Quid novi ? Sébastien Gryphe, à l’occasion du 450e anniversaire de sa mort : actes du colloque, 23 au 25 novembre 2006, Lyon-Villeurbanne, Bibliothèque municipale de Lyon, Enssib
Préface de Patrice Béghain
Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2008, 535 p., ill., 24 cm
ISBN 978-2-9102-2768-5 : 40 €
En voyage dans la péninsule pour y collecter les matériaux nécessaires à la poursuite des travaux bibliographiques sur l’imprimerie lyonnaise entamés par son père, Julien Baudrier fait part de son désappointement à l’un de ses correspondants : « Les bouquinistes italiens sont très mal montés. Ce sont toujours ces sacrés classiques de Gryphe que l’on retrouve. » Avant lui, note Yves Jocteur Montrozier, un bibliothécaire lyonnais, Jean-Baptiste Monfalcon, estimait que les ouvrages publiés à l’enseigne du griffon n’avaient « qu’un prix très vulgaire ». Pour corriger l’opinion peu flatteuse que les bibliophiles du XIXe siècle se faisaient de Sébastien Gryphe, imprimeur et humaniste, voici un monument de science et d’enthousiasme, érigé à l’occasion du 450e anniversaire de la mort de celui que Lucien Febvre et Henri-Jean Martin désignaient comme le « prince » des libraires lyonnais.
Issu d’un colloque (vraiment) international, réunissant des contributeurs anglais, canadiens, italiens et français, sans oublier une intervenante israélienne – mais l’Allemagne, terre natale de Sebastian Greiff, était absente – l’imposant volume dirigé par Raphaële Mouren force l’admiration et le respect. On y trouvera dix-sept communications, pas moins, sans compter l’introduction de Patrice Béghain et la conclusion très éclairante de Richard Cooper, toutes de première main, assorties de copieuses notes dans la bonne tradition savante, d’annexes, d’un indispensable index et d’illustrations très nombreuses, qui forment en soi une précieuse documentation.
Un tableau de la vie intellectuelle lyonnaise
Quid novi ? Quoi de neuf, donc, au sujet de Sébastien Gryphe ? La nouveauté réside peut-être d’abord dans l’étendue des recherches menées, à titre principal ou dans le cadre d’investigations historiques plus larges, sur l’imprimeur lui-même, sa production, mais surtout au sujet du réseau intellectuel et culturel très dense qui se dessine en arrière-plan, formant un tableau parfois coloré de la vie des idées, des échanges de savoirs, ainsi que des pratiques commerciales et des stratégies économiques.
Le lecteur est frappé, en outre, par la variété des approches et des angles d’attaque. Ainsi, Ian Maclean prend le parti d’étudier l’officine de Gryphe dans le contexte riche et parfois fortement concurrentiel de la librairie lyonnaise dans son âge d’or, pour parvenir à la conclusion plutôt optimiste de relations harmonieuses entre « notre marchand imprimeur » et ses homologues. Son activité, en tout cas, fut intense et des savants de la trempe de Conrad Gesner entreprirent très tôt le recensement d’une production foisonnante, de manière « globalement fidèle » si l’on en croit Martine Furno.
À une approche d’ensemble, Raphaëlle Bats, Coralie Miachon, Marie-Laure Montlahuc et Roseline Schmauch-Bleny ont préféré la méthode des coupes que l’on pourrait qualifier de stratigraphiques, concentrant leur attention sur deux « années particulières », 1538 et 1550, abordées sous deux angles, l’un matériel (l’utilisation de l’italique), l’autre intellectuel (les éditions principes). Ces critères se retrouvent, à un degré éminent, dans la très belle étude que Lyse Schwarzfuchs consacre à Gryphe « éditeur en hébreu », auquel on doit une quarantaine d’ouvrages faisant usage, dans des proportions variables, de la lingua sacra, parmi lesquels le premier texte biblique (il s’agit des Psaumes) entièrement en typographie hébraïque publié en France.
Un imprimeur « digne de l’amitié des doctes »
Lui-même érudit, auteur de préfaces analysées par Richard Cooper, possédant pour le moins des rudiments d’hébreu, Gryphe ne fut pas seulement l’éditeur du « livre des livres », puisqu’il fit aussi paraître les travaux sortis de la plume des humanistes contemporains. Ugo Rozzo se penche en particulier sur les « hérétiques » italiens, tandis que Stefano Dall’Aglio examine quelle place occupe, dans le catalogue de l’imprimeur lyonnais, un penseur aussi « iconoclaste » que Savonarole, dont les positions allaient pour le moins à l’encontre de l’humanisme.
D’autant que le « prince » de ce mouvement, Erasme lui-même, apparaît comme l’un des « auteurs-vedettes » de l’officine, s’il est vrai, comme le souligne William Kemp, que « les Erasmiana représentent au moins 10 % de l’ensemble du catalogue de Gryphe ». Ce dernier réserva aussi un bon accueil à Étienne Dolet, lequel, en 1534, considérait en retour l’imprimeur comme « plein de civilité et de bienveillance, tout à fait digne de l’amitié des doctes », même si les relations entre les deux hommes, dont Jean-François Vallée retrace l’évolution, se dégradèrent jusqu’à la rupture quatre ou six ans plus tard.
Aux noms d’Erasme et de Dolet, il convient, avec Mireille Huchon-Rieu, de joindre celui de Rabelais, qui fit paraître chez Gryphe toutes ses œuvres, en qualité d’auteur ou d’éditeur, « en dehors des ouvrages de fiction et des almanachs », essentiellement dans les domaines du droit, de la philosophie ou, surtout, de la médecine. Du cercle des relations de Gryphe, les poètes n’ont pas disparu ; à propos de l’épigramme, genre en vogue, et de poèmes religieux, Arnaud Laimé souligne quelle contribution l’éditeur apporta « au développement de la poétique latine en France », John Nassichuk ouvrant pour sa part le dossier des Épigrammes d’Antoine de Gouvéia, jeune lettré tout pétri d’élégante latinité venu du Portugal.
Le renom de Gryphe franchit les Alpes
D’une péninsule ou de l’autre, de l’Alentejo et de la Toscane, les humanistes dirigent leurs pas vers la capitale des Gaules ; ainsi ce Piero Vettori, un docte professeur, dont Raphaële Mouren brosse le portrait, qui édite Cicéron, Caton et Varron à Lyon plutôt que dans sa patrie, tandis qu’un autre philologue transalpin, Emilio Ferretti, se consacre à la publication, sous la marque du griffon, des historiens latins Tite-Live et Tacite que l’on redécouvre dans la ferveur du retour à l’Antiquité, comme ne manquent pas de le rappeler William Kemp et Hélène Caze. Le renom de l’éditeur lyonnais avait, bien sûr, franchi les Alpes et ce dernier destinait du reste une part notable de sa production à l’Italie ; une collection comme celle d’Antonio Magnani, à Bologne, qu’étudie Sophie Renaudin, le montre avec éloquence. Enfin, en s’appuyant sur un autre fonds italien, celui de la bibliothèque de la faculté de droit de Sienne, Silvio Pucci met l’accent sur l’importance du rôle joué par Gryphe, durant trois décennies, dans la diffusion du corpus juridique.
En 1879, la ville de Lyon baptisa du nom de Sébastien Gryphe l’une de ses rues et, un demi-siècle plus tard, un cercle de bibliophiles se plaça sous le patronage de l’illustre typographe. Avec le colloque de 2006 et les actes qui en conservent la mémoire, la cité rhodanienne, par les efforts conjugués de sa bibliothèque et de l’Enssib, vient de rendre un nouvel hommage au « plus grand des imprimeurs lyonnais de la Renaissance ».