Journées Abes 2011

Yves Desrichard

Seules les mauvaises langues pourront prétendre que le succès jamais démenti des journées Abes  1 – presque 500 participants cette année, « plus que le congrès de l’ABF », nota malicieusement, en introduction, son directeur, Raymond Bérard – est largement dû au cocktail offert aux participants au mitan des conférences. Les journées Abes sont, en effet et avant tout, l’occasion de mesurer les progrès accomplis en matière d’information scientifique et technique (IST) en France, par le biais d’un compte rendu d’activité d’une institution dont Michel Marian, directeur de la mission de l’information scientifique et du réseau documentaire, rappela qu’elle est désormais un des acteurs majeurs d’une politique nationale en matière d’IST. S’il fallait retenir quatre axes forts (et quelques miscellanées) de ces journées 2011, les 17 et 18 mai, ce pourrait être, dans un apparent désordre : les licences nationales, la diffusion des thèses, l’évolution des normes de catalogage, le web sémantique.

Les licences nationales

Les licences nationales tout d’abord. Espérées depuis plusieurs années, annoncées depuis une ou deux, elles semblent désormais en bonne voie, qui permettront de négocier nationalement les coûts d’accès aux ressources électroniques des principaux éditeurs du marché – au premier rang d’entre eux Elsevier, avec lequel, nous indiqua Raymond Bérard, les tractations sont souvent longues et douloureuses. Fruit d’un partenariat exemplaire entre l’Abes, le consortium Couperin, un cabinet de négociateurs privés, et quelques autres intervenants, cette négociation constitue une avancée majeure, aussi bien politique que pratique, mais aussi symbolique, d’un pragmatisme affirmé qui vient, enfin, placer la France dans le sillage d’autres pays ayant développé des modèles économiques comparables, comme l’Allemagne.

Le portail des thèses

La mise en place d’un « portail des thèses » fut (longuement) présentée par divers intervenants. Theses.fr, c’est tout à la fois l’URL et le nom du site, est un « moteur de recherche pour toutes les thèses françaises », qui agrége différents outils, existants ou en devenir, développés essentiellement par l’Abes. Tout d’abord Star (Signalement des thèses électroniques, archivage et recherche), outil de production de métadonnées sur les thèses de doctorat soutenues, et qui fonctionne en lien avec l’archivage pérenne des thèses concernées auprès du Cines (Centre informatique national de l’enseignement supérieur)  2. Star inclut, au 1er mai 2011, 4 700 thèses, ce qui semblera modeste au regard des volumes de données bibliographiques du Système universitaire de documentation (Sudoc), l’outil phare de l’Abes (près de 10 millions de notices bibliographiques localisées), mais ce qui témoigne en réalité d’une montée en puissance désormais acquise, face aux réticences premières des universités et de leurs écoles doctorales à la mise en place d’une chaîne exclusivement électronique de signalement et de dépôt des thèses.

Step, « Signalement des thèses en préparation », complémentaire de Star (à moins que ce ne soit l’inverse) viendra prendre rapidement, en en amplifiant la complétude, la suite du Fichier central des thèses, géré auparavant par l’université de Paris Ouest Nanterre La Défense, et désormais par l’Abes, et cela sans rupture de service. Les liens entre Step, Star et le Sudoc (où les notices descriptives des thèses seront aussi et bien entendu présentes) permettront d’éviter les saisies redondantes, et l’usage d’outils d’autorités tant pour les personnes (thésards, directeurs de thèses) que pour les organismes (universités de soutenance) renforcera la cohérence d’un outil dont, sur une question de l’assistance, il fut rappelé qu’il pouvait s’inclure dans les processus d’évaluation des chercheurs, des enseignants, des organismes. On regretta que Thesa, qui recense les thèses soutenues dans les grandes écoles, bien qu’interrogeable par le biais de Theses.fr, continue à faire « bande à part », tout en pensant que les convergences inéluctables aujourd’hui à l’œuvre provoqueront, un jour l’autre, la fusion raisonnée de cette base avec Theses.fr.

RDA

Pour ce qui est des normes de catalogage, nous en étions restés l’année dernière à l’annonce de la mise à disposition de RDA (Resource Description and Access), proposition « anglo-saxonne » d’un nouveau corpus de normes destinées à remplacer les (comme leur nom l’indique) normes anglo-américaines AACR, un ensemble souvent présenté comme une « machine de guerre » américaine vouée à remplacer tous les corpus nationaux, au premier rang desquels le si particulier corpus français.

Un comité technique et un comité stratégique avaient été mis en place, qui fonctionnèrent l’un et l’autre dans le courant de 2010 et de 2011. L’enjeu est d’importance, comme nous le rappela, avec son humour habituel (certains ne viennent que pour lui), Philippe Le Pape, de l’Abes : il faut prendre en compte, dans la description des ressources, tout à la fois la nécessité de projeter au mieux les métadonnées disponibles sur le web, par le biais de « formalismes extrêmement ouverts », et celui d’inclure dans les normes de l’avenir les FRBR, « nouvel » outil de modélisation des données bibliographiques  3, qui permet de traiter plus finement les informations collectées, pour pister facilement, par exemple (et ce n’est qu’un exemple) les liens entre le roman Autant en emporte le vent, sa « suite », les films inspirés des livres, voire et très éventuellement les comédies musicales, etc.

De toute façon, assena Philippe Le Pape, « nos règles de catalogage sont caduques » – sans que cette péremptoire affirmation déclenche dans la salle la moindre manifestation, ce qui ne manqua pas de laisser perplexe. On crut lors comprendre que, si le comité technique penchait pour une solution, le comité stratégique en était d’une autre, aboutissant (on peut le regretter) à une solution d’attente, pardon, au choix de préparer l’avenir, en mettant (enfin) à jour les normes de catalogage françaises pour les rendre conformes à l’ISBD intégré, et en demandant la prise en compte d’un « profil européen » pour RDA. La première préconisation sembla, elle aussi, désormais caduque. La seconde, pour le moins illusoire à espérer. Le basculement annoncé vers RDA des plus grandes bibliothèques américaines, sans doute acté à l’heure où paraîtront ces lignes, devrait entraîner chez nous, au mieux des choix pragmatiques comme ceux mis en œuvre pour les licences nationales, au pire des crispations identitaires.

Le web sémantique

Pourtant, au-delà des arguties techniques, il s’agit de choix fondamentaux si l’on veut s’engager dans la voie du « web sémantique », qui servit de fil rouge à nombre d’interventions, sans que, à vrai dire, on comprenne toujours bien de quoi il retourne. C’est à Tim Berners-Lee, l’un des inventeurs du web, qu’on doit cette nouvelle avancée dans l’exploitation des ressources en ligne, et elle ne peut donc être traitée (uniquement) comme un phénomène de mode  4. À ceux (comme l’auteur de ces lignes) qui croyaient que le web sémantique réactivait le vieux mythe de l’intelligence artificielle en proposant des outils de recherche « intelligents » dans le texte intégral des milliards de ressources disponibles sur le web, Makx Dekkers, dans sa conférence introductive, indiqua qu’il s’agissait plutôt, par le biais des « linked data », de lier des métadonnées plus que les documents eux-mêmes, « to help machines make sense of data ».

Dans ce souci, le formalisme RDF (Resource Description Framework), là encore lumineusement expliqué par Philippe Le Pape, permet aux machines de faire le lien entre deux ressources (par exemple un auteur et une œuvre) en comprenant de quel type de lien il s’agit, par le biais d’un formalisme spécifique. La proposition pourra laisser sceptique les irréductibles (ceux qui pensent qu’un ordinateur qui joue aux échecs ne sait pas qu’il joue aux échecs), mais elle est plus que séduisante et, surtout, elle réaffirme le rôle fondamental des créateurs de métadonnées fiables, cohérentes, sophistiquées – en bon français, des catalogueurs. À cette aune, la mission de l’Abes est de « devenir le hub français des métadonnées », rappela Raymond Bérard, puisque (même si la part décisive prise dans les licences nationales tendrait à prouver le contraire), le rôle de l’Abes, c’est les métadonnées.

C’est, sans doute, ce qui fit le succès séduisant de ces journées, cette capacité à faire le lien entre les « vieux » métiers et les avancées les plus expérimentales de la recherche informatique, venant rappeler que certains progrès ne se construisent par sur la destruction, mais bien sur l’adaptation et la confortation des acquis passés. En la matière, tous les bibliothécaires sont (un peu) des Tim Berners-Lee, et Tim Berners-Lee est (un peu) un bibliothécaire. •