De nouveaux modèles de bibliothèque ?
Journée d'étude de l'ADBGV
Thierry Ermakoff
La journée d’étude annuelle de l’ADBGV (Association des directeurs de bibliothèques municipales et intercommunales des grandes villes de France) était consacrée, ce 31 mars 2009 à Strasbourg, aux « nouveaux modèles de bibliothèque ». De bonnes fées s’étaient penchées sur le berceau : trois incontestables inspecteurs généraux, dont une inspectrice, un représentant direct du directeur du livre et de la lecture, le président de l’ADBU soi-même, venu en voisin, mais venu, et des cousins, des amis qui avaient fait le voyage : de Bordeaux, de Rennes, de Lyon, de Grenoble, et même de Pau. Le programme avait séduit.
Changements attendus
André Hincker, directeur des bibliothèques de Strasbourg, a d’abord retracé la genèse de l’intercommunalité en matière de lecture publique à Strasbourg. C’est un bel édifice que cette intercommunalité alsacienne, une sorte de Kouglof : on ne sait pas trop comment c’est fabriqué, mais c’est bon, c’est ambitieux (et ça produit des bibliothèques).
Jean-Luc Gautier-Gentès, ensuite, nous cueillit à froid avec son « Avis de grand frais : essai de météorologie bibliothéconomique ». Nous nous étions préparés, couverts, équipés de cirés et de bottes de pluie. Homme avisé, Jean-Luc Gautier-Gentès a fait souffler une brise plutôt légère puisque, dès le début, il a tenu à préciser que la fréquentation des bibliothèques allait augmenter (mais à cause de – ou grâce à – la crise). Reprenant, tout en les nuançant, les chiffres de l’enquête du Crédoc – s’appuyer sur (ou réfuter) cette enquête devient une sorte de sport national, nous attendons donc avec impatience la sortie des Pratiques culturelles des Français –, Jean-Luc Gautier-Gentès a incité les bibliothécaires à « faire feu de tout bois » : s’appuyer sur les expériences étrangères, proposer une action culturelle déterminée et constante (du miel sur notre cœur), remettre la démocratisation culturelle au premier plan, écouter et servir les publics, dans une juste représentation de l’offre et de la demande, accroître la qualité de la formation : il y a de quoi faire. Après cela, nous aurions pu plier bagage et retrouver nos trains respectifs, munis de ce programme pour viatique.
Mais place fut ensuite donnée à la sociologie, en majesté et en la personne de Philippe Bernoux, intervenant dans le civil pour des entreprises privées, et parlant d’autorité de la loi de la coquille Saint-Jacques, de Durkheim, et des psychologues ; qu’il ne tient pas en haute estime. « Sociologie et accompagnement du changement », telle était son intervention. Loin du déterminisme technocratique (c’est nous qui traduisons), toute modification de l’organisation ne sera un succès que si les acteurs se l’approprient, la jugent compatible avec leurs logiques, la considèrent comme légitime, et s’il est laissé du temps au temps. Ah, la belle ouvrage. Nous avons senti passer le vent de l’autogestion, le fantôme de Michel Rocard (celui du PSU). Mais non, ouf, les agents ne sont acteurs du changement que dans leurs domaines. Bref, cette intervention a donné l’impression d’ouvrir des portes largement ouvertes, toutefois nuancée par des réponses aux questions posées plus pertinentes que l’exposé introductif.
L’après-midi était consacré à une table ronde avec quelques élus sur ce qu’ils attendent de leurs bibliothèques : quelles missions, scientifiques, managériales, techniques, sociales, quelle place dans le tissu urbain parfois bien décousu, quel avenir ? Telles étaient les (bonnes) questions posées par Jean-Paul Oddos (BM de Pau) à Karine Gloanec-Maurin, présidente de la FNCC (Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture), Souad El Maysour, vice-présidente de la communauté urbaine de Strasbourg (CUS) en charge de la culture, et Alain David, vice-président d’Amiens métropole. Que dire ? Il nous semble que nous attendons des élus des orientations, des choix stratégiques. Souad El Maysour a évoqué des axes forts du livre et de la lecture pour Strasbourg, l’Europe, l’image, les bibliothèques idéales, l’oralité, et a défini la bibliothèque comme un équipement culturel de proximité, éducatif et social, tous ces mots, dans cet ordre, ont leur importance. Les deux autres intervenants, fraîchement élus, comme on dit, étaient plutôt en attente, comme intimidés par cette belle salle toute pleine de directeurs et directrices de bibliothèques. C’était un peu comme un bal d’élèves de l’Enssib : on se regarde, on brûle d’envie de faire connaissance, il ne manque que l’orchestre, ou un doigt de porto, mais finalement, la réserve, la timidité, le manque d’expérience rendent la rencontre par trop difficile. Ce sera pour la prochaine fois, on ne va pas se quitter comme ça.
Une étrange vision de la bibliothèque
Y aura-t-il une prochaine fois avec Eppo van Nispen Tot Sevenaer, directeur de la DOK (bibliothèque de Delft) ? Il y a parfois, dans la vie, des occasions qu’il faut savoir rater, l’ibouc, Libra, par exemple. De quoi s’agit-il, quel est son propos ? La bibliothèque est un lieu confiné, les prêts chutent (sans que les directeurs ne soient sanctionnés), les bibliothécaires sont toutes des dames à chignon qui ont dépassé trois fois l’âge de la retraite, on n’a pas le droit d’y manger, d’y boire, de communiquer avec son téléphone portable et, en plus, il y a des livres. Bref, l’enfer sur terre. Et la lecture ne représente que 3 % de la communication entre les êtres humains. Passé ce constat, que nous pouvons (en partie) partager, Eppo van Nispen Tot Sevenaer a tenté de mobiliser les troupes en utilisant toutes les techniques de la persuasion. Être directeur, ou directrice d’une bibliothèque, c’est être directeur du « plus grand équipement culturel du monde ». « La vie est surtout une affaire de plaisir : or, la plupart des bibliothécaires ont du mal avec le plaisir » (pas nous, à dire vrai). « Il n’y a rien de plus beau qu’une belle histoire. » « Il faut s’emparer du futur ou le futur s’emparera de nous. » « La plus belle collection des bibliothèques, c’est le public. » Il faut être connecté, interactif, 2.0, voire 3.0. Wikipédia, grâce à qui nous savons qui est Jacques Sirat (obscur globe-trotter), mais grâce à qui nous ne saurons pas qui est Pierre Vandevoorde, Wikipédia « c’est notre cerveau ». La bibliothèque doit être gratuite et illimitée. Elle doit accueillir les jeux vidéos (« c’est essentiel »), les bâtiments doivent être multiflexibles, le personnel ressembler à George Clooney (pour accueillir les ménagères de 30 à 50 ans).
Eppo van Nispen Tot Sevenaer a déployé tous ses talents de saltimbanque, séducteur, pétillant, sympathique et provocateur. Pour autant, quelle étrange vision d’une bibliothèque où, au total, les goûts supposés du public semblent s’imposer comme modèle, où la vision fantasmée d’un futur entre hédonisme et technicisme semble être l’alpha et l’oméga d’une politique de culture, éducative et sociale, pour reprendre les propos de Souad El Maysour. Nous en sommes bien perplexe, on l’aura compris, à moins que tout cela ne soit du quatrième degré.
Le droit d’auteur : frein ou chance ?
Notre conclusion reviendra à Yves Alix (BBF), auquel nous reconnaissons de réelles qualités de clarté, d’intelligence et d’esprit. Il a d’abord rappelé quelques points historiques nécessaires : les traités OMPI (Organisation mondiale de la propriété intellectuelle) de 1996, la directive européenne du 22 mai 2001, la loi -Dadvsi (droit d’auteur et droits voisins dans la société de l’information) du 1er août 2006. Celle-ci, qui a accouché dans les douleurs que l’on sait, est peut-être déjà caduque, partiellement inapplicable en raison de la censure du Conseil constitutionnel, une révision de la directive européenne de 2001 étant par ailleurs envisagée, suite, notamment, au Livre vert du 16 juillet 2008. Nous savons tous, pour en avoir suivi les débats, grâce à l’IABD (Interassociation Archives-Bibliothèques-Documentation), que de nouveaux enjeux se jouent avec l’arrivée d’acteurs (Google et son principe de l’opt-out), Gallica, modèle mixte, et les modèles alternatifs, basés sur les licences Creative Commons et l’OAI (Open Archives Initiative).
Aujourd’hui, les bibliothèques sont confrontées à des choix financiers, scientifiques et démocratiques : les droits de propriété intellectuelle limitent la numérisation, et donc la mise à disposition au public, les échanges entre bibliothèques, et le développement de nouveaux services. Dans le même temps, la loi Création et internet, dite Hadopi (Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet), censée être adoptée en avril, a subi, comme sa grande sœur Dadvsi, les vicissitudes du débat parlementaire : c’est dire si les « combats » entre les partisans du droit d’auteur strict, qui est souvent le cache-misère des fournisseurs d’accès et autres agrégateurs, comme on dit, et ceux de l’éducation, de la démocratisation, pour faire vite, très vite, font toujours rage.
Y aura-t-il encore une place pour les bibliothèques dans ce dispositif mouvant ?
Oui, nous dit Yves Alix, si nous savons faire prévaloir l’intérêt pour les titulaires de droit de négocier dans un cadre légal, et non dans la jungle internet libre, si nous savons montrer que nous sommes les garants de la conservation des œuvres, et donc des droits qui y sont attachés, et enfin, prouver aux élus (territoriaux, universitaires) la pertinence et la reconnaissance de la bibliothèque.