Du monologue au débat professionnel
Mon blog, mon boulot, mon nombril
À travers l’expérience de son propre blog, Daniel Bourrion livre ses réflexions sur ce qu’est un blog et sur le rôle qu’il peut jouer dans les réflexions qui traversent la profession. Il s’interroge ainsi sur la légitimité – ou l’auto-légitimité ? – de l’auteur, sur les liens entre la biblioblogosphère et le monde réel des bibliothèques ainsi que sur la possibilité, pour un blog, d’être un espace de débat et sur la manière dont celui-ci peut s’articuler avec des lieux plus institutionnels de débat.
Drawing on his own experience as a blogger, Daniel Bourrion reflects on what it means to blog and the role blogs might play in developing thinking within and about the profession. He looks at the author’s (self-defined?) legitimacy, the links between the biblioblogosphere and actual libraries, the potential for turning blogs into forums for debate, and the way such blogs might complement more institutionalised librarianship platforms.
Daniel Bourrion liefert anhand der Erfahrung seines eigenen Blogs seine Überlegungen darüber, was ein Blog ist und über die Rolle, die er bei Überlegungen, die den Fachwelt beschäftigen, spielen kann. Er stellt sich so Fragen über die Legitimität –oder Auto-Legitimität?– des Autors, über die Verbindungen zwischen der Biblioblogosphäre und der reellen Bibliothekswelt sowie über die Möglichkeit für einen Blog, ein Diskussionsforum zu sein und über die Art und Weise, wie dieses sich mit den stärker institutionellen öffentlichen Diskussionsforen zusammentun kann.
A través de la experiencia de su propio blog, Daniel Bourrion entrega sus reflexiones sobre lo que es un blog y sobre el papel que éste puede jugar en las reflexiones qui atraviezan la profesión. Este se interroga sobre la legitimidad –¿o la autolegitimidad?– del autor, sobre los lazos entre la biblioblogósfera y el mundo real de las bibliotecas así como sobre la posibilidad, para un blog de ser un espacio de debate y sobre la manera cóomo éste puede articularse con lugares más institucionales de debate.
Le milieu des bibliothèques a vu émerger récemment une biblioblogosphère 1 dont Nicolas Morin et Marlène Delhaye ont déjà dressé le portrait 2, et dont l’auteur de ces lignes participe à sa manière au travers du blog « De tout sur rien », en abrégé DTSR 3.
Les lignes qui suivent reviennent sur ledit blog, et sur la place qu’il peut tenir, éventuellement, comme l’un des lieux de débats de la profession. Elles trouvent leur source dans un débat organisé par Médiat Rhône-Alpes et le service commun de la documentation de l’université de Savoie le jeudi 26 mars 2009. Le propos est ici tout à la fois de rendre compte de l’intérieur de l’expérience « bloguique » ; de s’interroger sur ce qu’est un blog ; de se pencher sur le rôle qu’il peut jouer dans les réflexions qui traversent la profession ; et de réfléchir sur la manière dont un blog peut s’articuler in fine avec les lieux plus institutionnels de débats.
C’est l’histoire d’un blog
Le blog « De tout sur rien » est un blog jeune, ouvert sur la plateforme Wordpress le 19 mars 2007, alors que son auteur était encore en cours de formation 4 à l’Enssib, École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques. À dire vrai, des premiers pas comme blogueur avaient déjà été esquissés au cours de cette formation 5 à partir de l’expérience commune du blog DCB15 6, coécrit par plusieurs membres de la promotion en question ; et à partir de « La Coquette de Lyon 7 », blog diffusant les textes produits au sein de l’atelier d’écriture éponyme.
Après une ouverture purement formelle le 19 mars 2007, ce que l’on peut considérer comme le premier billet sérieux de DTSR est daté du 19 avril suivant et traite de Posh/Portaneo 8, un outil open source permettant le déploiement d’une solution Netvibes-like à peu de frais, dans n’importe quelle bibliothèque. Lancé sans idée très claire sur ce que seraient sa thématique et sa périodicité, DTSR prend rapidement un rythme de croisière le conduisant à afficher, à son deuxième anniversaire, le 22 mars 2009 pour être plus précis, un total de 384 billets de longueurs et de thématiques diverses, principalement axés toutefois sur les bibliothèques et les problématiques numériques au sein de ces bibliothèques.
Utilisant totalement la possibilité, que tout blog propose, de commenter tout billet publié, les lecteurs de DTSR prennent rapidement la parole : le premier commentaire est ainsi daté du 26 mars 2007 et le premier commentaire à visée de débat, accompagnant donc le premier billet « sérieux », date du 19 avril 2007. Le parti pris de l’auteur de DTSR étant de favoriser au maximum les possibles échanges avec les lecteurs et de toujours répondre, autant que faire se peut, les commentaires deviennent rapidement monnaie courante et atteignent, toujours au deuxième anniversaire du blog, le nombre de 1 768 commentaires validés 9, soit une moyenne de 4,6 commentaires par billet.
Parallèlement à l’augmentation du nombre des billets et commentaires de ces billets, l’on observe une augmentation du nombre de visiteurs sur le blog (cf. illustration), et les compteurs backoffice de la plateforme de blog indiquent ainsi que 102 193 pages ont été vues au 22 mars 2009 sur DTSR.
Il convient de s’arrêter quelques secondes sur ces chiffres : du fait du mode d’hébergement utilisé 10, il n’est pas possible d’obtenir d’autres statistiques que celles, relativement rudimentaires, proposées par Wordpress. En particulier, des outils d’analyse fine des visites et des visiteurs manquent cruellement à l’appel. Il n’est ainsi pas possible de distinguer, dans ces chiffres, ce qui relève d’une visite de hasard et les visites régulières d’habitués des lieux. On gardera donc à l’esprit que le chiffre avancé à l’instant doit certainement être minimisé. Toutefois, la progression du nombre de pages vues, que montre clairement le graphique, ne laisse pas de doute sur le fait que DTSR a gagné, peu à peu, une visibilité relative dans le monde de la biblioblogosphère. C’est aux effets de cette visibilité que l’on veut s’intéresser à présent.
C’est l’histoire des effets d’un blog
Le blog DTSR est d’abord, pour son auteur, un carnet public de notes de travail. Partant de l’idée qu’il est inutile et dispendieux que chaque professionnel des bibliothèques réinvente chaque matin l’eau tiède dans ses propres laboratoires, le parti pris de DTSR est de diffuser le plus largement possible les essais et expériences que son auteur mène dans le cadre de ses fonctions, cette diffusion devant aboutir autant que possible à ce que les éventuelles réussites puissent être connues et adaptées par ailleurs ; et que les échecs et erreurs, rendus visibles, ne soient pas reproduits à l’identique dans d’autres établissements.
Dans le même temps, DTSR est aussi un lieu où sont diffusés réflexions, prises de positions professionnelles, coups de colère, bref, un lieu où l’auteur se rend visible en tant qu’individu.
La particularité du blog, déjà évoquée ci-dessus, de permettre au lecteur de commenter chaque billet, entraîne alors un certain nombre de conséquences dont la plus évidente est que tout billet permet que s’instaure une discussion ; et que toute affirmation quelque peu hasardeuse de l’auteur peut donner lieu à critiques et remises en cause 11 : la sanction est toujours immédiate sur un blog et, en soi, cette particularité mérite d’être soulignée. De fait, le blog est sans doute l’un des dispositifs techniques actuels le plus à même de permettre les échanges directs entre professionnels, ce qu’il convient de garder à l’esprit dans cet article s’interrogeant, au fond, sur les lieux de débats de la profession.
D’autres effets, moins visibles sauf pour l’auteur du blog, se mettent également en place, et méritent que l’on y prête quelque attention. On l’a vu par les chiffres de fréquentation, DTSR et son auteur ont rapidement gagné une visibilité certaine, qui a abouti rapidement à un certain nombre (croissant par ailleurs) de demandes d’interventions dans diverses journées d’études et de réflexions professionnelles, sur des thématiques d’abord strictement techniques (cela reste la « spécialité » de l’auteur), puis plus générales, comme en témoigne la journée à l’origine de ces lignes. De fait, ce qui se passe là relève d’un phénomène que l’on peut résumer ainsi : parti d’un discours relevant du monologue et du « work in progress », l’auteur de DTSR a vu se mettre en place une légitimité d’abord « virtuelle », cantonnée à l’espace relativement restreint de la -biblioblogosphère ; puis un commencement de légitimité « in RL 12 », selon le terme utilisé dans le monde -d’internet.
Le blog comme forme, d’une part, cette (auto-) construction d’une légitimité, d’autre part, et la problématique des effets possibles du blog dans le monde réel, enfin, soulèvent nombre de questions qu’il convient à présent de poser, à défaut d’y répondre.
C’est des questions qu’on se pose en dedans
Du blog comme forme et lieu d’échanges
Le premier ensemble de ces questions concerne la forme du blog, et la manière dont il peut être considéré comme lieu de débat. Le blog comme outil de publication et les habitudes de lecture généralement constatées sur internet font que les billets postés sur un blog sont souvent relativement courts. C’est le cas, quoi qu’il en soit, sur DTSR, qui ressort donc d’un ensemble de fragments laissés à la curiosité des lecteurs, et de fragments dont certains ont été rédigés très (trop) rapidement 13 et parfois, sans le temps de la maturation qui peut être celui, par exemple, d’un article destiné à paraître dans le BBF.
Le blog, ici, est un outil fonctionnant sur la base de l’immédiateté et de la fragmentation et cette fragmentation dans l’instantané peut sembler ne pas être la manière idéale (en tous les cas, traditionnelle) de mener une réflexion suivie et construite selon les règles de l’art. La question ici exprimée, mais non résolue, est : « Un ensemble de fragments fait-il une réflexion ? » D’autre part, la pratique du commentaire, même si elle donne lieu à des échanges régulièrement longs et nourris, peut s’apparenter parfois non pas à une logique d’échange ou de débats, mais bien à une superposition de monologues, laquelle superposition peut être aggravée par trois éléments :
- la nécessaire asynchronie des échanges (un blog n’est pas un chat) ;
- l’effet d’absence physique de l’interlocuteur, qui tend à faire se radicaliser les propos de chacun ;
- le fait que peu de « tenanciers » de blogs et, en tous les cas, pas celui de DTSR, prennent le temps de synthétiser les échanges qui se sont faits autour de leurs billets, voire de proposer une seconde version desdits billets tels qu’ils peuvent avoir été modifiés, dans leur fond, par le fait des commentaires. Ici, la question est alors très simple et s’exprime ainsi : « Une superposition de monologues peut-elle relever du débat ? »
De l’auto-légitimité
Le second ensemble de questions est pour sa part lié à la question de la légitimité d’une parole, et de la manière dont cette légitimité a pu se construire.
L’auteur de DTSR a installé de fait son discours non pas au sein d’une association professionnelle ou d’une revue professionnelle ou d’un syndicat, mais bien sur l’espace libre d’internet. Ce discours, partant, n’a reçu aucune validation a priori et ne peut donc tirer une éventuelle légitimité que de ce qu’il porte, dans sa forme et dans son fond. Cette légitimité, auto-construite, ne laisse pas d’interroger celui qui en « bénéficie » et, par ricochet, les espaces traditionnels de débats professionnels. De fait, si n’importe quel conservateur débutant, à peine sorti de l’Enssib, peut prendre la parole et se voir écouté, en quelques mois, qu’est-ce à dire ? Que l’Enssib produit décidément d’excellents jeunes premiers, ce dont nous ne doutons évidemment pas ? Que les structures traditionnelles de validation et de légitimation n’ont plus cours ? Que le blog et internet bousculent les schémas de validation et offrent des tribunes à qui veut parler, la question finale étant ici (et on se la pose chaque jour) : « Celui qui parle a-t-il des choses à dire ? »
Du blog et de la Real Life
Enfin, but not least, la problématique des liens entre la blogosphère et le monde « réel » des bibliothèques doit être évoquée.
L’éventuelle clôture de la biblioblogosphère sur elle-même est en effet régulièrement soulevée, en particulier lors d’échanges qui peuvent se faire à l’occasion de diverses interventions « in RL ». Tout blogueur participant de la biblioblogosphère s’est sans doute vu signifier, un jour ou l’autre, que cette biblioblogosphère était constituée d’un petit groupe de geeks 14 blogueurs peu au fait des réalités infiniment complexes des vraies bibliothèques. Si ce « reproche » courant témoigne d’une méconnaissance des composantes actuelles de la biblioblogosphère, qui voit de plus en plus de blogs non geeks se développer, il doit toutefois être considéré avec attention dans ce qu’il pose comme questions de fond :
- La biblioblogosphère est-elle une île détachée du continent des bibliothèques, où de doux rêveurs vivent dans un monde clos qu’ils considèrent comme le seul vrai continent des bibliothèques ?
- Plus avant : les débats, discussions, propositions qui se déploient sur cette biblioblogosphère ont-ils une quelconque incidence sur le fonctionnement et l’évolution réels des bibliothèques physiques ?
- Enfin et surtout, quelle est la place de la biblioblogosphère par rapport aux lieux traditionnels de débats professionnels ?
Les réponses à ces questions ne pourront pas être apportées ici : chacune d’elles demanderait un développement propre et argumenté qui suffirait à en faire autant d’articles, et ces quelques lignes n’avaient pour but que de rendre compte d’une expérience, le blog, et de questions, toujours « in progress ». L’on avancera toutefois quelques hypothèses, non étayées, ci-dessous : ces hypothèses, en fait, relèvent plus d’impressions personnelles, et sont à lire, discuter, critiquer, comme telles.
De quelques hypothèses conclusives non étayées
De par sa forme accumulative, de par sa temporalité inscrite dans une immédiateté non filtrée, de par la capacité technique que tout blog a de s’ouvrir aux commentaires et de se voir relier à d’autres blogs par le biais des blogrolls et autres rétroliens, un blog comme DTSR participe d’une réflexion globalisée et immédiate, mais structurée minima.
Cette globalisation immédiate trouve par ailleurs une expression plus instantanée encore dans l’outil d’échange qu’est Twitter : comme il existe une biblioblogosphère, il se constitue actuellement une bibliotwittosphère au sein de laquelle nombre des acteurs de la biblioblogosphère échangent en temps réel.
L’appréhension de ces deux espaces, la biblioblogosphère et la bibliotwittosphère, gagne selon l’auteur de DTSR à l’application d’une métaphore qui ferait d’eux des réseaux « neuronaux » sans cesse agités. Comme l’on trouve au sein du cerveau de chacun un bruit permanent d’idées, de remarques, de sentiments, de réflexions plus ou moins structurés, clairs, intéressants, la bibliotwittosphère puis la biblioblogosphère (en allant du moins structuré au plus structuré) sont des espaces de créativité et d’échanges permanents, non filtrés, que l’on pourrait qualifier aussi de brainstorming permanent.
Au sein de ce « bruit », deux grands types d’idées, de réflexions vivent leur vie :
- les moins intéressantes, pertinentes, structurées, adéquates, qui finiront par disparaître dans le brouhaha ;
- les autres, qui présentent, à tel moment, tel intérêt : elles pourront alors s’extraire du « bruit » et trouver à se diffuser après décantation.
Cette diffusion, qui est aussi commencement de changement du monde, se fait encore (mais plus seulement) par les canaux institutionnels que sont les associations professionnelles, les salons, les exposés, les articles dans les revues papier ou en ligne. Ces canaux, à cet égard, sont encore des supports de sédimentation de ces idées, concepts, prises de position et participent de leur validation symbolique. De ce point de vue, la biblioblogosphère et, en tous les cas, DTSR, sont un élément parmi d’autres du débat professionnel et tendent à l’alimenter largement. L’on peut imaginer toutefois, avec la migration numérique en cours, que ces lieux « virtuels » et « marginaux » de débats professionnels prennent rapidement une place centrale dans les réflexions que la profession porte sur elle-même et ses pratiques. Là, comme toujours, c’est le temps qui aura raison.
Quoi qu’il en soit, on remarquera que cet article a suivi exactement ce chemin : nées de divers twitts décantés sur DTSR, les quelques idées ici esquissées ont été « verbalisées » lors d’un débat « in RL » avant de donner lieu à un article dans la revue la plus institutionnelle des bibliothèques. En l’espèce, le modèle ici proposé s’applique à la perfection.
Mars 2009