Le devenir numérique de l’édition : du livre objet au livre droit

par Thierry Ermakoff

Bruno Patino

Paris, La Documentation française, 2008, 89 p., 21 cm
ISBN 978-2-1100-7349-5 : 11 €
http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/084000381/0000.pdf

Attention travaux !

Il semblerait que ça remue toujours un peu du côté du numérique ; ou, plus exactement, que ça réfléchisse. Peut-être faudrait-il passer à l’action ?

Le rapport dit Patino (Rapport sur le livre numérique, 30 juin 2008), et l’ultime cahier du Syndicat de la librairie française consacré à la question « Accueillir le numérique ? Une mutation pour la librairie et le commerce du livre », en s’alimentant l’un l’autre, tentent d’ouvrir des perspectives, de faire le point de la réflexion.

Le rapport commandé par la ministre de la Culture et de la Communication à Bruno Patino devait explorer les mutations induites sur l’économie du livre par la révolution digitale, et devait éclairer les pouvoirs publics sur l’évolution juridique du secteur.

Comment dire ? Fort heureusement, il y a les annexes : outre le rappel du droit d’auteur, figurent un état des lieux des formats de lecture et DRM, ainsi qu’une annexe consacrée aux métadonnées ; nous doutons fort que madame Albanel, tout occupée à placer la Direction du livre (délégation ? sous-direction ? bureau ? tiroir ?) quelque part sur le Monopoly de la toute nouvelle Direction des médias, se soit ruée sur la norme Onix. C’est dommage, parce que c’est souvent à partir de cas, de concepts concrets, que tout peut s’éclairer.

Pour le reste, pas grand-chose de très neuf : l’auteur nous renvoie à des négociations contractuelles entre éditeurs et libraires, éditeurs et auteurs, mélodie déjà maintes fois composée et recomposée ; à un lobbying auprès de Bruxelles. Bref, la loi semble bien en arrière, sauf quand il s’agit de la loi Dadvsi (dont l’avenir prévisible est déjà écrit dans le Livre vert de la Commission européenne).

Des voies nouvelles ?

Le rapport propose ainsi des voies nouvelles, qu’on pourrait presque qualifier de « décoiffantes », s’il nous restait de quoi nous faire décoiffer, précisément.

1. réfléchir à l’interopérabilité des contenus numériques ;

2. encourager l’interprofession à accélérer l’interopérabilité des grandes bases de données existantes et réfléchir, à terme, à la mise en place d’une base unique (on notera l’emploi de l’expression « à terme », belle contradiction avec le sujet traité. En effet, on peut s’interroger sur le fait que les citoyens français ne disposent, comme base gratuite de références, indiquant disponibilité, prix, etc. qu’Amazon, fnac.com et autres sites du même métal) ;

3. poursuivre la politique de soutien au livre numérique menée par le Centre national du livre ;

4. défendre le droit d’auteur ;

5. engager une réflexion économique afin de définir les régulations du marché ;

6. promouvoir la voie contractuelle pour la fixation des prix par les éditeurs ;

7. lobbying de la propriété intellectuelle auprès des instances communautaires ;

8. profiter de la présidence française pour demander l’application d’un taux réduit de TVA sur les contenus culturels numériques ; on se doute que la présidence française est toute mobilisée par d’autres sujets. En tout état de cause, ce fut un lobbying bien discret.

Ce ton un peu persifleur, désabusé, distant, ne doit pas pour autant masquer quelques définitions pertinentes, posées en introduction, en particulier celles destinées à anticiper ce que doit remplir un support numérique : mobilité, interopérabilité, disponibilité, connexion, interactivité, budget-temps. On apprendra ce qu’est un « tipping point ». Après un premier chapitre un peu emphatique, « les forces motrices de l’univers numérique », c’est évidemment le chapitre consacré au livre dans l’univers numérique qui pèche le plus : comme si la commission, bridée, entravée par des intérêts multiples, hésitait à s’aventurer. Et de modèle économique, pas l’ombre. On lira (ou relira) avec intérêt la thèse de Benoît Epron (L’édition universitaire française face au numérique) qui, bien que soutenue en 2005, reste somme toute tout à fait d’actualité. Elle est consultable dans son bureau, sur rendez-vous (Enssib, 17-21 boulevard du 11 novembre, 69100 Villeurbanne), voire en ligne.

Orienté libraires

La commission Alire-SLF, qui a rédigé le rapport Accueillir le numérique, interroge des questions communes, mais davantage orientées, comme on dit, vers les libraires ; on retiendra que cette commission a beaucoup alimenté les travaux de la commission Patino, en particulier sur la définition possible, qui a le mérite de la clarté, du livre numérique au regard de la loi Lang sur le prix unique du livre ; un argumentaire détaillé sur la TVA à taux réduit, sur les référencements. Regrettons que les spécialistes français de la numérisation des collections, des normes, des droits, des archives ouvertes, des moissonnages en tout genre aient été si peu cités, une fois de plus : nous voulons parler, bien sûr, des bibliothèques, de la BnF en premier lieu, ou de la bibliothèque municipale de Lyon, par exemple, qui s’est engagée dans un programme ambitieux en partenariat avec Google. Aujourd’hui, écrire qu’« une direction générale pour transiter vers le numérique est donnée par quelques précurseurs (Publie.net, Titelive, Numilog, Gallica 2, Lulu, Amazon, etc.) », c’est quand même mélanger chou et navets, sans l’odeur de la potée, et donc sans la saucisse. La chaîne du livre ne peut se réduire au dialogue auteur-éditeur-libraire, moins que jamais : la bibliothèque comme éditeur n’est pas une chimère.

Le point fort de ce rapport, c’est sans doute l’apport de François Bon, qui explique comment et pourquoi le basculement dans l’univers numérique est un laboratoire pour les auteurs, comme le sont les notes d’atelier pour les artistes. Ce n’est d’ailleurs pas totalement anecdotique que Publie.net (http://www.publie.net), qu’il anime, s’appuie essentiellement sur les bibliothèques de lecture publique et universitaires. « Proposer des textes contemporains sur internet, c’est contraindre le paysage à leur faire place, contre sa tendance propre à faire peser encore plus le consensuel. »

La position de Michel Valensi, des Éditions de l’éclat (http://www.lyber-eclat.net), avec son célèbre « Petit traité plié en dix sur le lyber », publié il y a quelques années, augmenté de « Faut-il une grande cuillère pour signer avec Google ? » et pimenté de « Marchands de bits », apporte, depuis longtemps, avec esprit et intelligence, des arguments irréfragables.

Oui, il est grand temps que la production de livres, imprimés ou non, soit visible chez les libraires : ceci implique, encore une fois, un référencement national, des portails à n’en plus pouvoir, et le soutien financier, mais aussi scientifique des ministères de la Culture et de l’Enseignement supérieur. Ce que suggère, à mi-voix, le rapport Patino. Et que nous appelons de nos vœux, les meilleurs pour cette année à venir.