui le fera venir, par les canaux de communication appropriés ; et le public réticent, pour lequel il y a un seul message : désacraliser le lieu. La démarche est volontariste, l’évaluation de son efficacité bien difficile – autant de problématiques qui ne sont pas propres aux opéras.
La communication par le biais des (so called) réseaux sociaux fut, bien évidemment, l’un des enjeux ultimes du congrès, qui permit de s’interroger sur les différences entre la médiation numérique et la communication. Et, à vrai dire, c’est plutôt de la première qu’il fut question, avec des antiennes utiles mais déjà bien connues : il faut rendre le service là où sont les gens, la bibliothèque n’est plus un centre, qu’il faut « remplacer » par les réseaux sociaux pour « propulser » les contenus. La bibliothèque doit devenir le « hub » de la communauté (sans qu’on sache de quelle « communauté » il s’agit exactement, entre le monde des « moi-moi » et celui des « moi-nous »), et il n’est pas interdit de se faire remplacer par son « avatar » pour répondre à des publics narcissiques et névrosés en étant soi-même… en étant soi-même.
Un défilé de bibliothécaires
Qui dit communication dit « coups ». Le congrès ne manqua pas à cette « règle », qui s’offrit, à l’américaine (et avec les excès du « à l’américaine »), un défilé de bibliothécaires, parfois du meilleur goût : la bibliothécaire poussiéreuse, bien sûr, la révolutionnaire avec fourche, la hippie (plus répandue et moins nostalgique qu’on ne le pense), le chaperon rouge, le geek, la gothique, etc., et même Chantal Goya. L’ensemble prouva : 1/ que les bibliothécaires étaient surtout des femmes, ce que l’on savait déjà ; 2/ qu’elles, et peu souvent ils, savent parfois se moquer d’eux-mêmes, ce qui n’était pas si sûr ; 3/ que, aussi incroyable que cela paraisse, Chantal Goya nous manque.